La lettre juridique n°604 du 12 mars 2015 : Avocats/Périmètre du droit

[Jurisprudence] Cession de clientèle d'avocat et obligation de non-concurrence

Réf. : CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 21 janvier 2015, n° 736/213809 (N° Lexbase : A6366M9N) ; CA Rennes, 27 janvier 2015, n° 13/09002 (N° Lexbase : A4244NAG)

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par Bastien Brignon, Maître de conférences HDR à l'Université d'Aix-Marseille, Membre du Centre de droit économique (EA 4224) et du Centre de droit du sport d'Aix-Marseille

le 17 Mars 2015

Longtemps interdites car considérées comme hors du commerce en vertu de l'article 1128 du Code civil (N° Lexbase : L1692H4G), les cessions de clientèle civile sont aujourd'hui parfaitement valables, à condition toutefois de préserver le libre choix du client ou du patient, et ce, depuis un très important revirement de jurisprudence opéré par un arrêt du 7 novembre 2000 (1), maintes fois confirmé (2), avec parfois même une référence expresse au fonds d'exercice libéral (3), voire l'esquisse d'une définition dudit fonds qui comprendrait ainsi la clientèle civile, les matériels et locaux professionnels (4). Et elles le sont pleinement puisque la jurisprudence valide aujourd'hui aussi bien les présentations de clientèle civile, que les cessions de clientèles civiles ou les cessions de fonds d'exercice libéral. S'agissant des cessions de clientèle civile, le terme développé par la pratique est plutôt celui de convention de successeur à titre onéreux dite de présentation à la clientèle (ou à la "patientèle" dans le secteur de la santé).

Concernant les cessions de clientèles civiles, le contentieux se noue aujourd'hui plutôt autour des clauses de garantie ou des clauses de non-concurrence dont les cédants deviennent naturellement débiteurs. Les cédants sont en effet tenus, et c'est logique, de ne pas reprendre la clientèle qu'ils vendent. Le problème vient de ce que ces clauses sont par nature discutables car, compte tenu de la volatilité du client ou du patient, et surtout de son libre choix, il est difficile d'obliger une personne à changer d'avocat ou de médecin, sauf départ à la retraite du professionnel libéral.

Deux arrêts particulièrement intéressants, rendus l'un par la cour d'appel de Paris (CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 21 janvier 2015, n° 736/213809), l'autre par la cour d'appel de Rennes (CA Rennes, 27 janvier 2015, n° 13/09002), permettent de faire le point sur les obligations de non-concurrence pesant sur des avocats cédants, dont les comportements étaient contestés par les cessionnaires.

Dans le premier arrêt, il n'y avait pas de clause de non-concurrence à la charge des avocats sortants, mais ceux-ci étaient assignés en responsabilité sur le fondement d'une action en concurrence déloyale, la déloyauté n'étant au final pas reconnue (I). Dans le second, une clause de non-concurrence était, en revanche, bel et bien stipulée et l'avocat cédant avait eu un comportement tellement grave que la clause avait joué pleinement, les juges rennais reconnaissant sa responsabilité contractuelle (II).

I - L'action en concurrence déloyale

Plus précisément, dans l'arrêt du 21 janvier 2015, un cabinet d'avocats reprochait des actes de concurrence déloyale à l'un de ses anciens associés et à l'une de ses anciennes collaboratrices ayant quitté ledit cabinet pour en intégrer un autre, qui se trouvait être le concurrent direct, en particulier parce qu'un projet de rapprochement entre les deux structures avait échoué.

