La lettre juridique n°604 du 12 mars 2015 : Contrats administratifs

[Jurisprudence] "Béziers III" : la possibilité de résiliation d'une convention passée entre deux personnes publiques n'est pas absolue

Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 27 février 2015, n° 357028, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5134NC7)

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par Sébastien Ellie, conseiller au tribunal administratif de Poitiers

le 17 Mars 2015

Dans un arrêt rendu le 27 février 2015, le Conseil d'Etat a dit pour droit qu'une convention passée entre deux personnes publiques ne peut faire l'objet d'une résiliation unilatérale que si un motif d'intérêt général le justifie, notamment en cas de bouleversement de l'équilibre de la convention ou de disparition de sa cause. En revanche, la seule apparition, au cours de l'exécution de la convention, d'un déséquilibre dans les relations entre les parties n'est pas de nature à justifier une telle résiliation. L'épilogue ( ?) d'un litige par lequel les juges du Palais-Royal auront considérablement fait progresser la jurisprudence administrative relative à la nullité et à la résiliation du contrat administratif. I - L'objet du litige

Cette affaire constitue le point final du contentieux opposant la commune de Béziers à la commune de Villeneuve-lès-Béziers, ayant donné lieu à deux importants arrêts du Conseil d'Etat, le premier sur l'office du juge dans le cadre d'un litige opposant les parties à un contrat administratif, dit "Béziers I" (1), le second sur l'office du juge dans le cadre d'un litige relatif à une décision de résiliation d'un contrat administratif, dit "Béziers II" (2).

Les deux communes avaient décidé de transférer les activités économiques au sein d'une zone située sur le territoire de la commune de Villeneuve-lès-Béziers. Afin de tenir compte de la diminution des recettes perçues par la commune de Béziers à la suite de ce transfert, les communes ont conclu une convention par laquelle la ville de Villeneuve-lès-Béziers devait reverser une partie du produit de la taxe professionnelle à la ville de Béziers, calculée au regard de cette perte de recettes, mais aussi des investissements et des prestations réalisés par la commune de Béziers.

La commune de Villeneuve-lès-Béziers a décidé de prononcer la résiliation unilatérale de la convention, estimant qu'elle ne répondait plus à l'intérêt de la Ville. La Ville de Béziers a alors engagé deux recours : l'un contre la décision de résiliation elle-même, l'autre tendant à obtenir le versement d'une indemnité, liée d'une part aux sommes non versées depuis la résiliation de la convention (près de 600 000 euros), d'autre part à des dommages et intérêts (45 000 euros). La décision commentée vient clore le contentieux indemnitaire, le Conseil d'Etat condamnant la commune de Villeneuve-lès-Béziers à verser à la commune de Béziers la somme de 591 103,78 euros, outre les intérêts et la capitalisation des intérêts.

II - L'application par le Conseil d'Etat du principe selon lequel la résiliation unilatérale du contrat doit répondre à un motif d'intérêt général à un contrat passé entre deux personnes publiques

L'arrêt est intéressant car il porte sur un contrat passé entre deux personnes publiques, de sorte que les parties étaient placées sur un pied d'égalité, à la différence des hypothèses classiques faisant intervenir une personne publique et une personne privée cocontractante, l'équilibre du contrat administratif étant construit sur le principe de l'inégalité des parties.

La commune de Villeneuve-lès-Béziers soutenait que l'équilibre de la convention était bouleversé et que le contrat avait perdu sa cause, dès lors que les équipements primaires étaient amortis et que la commune de Béziers n'assurait plus, à la date de la résiliation, aucune prestation sur la zone et, d'autre part, qu'aucun accord entre les parties n'avait pu être trouvé pour réexaminer le contenu de la convention.

Un contrat est dépourvu de cause lorsqu'il ne peut permettre "d'atteindre le résultat que les parties ou l'une d'entre elles avait en vue en le souscrivant. Il s'agit là d'une lacune congénitale, si l'on peut parler ainsi de l'absence d'un élément constitutif du contrat" (3). La cause d'une obligation est la contrepartie de celle-ci, c'est-à-dire l'exécution de l'obligation par l'autre partie. C'est aussi, dans une approche plus subjective, le mobile qui a déterminé les contractants.

