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par Thierry Charles, Docteur en droit, Directeur des affaires juridiques d'Allizé-Plasturgie, membre du Comité des Relations Inter-industrielles de Sous-Traitance (CORIST) au sein de la Fédération de la Plasturgie et du Centre National de la Sous-Traitance
le 17 Mars 2015
Pour en revenir à Daniel Hurstel, il déplore notamment que l'article 1832 du Code civil (N° Lexbase : L2001ABQ) dispose que son but est le partage des bénéfices par les actionnaires : "La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter [...]", il n'en ressort aucune référence à un quelconque "projet d'entreprise". Il regrette, dans le même temps, que la plupart des théoriciens sur la question de l'économie de marché et de la finalité des sociétés commerciales soient des économistes, les juristes -à quelques exceptions près-, ayant abandonnés la partie (11). "Surely, corporate managers themselves, who must operate within the broader law of business, are aware of the legally imposed duties to protect workers, consumers, and larger communities. Perhaps it is time corporate lawyers caught up to this reality. Ces propos du professeur Winkler illustrent une certaine perception du droit des sociétés -et, plus globalement, de la construction juridique touchant à la sphère économico-financière- qui voit [encore aujourd'hui] dans la structure sociétaire une machine à cash flow destiné à servir un objectif purement économique détaché de toute préoccupation sociétale. Force est de constater que cette vision d'origine anglo-américaine a contaminé les pays industrialisés. Il suffit de comparer les développements juridiques des vingt dernières années en Amérique du Nord, en Europe ou encore, en Australie, pour se rendre compte de l'importance accordée à la satisfaction de l'intérêt des actionnaires", écrit Ivan Tchotourian (12). Ainsi l'école de Chicago a même érigé cette approche autour de la valeur actionnariale en idéologie : les actionnaires sont les créanciers résiduels supportant le risque de la société et leurs intérêts doivent donc être placés au premier plan.
Timidement, en 2015 le projet de loi "Macron" contenait dans sa version originelle, une -discrète- innovation sociale majeure qui inscrivait la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) dans le code ADN des entreprises. En effet, la version du projet de loi "croissance et activité" intégrait dans son article 83, la modification de l'article 1833 du Code civil, relatif à l'intérêt social de l'entreprise. Aux dispositions actuelles ("Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés"), le projet de loi proposait d'ajouter : l'entreprise "doit être gérée au mieux de son intérêt supérieur, dans le respect de l'intérêt général économique, social et environnemental". Toutefois cette modification a disparu de la version présentée lors du Conseil des ministres du 10 décembre 2014. Si elle avait été retenue, gageons qu'elle aurait renforcé juridiquement la responsabilité sociétale de l'entreprise en l'intégrant dans le génome de l' "affectio societatis". Ainsi, en se référant à l'intérêt général économique, social et environnemental, c'est le concept de développement durable qui aurait fait son entrée dans le Code civil : l'intérêt social allant au-delà des seuls contractants et des seuls intérêts économiques car il intègre des considérations non économiques, et fait de l'entreprise un dépositaire privilégié de l'intérêt général. Pour certains chroniqueurs, elle aurait même confirmé un changement d'état d'esprit en recouvrant des virtualités juridiques sans précédent dans la continuité des apports de la norme ISO 26000 (13) : "Il ne faut pas oublier que l'article 1833 du Code civil est le poumon des structures sociales. Il en est l'épine dorsale. La conception que l'on a de l'intérêt social donne le ton et affiche la couleur. Cette couleur est celle de la responsabilité sociétale des entreprises. Les entreprises ne fonctionnent pas en vase clos et ne sont pas renfermées sur les seuls enjeux économiques. Et pour le dire le législateur entend y mettre les formes car l'inscription des données sociales et environnementales se fait au sein de cet écrin précieux qu'est le Code civil. Cette sacralisation de la responsabilité sociétale des entreprises pourrait faire naître de nombreux espoirs. S'agissant d'une directive adressée aux entreprises, elle deviendrait