La cour d'appel de Paris rejette les accusations de concurrence déloyale. Pour l'essentiel, elle énonce, qu'il résulte de nombreux courriels adressés aux associés que tant l'avocat associé que l'avocate collaboratrice n'adhéraient pas ou plus au mode de fonctionnement de la structure et qu'ils se plaignaient de ne pas être traités correctement, d'autant que des questions déontologiques s'étaient élevées relatives à la mise en place de règles de corporate governance, les propositions de l'avocat associé n'étant pas examinées aux réunions d'associés. Pour la cour, cette insatisfaction explique leur souhait de quitter le cabinet pour en rejoindre un autre dont ils savaient qu'il recherchait des associés et qu'il y avait pour eux une opportunité d'obtenir d'autres conditions d'association et de travail. Et, en l'absence d'une baisse de facturation et d'une désorganisation avérée des services, aucun élément ne permet d'établir que le cabinet, ayant accueilli l'avocat associé et plusieurs collaborateurs, ait commis des manoeuvres déloyales pour obtenir leur arrivée au sein de son entité. Aucune preuve de ce que cette intégration de personnes venant de ce cabinet concurrent ait eu pour but de lui nuire ou de le désorganiser n'étant apportée, les juges du fond rejettent l'action en concurrence déloyale introduite par le cabinet dont les avocats étaient partis.

L'action en concurrence déloyale tend à faire sanctionner des actes contraires à la loyauté commerciale. La profession d'avocat est libérale et indépendante, et chaque avocat a le libre choix de sa structure d'exercice : il a donc la liberté d'en changer sans avoir à rendre compte des motifs qui le déterminent. L'exercice professionnel se caractérise par un intuitu personae entre l'avocat et son client mais aussi entre un associé et ses collaborateurs, ce dont il résulte que le départ d'un associé peut entraîner celui concomitant de ses collaborateurs. Et, un tel départ est de nature à être suivi de la perte d'un client choisissant de continuer à travailler avec l'avocat retrayant dans son nouveau cabinet ; ceci ne peut être prohibé, la liberté des affaires empêchant que la clientèle puisse faire l'objet d'un droit privatif. Toutefois, cette liberté a des limites liées au respect du principe de loyauté et il ne faut pas que le débauchage soit accompagné de manoeuvres aboutissant à la désorganisation du cabinet privé de certains de ses associés et collaborateurs. Voilà les principes essentiels rappelés par les juges parisiens (5).

La liberté du commerce et de l'industrie prévaut également chez les avocats. L'installation est libre. L'association est libre. Le départ est libre. La captation de clientèle est autorisée. Elle est même saine, à tout le moins si les procédés utilisés restent loyaux. Et visiblement au cas d'espèce les avocats sortants ne s'étaient rendus coupables d'aucune manoeuvre déloyale.

Le critère souvent retenu, en particulier par la Chambre sociale de la Cour de cassation, est celui de la désorganisation. Soyons clairs : le départ d'un avocat crée souvent une désorganisation (6) ou plutôt nécessite une réorganisation, une redistribution des cartes. En l'occurrence, la restructuration avait été assez importante car il s'agissait d'un grand cabinet M. et nombre d'avocats dans chacun des départements concernés étaient partis (pour rejoindre le cabinet L.). Mais elle n'avait pas non plus été insurmontable puisqu'en l'espace d'une année le cabinet M. avait réussi à recomposer ses équipes.

En somme, il n'y avait pas eu de désorganisation fautive, de désorganisation autre que la désorganisation classique, habituelle, liée aux départs. Il est vrai que les avocats sortants étaient partis avec des clients. Mais ces deniers les avaient en réalité naturellement suivis. D'autant que l'on ne peut pas reprocher aux clients de suivre tel ou tel avocat et ce, au regard de la relation de confiance qui peut se nouer entre eux.

La désorganisation se mesure souvent à la baisse du chiffre d'affaires. Or, ici, le départ des avocats intéressés ne s'était pas accompagné d'une telle baisse. Ceux-ci s'étaient séparés professionnellement car ils ne s'entendaient plus. Pour autant, il n'y avait eu aucune manoeuvre déloyale, aucune désorganisation fautive. Encore une fois, l'avocat est libre de s'associer ou de sortir d'une association.

La liberté du commerce et de l'industrie, la liberté d'entreprendre, la liberté d'installation est même plus forte chez les avocats que chez les commerçants. Car l'avocat, qu'il soit salarié, collaborateur ou associé, qu'il soit installé seul ou qu'il exerce en société, qu'il soit dans une SCP ou une SEL ou une AARPI ou autre forme de groupement, qu'il soit associé/partner junior ou senior, est, dans toutes ces hypothèses, indépendant. Bien entendu, lorsque des moyens sont mis en commun, lorsque des clients ou des bénéfices sont partagés, il faut composer avec le groupe. Mais l'avocat n'en reste pas moins indépendant.