L'absence de cause (4) ou une cause illicite (5) peut conduire à la nullité (6) du contrat (7). De telles hypothèses sont extrêmement rares en matière de contrat administratif.

Le Conseil d'Etat écarte ce moyen après avoir relevé que le versement auquel s'était engagée la commune de Villeneuve-lès-Béziers avait pour contrepartie la renonciation de la commune de Béziers à percevoir une taxe sur des entreprises, renonciation demeurée inchangée à la date de la résiliation.

La question du bouleversement de l'équilibre de la convention renvoie à la théorie de l'imprévision.

Comme la jurisprudence civile (8), le Conseil d'Etat retient que le contrat est la loi des parties (9).

La jurisprudence relative à la théorie de l'imprévision rappelle ce principe fondamental, avant de prendre en considération le fait que la poursuite de l'intérêt général par un contrat administratif impose des pouvoirs et des sujétions exorbitants du droit commun.

A ce titre, le bouleversement de l'équilibre du contrat, qui constitue le fondement de la théorie de l'imprévision (10) et de la force majeure (11), est susceptible dans les hypothèses "classiques" faisant intervenir une personne publique et un cocontractant privé de conduire au versement d'une indemnité d'imprévision (12). Le Conseil d'Etat juge ainsi qu'une "indemnité au titre de l'imprévision suppose un déficit d'exploitation qui soit la conséquence directe d'un événement imprévisible, indépendant de l'action du cocontractant de l'administration, ayant entraîné un bouleversement de l'économie du contrat" (13). Cette indemnité est la contrepartie du fait que le cocontractant ne peut pas cesser d'exécuter le contrat lorsque des événements extérieurs et imprévisibles ont bouleversé son équilibre économique, afin d'assurer la continuité du service public (14).

Un tel bouleversement de l'équilibre du contrat peut également conduire à la résiliation de la convention pour motif d'intérêt général (15), la fin anticipée du contrat par résiliation ne faisant pas, à elle seule, obstacle à l'octroi d'une indemnité pour imprévision (16). En toute hypothèse, la responsabilité contractuelle sans faute de la collectivité publique cocontractante au titre de l'imprévision, qui procède d'une cause juridique distincte de la responsabilité contractuelle pour faute et n'est pas d'ordre public, peut alors être engagée (17).

Ces principes sont applicables aux contrats conclus entre deux personnes publiques, le Conseil d'Etat ayant déjà jugé que "la circonstance qu'un contrat soit conclu entre deux personnes publiques ne fait pas obstacle au pouvoir de chacune de ces personnes publiques de résilier unilatéralement le contrat pour un motif d'intérêt général" (18).

Le Conseil d'Etat rappelle, dans l'affaire commentée, que si un véritable bouleversement de l'équilibre du contrat peut constituer un motif d'intérêt général justifiant la résiliation du contrat, il n'en va pas de même de l'apparition d'un simple déséquilibre dans les relations entre les parties. Il s'assure également, dans le cadre particulier d'un contrat conclu entre deux personnes publiques, de la meilleure conciliation des différents intérêts publics en présence.

Il considère ainsi que la circonstance que les équipements primaires de la zone aient été amortis ne permet pas de caractériser un bouleversement de l'équilibre de la convention, dès lors que cette situation était nécessairement connue à la date de la conclusion de la convention, pour une durée indéterminée. Il en va de même de la cessation des prestations de la commune de Béziers sur la zone, la convention ne comportant aucune précision sur ce point. Dans la mesure où, et c'est le point essentiel dans cette affaire, la commune de Béziers a continué à renoncer à percevoir des recettes de taxe professionnelle, aucun bouleversement de l'économie du contrat n'a pu être caractérisé.

Dès lors que la résiliation unilatérale du contrat n'est pas motivée par un but d'intérêt général suffisant, au regard de l'ensemble des intérêts publics concernés, la responsabilité contractuelle de la commune de Villeneuve-lès-Béziers est engagée pour faute. En effet, ce n'est pas parce que l'administration dispose du pouvoir unilatéral de résilier un contrat administratif qu'elle peut l'utiliser de manière illégale.

