Réf. : Cass. com., 3 février 2015, n° 13-24.895, F-P+B (N° Lexbase : A2368NBC)
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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR (CRJFC, EA 3225), UFR SJEPG (Université de Franche-Comté)
le 17 Mars 2015
L'autonomie juridique de la personne morale a une place particulière lorsque la société fait partie d'un groupe de sociétés, et tout spécialement quand elle est une filiale. Plus que dans la société isolée, celle faisant partie d'un groupe entretient des liens particuliers aussi bien avec la société mère qu'avec les autres sociétés du groupe. Bien avant la loi du 24 juillet 1966 (loi n° 66-537 N° Lexbase : L6202AGS), Bruno Oppetit avait mis en évidence l'interdépendance totale des droits et obligations de la société avec ses membres, caractérisant davantage l'existence d'une certaine fusion plutôt qu'une totale indépendance, contrairement à ce que pourrait laisser croire le seul intitulé du principe de l'autonomie de la personne morale. Critiquant ainsi la conception anthropomorphique de la personnalité morale, il constate une confusion entre la conception éthico-politique et la technique juridique (2). Le groupe de sociétés est un domaine d'application privilégié de ce constat. Pour autant, la Cour de cassation a rappelé formellement l'existence de ce principe dans le cadre du groupe.
En effet, par un arrêt du 9 octobre 2006 (3), l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, en censurant une cour d'appel pour défaut de base légale, a rappelé qu'en l'absence d'une immixtion de la société lors de sa conclusion, le contrat de mandat délivré à une filiale est impropre à créer une apparence trompeuse propre à permettre aux tiers de croire légitimement que la société mère était leur cocontractant. Par conséquent, en application du principe de l'effet relatif des conventions et du principe de l'autonomie de la personne morale, le contrat ou les relations contractuelles de la filiale, les engagements qu'elle a souscrits, n'engagent pas la société mère, et ce, même si, le contrat pourrait être nécessaire aux opérations réalisées par la société mère (4). Tel était bien le cas, en l'espèce, la société mère ne s'étend pas immiscée dans la conclusion et l'exécution du contrat liant le créancier poursuivant et sa filiale. Par conséquent, en dépit de l'appartenance à un groupe de sociétés, la filiale avait juridiquement la qualité de cocontractant du créancier. Pour cette raison, la créance litigieuse faisait partie du patrimoine de la filiale et non de la société mère.
Or, cette situation juridique a été remise en cause, après la cession du fonds de commerce de la filiale et de l'apparition d'un désaccord quant au montant de la créance litigieuse devant être réglée par la filiale à son créancier. En effet, lors de la phase précontentieuse, la société mère est intervenue, de telle sorte qu'elle a créé une apparence trompeuse pour ce dernier. Il a estimé alors avoir pour débiteur, non pas la filiale, contrairement à ce qu'il avait cru jusqu'alors, mais en réalité, la société mère.
II - L'autonomie juridique de la filiale remise en cause lors de l'exécution du contrat
En effet, la dissociation juridique des deux personnes morales est remise en cause en raison de l'apparence trompeuse que leur comportement peut créer à l'égard des tiers, en raison de "l'irréversibilité des faits accomplis" (5). Celle-ci conduit à contraindre la règle de droit en paralysant son jeu normal, caractérisant en quelque sorte, la soumission du droit aux faits. Appliquée au groupe de sociétés, cette solution conduit à remettre en cause, en raison des circonstances de faits ayant provoqué l'apparition d'une situation trompeuse pour le créancier de la filiale, l'autonomie juridique de cette dernière.