II - La clause de non-concurrence

Dans l'arrêt du 27 janvier 2015 (7), il s'agissait d'un avocat du barreau de Rennes associé d'une SELARL qui s'était engagé en 2006 à céder, à terme, ses parts, et, en conséquence, ne plus exercer la profession d'avocat, ni avoir une activité entrant en concurrence avec la SELARL, pour une durée de deux ans. L'affaire était assez compliquée. Elle impliquait plusieurs protocoles de cession successifs, mais aussi une scission du cabinet cédé, en raison d'une mésentente entre associés. De nombreux tiers étaient intervenus, notamment un expert-comptable et un détective privé.

En 2009, le cessionnaire désormais associé de la SELARL et les autres actionnaires scindèrent la société d'avocats en deux cabinets, le cédant étant tenu au respect de ses engagements non-concurrentiels par protocole de médiation devant le Bâtonnier. Cédant et cessionnaire avaient constitué ensemble une société de participation financière des professions libérales (SPFPL), qui avait acquis 200 parts de la SELARL. Le cessionnaire avait ensuite transféré ses parts de SPFPL à une EURL dont il était l'associé et avait été nommé cogérant de la SELARL. En raison de difficultés entre associés, plusieurs protocoles successifs avaient été annulés, puis remplacé les précédents. Le cessionnaire, qui s'était rendu compte que certains des clients du cabinet étaient encore conseillés par le cédant, avait saisi le Bâtonnier d'une demande d'indemnisation à l'encontre du cédant. Le Bâtonnier avait statué sur ses demandes, l'en déboutant en considérant que l'avocat cédant avait exécuté les obligations mises à sa charge par le dernier protocole d'accord signé entre les parties. Aux termes du dernier en date, signé sous l'égide du Bâtonnier et après expertise, le prix du retrait de l'avocat cédant de la SELARL avait été fixé. Le cédant s'était engagé à présenter ses clients au cessionnaire dès la signature du protocole, à cesser son activité d'avocat dès le paiement du prix et à respecter pendant deux ans, une obligation de non-concurrence en s'interdisant "sous une forme ou sous une autre, directement ou indirectement de conseiller, d'assister ou de représenter des clients du cabinet".

L'avocat cessionnaire avait fait appel. Il agissait en son nom propre, au nom de la SPFPL, ainsi qu'au nom de la SELARL. La cour a considéré que le cessionnaire, en son nom propre, était dépourvu d'intérêt et de qualité à agir en réparation du préjudice causé par les fautes commises par le cédant, seule la SELARL ayant subi un préjudice. En revanche, l'avocat, en son nom propre, pouvait solliciter l'indemnisation du préjudice moral, d'image et de notoriété causé par l'attitude de son confrère. En effet, le cédant ayant contourné son obligation de non-concurrence, notamment en constituant une société dont il était le seul actionnaire, devenue administratrice de plusieurs sociétés clientes de la SELARL, l'avocat cessionnaire, créancier d'une obligation de présentation de clientèle et de loyauté du cédant intenta une action visant à la réparation de son préjudice des suites du non-respect par le cédant de son obligation de non-concurrence.

La cour a relevé qu'alors qu'il s'était engagé à cesser son activité d'avocat, le cédant était toujours inscrit dans l'annuaire des avocats de Rennes postérieurement à la conclusion du protocole d'accord. Il a même continué à exercer au sein du cabinet, comme en témoigne un état de frais indiquant qu'il a perçu des rémunérations sur la période considérée. Il ne pouvait s'agir, comme l'affirmait le cédant, de remboursements de compte courant d'associé. La cour a jugé que ces éléments corroboraient ceux qui figuraient dans l'enquête privée réalisée à la demande du cessionnaire, qui faisait apparaître que le cédant était présent dans les locaux d'un cabinet d'avocats et assistait à des rendez-vous d'affaires en compagnie d'un collaborateur. La cour a noté, par ailleurs, que le cédant a créé une société de conseil, dont il était le seul associé et qui était présidée par son épouse. Cette société conseillait plusieurs sociétés, qui avaient, avant la cession, été facturées comme clientes de la SELARL d'avocats. Ces sociétés avaient fourni des attestations indiquant qu'elles ne souhaitaient pas travailler avec le cédant.