L'arrêt du Conseil d'Etat s'inscrit ainsi dans une série d'arrêts récents ayant pour objet de concilier principe de légalité et sécurité juridique, cette dernière reposant notamment sur la volonté des parties (19), mais aussi sur la prise en compte de la continuité du service public (20).

Le Conseil d'Etat tend, entre ces deux bornes, à favoriser un nouvel équilibre dans les relations contractuelles, que le contrat soit conclu entre une personne publique et privée ou entre deux personnes publiques.

A titre d'illustration, il est de principe que les exigences de l'intérêt général et plus précisément de la continuité du service public interdisent au cocontractant de prononcer lui-même la résiliation du contrat en cas d'inexécution de ses obligations par la personne publique (21). Mais le Conseil d'Etat a récemment admis la possibilité pour les parties de prévoir, dans un contrat qui n'a pas pour objet l'exécution même du service public, les conditions auxquelles le cocontractant de la personne publique peut résilier le contrat en cas de méconnaissance par cette dernière de ses obligations contractuelles, sous certaines conditions tenant notamment à ce que la personne publique soit mise en mesure de s'opposer à la rupture des relations contractuelles pour un motif d'intérêt général, tiré notamment des exigences du service public (22).

S'agissant des contrats conclus entre deux personnes publiques, le Conseil d'Etat a admis la possibilité pour le juge de moduler les clauses indemnitaires, en particulier si l'indemnisation de résiliation revêt un caractère manifestement disproportionné, les deux personnes publiques étant également protégées par ce principe, contrairement aux personnes privées qui peuvent notamment se voir verser une indemnisation inférieure au montant du préjudice subi (23).

III - Les autres apports de l'arrêt

Le Conseil d'Etat rappelle tout d'abord qu'aucun principe régissant le fonctionnement du service public n'impose que le contrat soit nécessairement conclu à durée déterminée. En effet, d'une façon générale, seuls les contrats qui sont soumis à une procédure préalable de publicité et de mise en concurrence ne peuvent être conclus pour une durée indéterminée ou faire l'objet d'une clause de tacite reconduction (24). Les autres contrats ne sont pas soumis à cette exigence (25). Tout particulièrement, une convention conclue entre deux personnes publiques pour organiser leurs services publics, et n'entrant pas dans le champ de la commande publique, peut ne pas comporter de terme déterminé (26).

La Haute juridiction précise également quels sont les vices qui sont insusceptibles de conduire le juge à écarter le contrat, dans la mesure où ils ne sauraient caractériser un vice d'une particulière gravité relatif aux conditions dans lesquelles la personne publique a donné son consentement. Il s'agit de la retranscription incomplète de la délibération autorisant la commune à signer le contrat, de l'absence de signature de la délibération par l'ensemble des conseillers municipaux présents sans mention de la cause de leur empêchement, de la signature d'un conseiller municipal absent, de l'absence de signature du maire sur le tampon relatif à l'affichage de la délibération.

Dans le même sens, le Conseil d'Etat confirme que l'absence de transmission au préfet de la délibération autorisant le maire à signer un contrat constitue un vice affectant les conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, mais qui ne saurait être regardé comme d'une gravité telle que le juge doive écarter le contrat, au regard de l'exigence de loyauté des relations contractuelles.

Le Conseil d'Etat réaffirme également le principe de primauté de la responsabilité contractuelle sur les autres régimes de responsabilité (quasi-contractuel et quasi-délictuel en l'espèce), dès lors que le juge du contrat doit exercer son office d'abord et avant tout dans le cadre du contrat (27). Pour reprendre les termes du commissaire du Gouvernement Corneille, "dès l'instant où le plaignant est non un tiers mais une partie à un contrat passé avec l'auteur du dommage, la faute contractuelle absorbe la faute délictuelle" (28).

Enfin, le Conseil d'Etat précise que la capitalisation des intérêts (29) ne peut être demandée avant qu'une année d'intérêt soit due, ce qui implique que toute demande prématurée n'est pas prise en compte. Il convient dès lors d'être vigilant quant à la date à laquelle les intérêts sont dus pour au moins une année, afin de formuler la demande de capitalisation des intérêts à compter de cette date.