Cette solution a été consacrée par l'Assemblée plénière en 2006 (6). Ainsi, l'immixtion de la société mère dans la gestion des affaires de la filiale constitue une exception au principe d'autonomie de la personnalité juridique de la filiale, dès lors que cette immixtion a été constatée par les juges du fond et qu'elle a eu pour effet de créer une apparence trompeuse pour les tiers. Par un arrêt du 12 juin 2012 (7), sur le visa de l'article 1842 du Code civil (N° Lexbase : L2013AB8), la Cour de cassation a rappelé que les juges du fond doivent constater que l'immixtion de la société mère est de nature à créer une apparence trompeuse propre à permettre au tiers de croire légitimement que cette société est son cocontractant. En l'espèce, les juges du fond avaient relevé que la société mère détenait la majorité dans le capital social de la filiale. Les deux sociétés avaient le même domicile (siège social aurait été plus opportun, peut être ?) et une adresse électronique similaire. Le dirigeant de la société mère ne s'était pas immiscé ni dans la conclusion, ni lors de l'exécution du contrat litigieux. Cependant, après la mise en demeure adressée par le créancier, la société mère est intervenue au stade précontentieux lorsqu'il s'apprêtait à assigner en justice la filiale, en vue d'obtenir le paiement de sa créance. Par la suite, le dirigeant de la société mère est intervenu à plusieurs reprises, en cette qualité, auprès du créancier, pour discuter le montant de l'obligation contestée et en proposant un montant moindre que celui sollicité par le créancier, au motif de l'existence de remises consenties à l'occasion de commandes précédentes réalisées auprès de ce fournisseur par la filiale. Il souhaitait obtenir un arrangement amiable, laissant ainsi croire que la société mère, à une époque où la filiale n'avait pas encore vendu son fonds de commerce, se substituait à celle-ci, dans l'exécution du contrat.
Pour cette raison, le pourvoi de la société mère est rejeté, la Cour de cassation considérant que les juges du fond, par leurs constations et leur appréciation souveraine, avaient fait ressortir que l'immixtion de la société mère avait créé une apparence trompeuse au créancier, lui ayant ainsi laissé croire qu'elle se substituait à sa filiale.
Le principe de l'autonomie de la personnalité juridique de la société immatriculée de l'article 1842 du Code civil n'est pas remis en cause en raison de la seule appartenance d'une société à un groupe. La Cour de cassation, dans l'arrêt du 9 février 2015, en rejetant le pourvoi, rappelle clairement les conditions qui président à la possible remise en cause de ce dernier. Deux conditions cumulatives doivent être remplies. Tout d'abord, doit être constatée l'immixtion de la société mère dans la gestion de sa filiale, autrement dit un comportement qui dépasse très nettement l'existence de relations juridiques induites ou provoquées par l'existence du groupe. En outre, ce comportement doit être de nature à tromper les tiers et leur faire croire légitimement qu'ils sont en relation avec la société mère et non avec la filiale. La Cour de cassation précise que cette seconde exigence s'apprécie en se référant à la croyance légitime du tiers. L'application conjuguée de ces deux critères est à rapprocher de la notion de dirigeant de fait, telle qu'elle est appréciée en droit des entreprises en difficulté. Ainsi, dès lors que le tiers a pu légitimement croire qu'il avait à faire au dirigeant d'une société, il peut valablement en déduire qu'il est juridiquement lié avec celle-ci. L'arrêt du 3 février 2015 constitue une application de la théorie de l'apparence dans le cadre du groupe de sociétés, faisant ainsi naître des conséquences juridiques protectrices des tiers lorsqu'ils ont légitimement pu croire être en relation avec la société mère, et non avec sa filiale.
(1) Cf. Immixtion d'une société mère de nature à créer une apparence propre à faire croire à la cocontractante de sa filiale qu'elle se substitue à cette dernière, Lexbase Hebdo n° 412 du 12 février 2015 - édition affaires (N° Lexbase : N5981BU3).
(2) G. Wicker, La théorie de la personnalité morale depuis la Thèse de Bruno Oppetit, Etudes en la mémoire du Professeur B. Oppetit, Litec, 2009, p. 691 et s., spéc. n° 6 et s..
(3) Ass. plén., 9 octobre 2006, n° 06-11.056, F-P+B+R+I (N° Lexbase : A6865DRP), Bull. Joly sociétés, 2007, p. 57, note F.-X. Lucas.
(4) Cass. com., 14 septembre 2010, n° 09-14.564, F-D (N° Lexbase : A5776E9S), Rev. sociétés, 2011, p. 284, note M. Pariente.
(5) J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de Droit civil, Introduction, avec le conc. M. Fabre-Magnan, 4ème éd., LGDJ, 1994, spéc. n° 838.
(6) Préc. note 3.
(7) Cass. com., 12 juin 2012, n° 11-16.109, FS-P+B (N° Lexbase : A8919INN), Bull. Joly Sociétés, 2012, p. 611, note J.-F. Barbièri ; D., 2013, p. 584, note J. Schmeidler ; Dr. sociétés, 2012, comm. 157, obs. R. Mortier ; Rev. sociétés, 2013, note C. Tabourot-Hyest.
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