L'avocat cédant avait par conséquence conservé une partie de la clientèle cédée. Il avait en effet continué à suivre des clients du cabinet en cours et finalisé des dossiers "à fort enjeu financier" après la cession, sans l'autorisation du cessionnaire. Il a continué son activité d'avocat et conseillé d'anciens clients, contrairement aux engagements souscrits dans le protocole d'accord. Pour la cour d'appel, le cédant avait commis des manquements graves et répétés à son obligation de non-concurrence souscrite au bénéfice du cessionnaire. Bien que la cour conclut aux manquements graves et répétés de la part de l'avocat cédant, elle ordonne une expertise pour déterminer le quantum de la réparation afin d'évaluer les conséquences financières de ces manquements et les préjudices subis, à la fois par la SELARL et par le cédant, en son nom propre (8).

On retiendra donc de l'arrêt du 27 janvier 2015 que la continuation de l'activité d'avocat sans l'autorisation expresse du cessionnaire, doublée d'un maintien étroit des relations d'affaires entre le cédant et ses anciens clients, par le biais d'une société, spécialement créée à cette fin, lui permettant d'entrer comme administrateur dans plusieurs des sociétés clientes et ainsi d'exercer de manière directe ou indirecte une activité de conseil et d'assistance à ces sociétés, constituent une violation de la clause de non-concurrence inscrite dans un accord de cession de parts d'un cabinet d'avocats.

On retiendra aussi et surtout que la cour a considéré que l'obligation de présentation de la clientèle n'emportait pas celle du maintien de la clientèle, le cédant devait cependant remplir loyalement les obligations qu'il avait souscrites. Tel n'était pas le cas en l'espèce certes. Pour autant, et de manière générale et objective, il ne peut pas être imposé au cédant de garantir au cessionnaire la rentabilité de l'opération, à travers ici le maintien de la clientèle.

III - Les clauses de garantie

Au-delà des clauses de non-concurrence dont les avocats cédants peuvent être débiteurs, et au-delà également des actions en concurrence déloyale dont les avocats sortants peuvent faire l'objet, en l'absence de clause de non-concurrence, toute la question est en réalité de savoir si les avocats, ou plus largement les professions libérales, peuvent stipuler dans leurs cessions des clauses de garantie, à l'instar par exemple des conventions de garantie de passif et d'actif dans les cessions de droits sociaux en matière commerciale.

Selon la Cour de cassation, tantôt ces clauses de garantie sont valables (9), tantôt elles ne le sont pas (10).

Il nous semble que le droit de présentation de clientèle, et les clauses qui en découlent, dont celles de garantie, ne sont pas intrinsèquement illicites. Encore faut-il, cependant, que soit préservé le libre choix du client ou du patient.

Au nom de la sécurité juridique, il faut donner plein effet aux cessions de clientèle civile en permettant aux parties de stipuler des clauses de garantie, rapprochant en cela un peu plus les cessions des clientèles civiles des cessions de clientèles commerciales. Clauses de garantie qu'il faut absolument respecter en vertu de l'intangibilité des conventions posée à l'alinéa 1er de l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC).

Cela étant, le principe reste et demeure du libre choix du client. La clause de garantie ne sera validée qu'à condition de respecter ce principe, la Cour de cassation, invalidant à juste titre une clause ne respectant cette liberté du client. Il y a ainsi deux niveaux d'analyse. D'abord, la clause n'est valable qu'autant qu'elle respecte le libre choix des clients. Ensuite, même valable, la clause peut tomber en cas de faute lourde du créancier de la garantie.

Voilà qui rappelle à certains égards la faute lourde (jurisprudences "Chronopost" - Cass. com., 9 juillet 2002, n° 99-12.554, FP-P N° Lexbase : A0766AZE et "Faurecia" - Cass. com., 29 juin 2010, n° 09-11.841, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A5360E3W), seule encline avec le dol à faire tomber les clauses limitatives ou élusives de responsabilité, le tout au regard de l'obligation essentielle du contrat.