(1) CE, Sect., 28 décembre 2009, n° 304802, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0493EQC).
(2) CE, Sect., 21 mars 2011, n° 304806, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5712HIE).
(3) Conclusions de M. Theis sur l'arrêt CE, 29 janvier 1947, Michaux, Rec. p. 35.
(4) CE 2° et 7° s-s-r., 26 septembre 2007, n° 259809, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5993DYM) ; CE, 12 novembre 1948, Compagnie des messageries maritimes, Rec. p. 428).
(5) CE, 25 novembre 1921, Savonneries Henri Olive, RDP, 1922 p. 107.
(6) Depuis l'arrêt "Béziers I", à l'annulation.
(7) CE 2° et 7° s-s-r., 15 février 2008, n° 279045, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9129D4U).
(8) Cass. civ., 6 mars 1876, Canal de Craponne.
(9) Voir CE, 12 décembre 1902, Dame Orcibal et Sieur Leclère, Rec. p. 750, rappelant, tel que prévu par l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC), que "les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ".
(10) CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux, Rec. p. 125.
(11) CE, 9 décembre 1932, Compagnie des tramways de Cherbourg.
(12) CE 2° et 7° s-s-r., 5 juin 2013, n° 352917, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3368KGT).
(13) CE, 20 mai 1994, n° 066377, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0732ASW).
(14) CE, Sect., 5 novembre 1982, n° 19413 (N° Lexbase : A9613AKA), Rec. p. 381.
(15) CE 5° et 7° s-s-r., 14 juin 2000, n° 184722, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9265AGA) ; CE 2° et 7° s-s-r., 24 novembre 2008, n° 290540, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4460EBS).
(16) CE 2° et 7° s-s-r., 10 février 2010, n° 301116, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7543ERS).
(17) CE 4° et 5° s-s-r., 11 juillet 2014, n° 359980, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7892MUT).
(18) CE 2° et 7° s-s-r., 4 juin 2014, n° 368895, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3067MQN) ; CE 2° et 7° s-s-r., 21 décembre 2007, n° 293260, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1521D3Q).
(19) Voir, sur la volonté de maintenir les contrats dès lors qu'ils ne sont pas entachés d'une illégalité d'une particulière gravité : les arrêts "Béziers I et II" précités, ainsi que CE, Sect., 4 avril 2014, n° 358994, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6449MIP) ; CE 2° et 7° s-s-r., 21 février 2011, n° 337349, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7022GZ4).
(20) Voir CE, Ass., 21 décembre 2012, n° 342788, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1341IZP).
(21) CE 1° et 4° s-s-r., 7 janvier 1976, n° 92888, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4754B79), p. 11.
(22) CE 2° et 7° s-s-r., 8 octobre 2014, n° 370644, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0011MY3).
(23) CE 2° et 7° s-s-r., 4 mai 2011, n° 334280, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0953HQD) ; CE 2° et 7° s-s-r., 22 juin 2012, n° 348676, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5185IPQ) ; CAA Nantes, 11 avril 2014, n° 12NT00053 (N° Lexbase : A9535NC7).
(24) Il s'agit des contrats dont la loi prévoit qu'ils sont conclus pour une durée déterminée : voir, pour les principes : CE, Ass., 8 avril 2009, n° 271737, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9541EE4) ; pour une délégation de service public : CE 9° et 10° s-s-r., 23 mai 2011, n° 314715, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5812HS3), vice toutefois insusceptible de conduire à écarter le contrat dans le cadre d'un recours "Béziers I".
(25) Voir, pour un contrat portant occupation du domaine public : CE 3° et 8° s-s-r., 5 février 2009, n° 305021, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9334ECP).
(26) CE 2° et 7° s-s-r., 24 novembre 2008, n° 290540, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4460EBS).
(27) CE 3° et 5° s-s-r., 1er décembre 1976, n° 98946, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1417B7M).
(28) Conclusions sur CE, 22 décembre 1922, Lassus, Rec. p. 984.
(29) Voir CE, Sect., 13 décembre 2002, n° 203429, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6742C9L).

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