Par extension, peut-on se poser la question de savoir si la faute lourde est constitutive ou pas de la violation du principe du libre choix du client ? Pas vraiment car autant la potentielle faute lourde est à imputer au créancier de la clause (cessionnaire), autant la potentielle violation du libre choix du client est à imputer au débiteur de la clause (cédant). Si l'on admettait la question, on admettrait que la faute lourde du cessionnaire puisse se réaliser à travers la violation du principe du libre choix du client alors que tout au contraire le cessionnaire aspire à ce que la clause soit pleinement respectée, à ce qu'il puisse pleinement jouir de la clientèle. Si l'on admettait la question, on admettrait une sorte de transfert de la créance au profit du cédant qui lui seul est tenu de respecter le libre choix des clients. La faute lourde n'est là que pour ruiner les effets de la clause, nullement pour qualifier une éventuelle violation de la liberté des clients de choisir leur professionnel.

Toujours est-il que la cession de clientèle civile se détache ainsi de la cession de clientèle commerciale et témoigne d'une réelle spécificité, matérialisée par le respect du principe de liberté du client.

Les clauses de garantie de clientèle civile ne sont pas par objet des clauses de respect de clientèle, mais plutôt des clauses de non-concurrence. Elles en produisent néanmoins les effets, et sont valables qu'autant qu'elles respectent la liberté de choix des clients. Tant et si bien que sans le remettre en cause, elles influent nécessairement sur le principe de libre choix du client, de manière un peu paradoxale. Alors que ces clauses sont validées au regard du principe du libre choix des clients, elles aboutissent au final à empêcher le cédant d'accepter de recevoir ses anciens clients cédés à son successeur, et donc les clients eux-mêmes d'être totalement libres.

Le paradoxe est saisissant : nonobstant le droit de présentation, la clientèle présentée reste libre de choisir le professionnel auquel elle souhaite confier ses intérêts ; le professionnel qui présente sa clientèle à un confrère ne peut être tenu des conséquences de cette "défection" alors que la clientèle reste libre du choix du professionnel avec lequel elle souhaite travailler.

Malgré les dernières évolutions jurisprudentielles tendant à rapprocher le fonds libéral du fonds de commerce, la distinction entre commerce et activité libérale demeure forte. N'oublions pas qu'elle a des racines assez anciennes. Sous l'Ancien droit par exemple et même au-delà de la Révolution industrielle, les "Arts libéraux" étaient opposés aux services mercantiles. Ainsi, le service de l'Homme d'art était-il considéré comme inestimable. Il devait, en conséquence, être récompensé par des honoraires, et non rémunéré par un salaire.

On pourrait encore citer un arrêt du 4 février 2015 relatif à une clause de non-réinstallation pesant sur une infirmière libérale membre d'une société civile de moyens établie à Villenave d'Ornon qui s'était engagée à ne pas s'installer à son compte, pendant deux ans, dans cette commune. Or, elle s'était finalement établie dans une ville limitrophe, toute la difficulté provenant du fait qu'elle avait rendu visite à de nombreux patients situés dans ladite commune. Le pourvoi se fondait sur les dispositions de l'article R. 4312-8 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L9765GTT), lequel énonce que "l'infirmier ou l'infirmière doit respecter le droit du patient de s'adresser au professionnel de santé de son choix". De même, l'article suivant affirme que "l'infirmier ou l'infirmière ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit". Dès lors qu'était en jeu une liberté garantie, l'interprétation stricte de la clause de non-réinstallation s'imposait. Partant, la Cour de cassation a logiquement pu considérer que "les clauses de non-réinstallation conclues entre professionnels de santé, susceptibles de porter atteinte tant à la liberté d'exercice de la profession qu'à la liberté de choix des patients, sont d'interprétation stricte et ne peuvent être étendues au-delà de leurs prévisions". D'où la censure des juges du fond pour ne pas avoir caractérisé, "de la part de [l'infirmière] qui n'avait pas ouvert son cabinet dans l'une des communes entrant dans les prévisions de la clause litigieuse, d'élément de nature à démontrer l'existence d'un détournement de patientèle" (14).

On le voit, les clauses de non-concurrence, les clauses de garantie, les clauses de non-réinstallation, les actions en concurrence déloyale dont désormais partie intégrante du paysage des cessions de clientèles civiles ou des cessions de patientèles, avec tout le contentieux et, en même temps, toute la sécurité qu'elles apportent. Tel est le prix à payer, un peu cher parfois, de la patrimonialisation de ces clientèles, nécessaires et inévitables, mais porteuse de conflits. Gageons que les avantages dépassent les inconvénients.


(1) Cass. civ. 1, 7 novembre 2000, n° 98-17.731 (N° Lexbase : A7780AHM), Bull. civ. I, n° 283 ; RTDCiv. 2001, p. 130, obs. J. Mestre et B. Fages et p. 167, obs. T. Revet ; JCP éd. G, 2001, II, 10452, note F. Vialla (du même auteur V., Les contrats portant sur le fonds libéral, Résolution du Conseil national des barreaux, D., 2005, p. 1500) ; JCP E, 2001, p. 419, note G. Loiseau ; Contrats, conc., consom., 2001, 18, note L. Leveneur ; Defrénois, 2001, 431, note R. Libchaber ; D., 2002, somm., p. 930, obs. O. Tournafond ; RD sanit. soc. 2001, 317, note G. Mémeteau ; M.-C. Chemtob, Cession de clientèle médicale : licéité sous réserve du respect de la liberté de choix du patient, Contrats, conc., consom. 2001, chron. 7 ; J.-J. Daigre, Une révolution pour les professions libérales : la consécration du fonds libéral, JCP éd. N, 2001, 1235 ; Y. Serra, L'opération de cession de clientèle civile après l'arrêt du 7 novembre 2000 : dorénavant, on fera comme d'habitude, D., 2002, p. 2295.
(2) Cass. civ. 1, 19 novembre 2002, n° 00-18.339, FS-P (N° Lexbase : A0474A4C), Bull. civ. I, n° 277, JCP éd. G., 2003, IV, 1058, D., 2003, p. 1590, note S. Mirabail. - Cass. com., 24 septembre 2003, n° 00-10.355, F-D (N° Lexbase : A6146C9I) - Cass. com., 19 février 2002, n° 98-18.606 (N° Lexbase : A0206AYB), RJPF 2002-5/25, obs. F. Vauvillé. - Cass. civ. 1, 19 mars 2002, n° 99-18.425 (N° Lexbase : A3001AYS). - Cass. civ. 1, 2 mai 2001, n° 99-11.336 (N° Lexbase : A3498ATQ), Bull. civ. 2001, I, n° 110 ; JCP éd. G, 2002, II, 10062, note O. Barret ; JCP éd. G, 2002, I, 103, n° 11, obs. Ph. Simler ; D., 2002, p. 759, note W. Dross ; RJPF novembre 2001, p. 33, obs. F. Vauvillé ; G. Chabot, Le fonds libéral en droit patrimonial de la famille, LPA 26 mars 2002, n° 61, p. 4 ; Cass. civ. 1, 20 janvier 2004, n° 00-15.313, F-D (N° Lexbase : A8602DAT), Defrénois, 2004, 442, obs. J.-L. Aubert - Cass. civ. 1, 30 juin 2004, n° 99-20.286, F-P (N° Lexbase : A9187DCA), Bull. civ. I, n° 195, JCP éd. G, 2004, IV, 2796, Contrats, conc., consom. 2004, 135, note L. Leveneur ; Cass. civ. 1, 16 janvier 2007, n° 04-20.711, FS-P+B (N° Lexbase : A6133DTC), Bull. civ. I, n° 24 ; RLDC 2007/36, n° 2435, obs. S. Doireau.
(3) Cass. civ. 1, 19 février 2002, n° 99-21.085 (N° Lexbase : A0512AYM), RJPF 2002-5/25, obs. F. Vauvillé ; Cass. civ. 1, 19 mars 2002, n° 99-18.425 (N° Lexbase : A3001AYS).
(4) Cass. civ. 1, 2 mai 2001, n° 99-11.336 (N° Lexbase : A3498ATQ), Bull. civ. 2001, I, n° 110 ; JCP G 2002, II, 10062, note O. Barret ; JCP éd. G 2002, I, 103, n° 11, obs. Ph. Simler ; D. 2002, p. 759, note W. Dross ; RJPF novembre 2001, p. 33, obs. F. Vauvillé ; G. Chabot, Le fonds libéral en droit patrimonial de la famille, LPA, 26 mars 2002, n° 61, p. 4.
(5) Encyclopédie "La profession d'avocat" (N° Lexbase : E9280ETU).
(6) ou alors un soulagement, de part et d'autre.
(7) D. actu. avocat, 13 février 2015, obs. A. Portmann.
(8) Encyclopédie "La profession d'avocat" (N° Lexbase : E3552E4C).
(9) Cass. civ. 1, 10 avril 2013, n° 12-15.168, F-D (N° Lexbase : A0783KCY), Contrats, conc., consom. 2013, comm., 153, note L. Leveneur ; RTDCiv. 2013, p. 369, obs. H. Barbier. Dans cette espèce, par un acte notarié de 2007, un expert-comptable cède, moyennant une certaine somme payable pour partie comptant et pour partie à terme, un droit dit "de présentation de clientèle" à une société exerçant la même profession, avec une clause de garantie de clientèle aux termes de laquelle "en cas de défection de tout ou partie de la clientèle présentée, pour quelque cause que ce soit, autre que la faute lourde de la société A., M. X. remboursera à première demande de ladite société la partie du droit de présentation associée aux honoraires récurrents annuels HT figurant sur la liste annexée aux présentes. Cette obligation de garantie expirera une année après le règlement de l'indemnité prévue au présent acte payée comptant et à terme". Invoquant une telle défection d'une partie de la clientèle, la société cessionnaire demande le remboursement prévu par la clause. La cour d'appel le lui refuse au motif que "le professionnel qui présente sa clientèle à un confrère ne peut être tenu des conséquences de cette défection alors que la clientèle reste libre de choix du professionnel avec lequel elle souhaite travailler". L'arrêt est cassé au visa de l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) pour avoir refusé de faire jouer la clause dans les hypothèses de départ spontané, sans avoir constaté que celle-ci portait atteinte à la liberté de choix des clients et alors que les parties elles-mêmes n'en avaient limité le jeu que pour les départs de clients causés par une faute autre que lourde du cessionnaire.
(10) Cass. civ. 1, 14 novembre 2012, n° 11-16.439, FS-P+B+I (N° Lexbase : A8662IWQ), D., 2012, p. 2747 ; RTDCiv. 2013, p. 113, obs. B. Fages. A propos d'une convention emportant cession de clientèle notariale, la Cour de cassation avait invalidé une clause qui obligeait le notaire cédant à reverser dix années durant au cessionnaire les rémunérations perçues de la part des clients qui avaient suivi le cédant dans sa nouvelle étude. Les juges y avaient vu en effet une privation de la liberté de choix de cette clientèle car elle "soumettait le cédant à une pression sévère de nature, sinon à refuser de prêter son ministère, du moins à tenter de convaincre le client de choisir un autre notaire".
(11) Cass. civ 1, 14 novembre 2012, précité.
(12) Obs. H. Barbier, précité, citant Cass. soc., 15 février 2012, n° 10-21.328, F-D (N° Lexbase : A8662ICS). Sur le même registre, on pourrait considérer qu'elles sont des clauses de garantie d'éviction ou de garantie du fait personnel que connaît le droit de la vente (C. civ., art. 1626 N° Lexbase : L1728ABM et 1628 N° Lexbase : L1730ABP).
(13) A. Supiot, Les nouveaux visages de la subordination, Dr. soc., 2000, p. 131 s., spéc. p. 132.
(14) Cass. civ. 1, 4 février 2015, FS-P+B, n° 13-26.452 (N° Lexbase : A2462NBS), D. actu., 13 février 2015, N. Kilgusle.

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