une norme de référence juridiquement consacrée par la loi à partir de laquelle leur comportement pourra être apprécié. Ce référent permettrait d'apprécier l'existence ou non d'une faute" (14). Patrick d'Humières, Président de l'Institut RSE, qualifie toutefois cette initiative de "révolution juridique par effraction", en regrettant que les organisations concernées n'aient pas été consultées. Malgré tout, il se félicité de cette proposition : "C'est une reconnaissance pure et simple de la dimension RSE de la gouvernance demandée, et l'affirmation pour la première fois de la part substantielle des autres parties prenantes dans l'intérêt social de l'entreprise. Bien plus, c'est d'une certaine façon la reconnaissance d'un intérêt collectif supérieur au seul intérêt des associés !" (15). Adossée aux idées et réalités de "compliance" ou encore de "due diligence", certains veulent même croire que la RSE va désormais participer activement à la naissance de l'entreprise moderne : "La responsabilité sociale des entreprises quitte progressivement sa robe de concept pour enfiler celle de réalité juridique. Souhaitons qu'elle devienne également un axiome" (16). Car, pour Martin Richer, "le droit français ignore presque complètement -sauf dans quelques recoins peu fréquentés, notamment dans le droit de la concurrence- la notion d'entreprise. Il ne connaît que la notion de société [Code du commerce] et celle d'employeur [Code du travail]. La RSE vient se glisser dans cet angle mort pour proposer un élargissement de l'intérêt social à d'autres parties prenantes que les seuls actionnaires. Ces derniers possèdent des fragments [matérialisés par des actions] de la société mais l'entreprise, en tant que projet porté par un groupe humain, n'appartient pas à ses seuls actionnaires. C'est cet interstice entre société et entreprise, qui propulse l'évolution de la shareholder value [porteurs de parts] vers la stakeholder value [porteurs d'enjeux]" (17).
Las, c'est une idée qui a fait long feu au Gouvernement.
(1) Daniel Hurstel, Cent numéros et un voeu : remettre le projet d'entreprise au coeur du droit des affaires, Revue Lamy droit des affaires n° 100, janvier 2015. Voir également du même auteur, Le bon message d'Emmanuel Macron à l'entreprise, Les Echos.fr, 9 décembre 2014. "On parle beaucoup en ce moment de la réussite des sociétés sous contrôle familial ; la raison en est que le projet d'entreprise du fondateur reste premier dans les décisions sociales de ses héritiers. La poursuite du projet du fondateur dans le long terme est un élément essentiel de la réussite du capitalisme rhénan comme l'est l'association aux grandes décisions de syndicats responsables. C'est aussi la caractéristique des Google, Facebook, ou encore LinkedIn ou Twitter, qui sont contrôlés et animés par leurs fondateurs et qui lèvent du capital sans lâcher des droits de vote, se donnant ainsi la capacité de poursuivre leurs projets d'entreprise".
(2) Hans-Werner Sinn, Il faut défendre la science économique, La Tribune, 21 janvier 2015.
(3) Martin Wolf, Conseil d'un économiste aux astrologues, Le Nouvel économiste, 14 janvier 2015.
(4) Michael Sandel, What money can't buy. The moral limits of market, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2012, 244 p. Traduction française : Ce que l'argent ne saurait acheter, les limites morales du marché, traduit par Christian Cler, préf. de J.-P. Dupuy, éditions du Seuil, octobre 2014.
(5) Hicham-Stéphane Afeissa et Nonfiction, Y a-t-il des choses que l'argent ne devrait pas pouvoir acheter ?, Slate.fr, 14 octobre 2014.
(6) Olivier Cléach, Michael J. Sandel, Ce que l'argent ne saurait acheter, Lectures, Les comptes rendus, 2014.
(7) Représentante de l'altermondialisation grâce à son best-seller No Logo paru en 2000, Naomi Klein écrit notamment : "Nous étions trop occupés à analyser les images projetées sur le mur pour remarquer que le mur même avait été vendu. [...] Peu importe leur choix de tactique juridique, les fabricants de ces produits symboliques envoient tous le même message incroyablement contradictoire : nous voulons que nos marques soient l'air que vous respirez - mais ne songez même pas à l'expirer".
(8) This Changes Everything : Capitalism vs the Climate est sorti mi-septembre aux Etats-Unis et dans plusieurs pays anglo-saxons. L'ouvrage devrait être disponible en France au printemps 2015, aux éditions Actes Sud.
(9) Yuval Noah Harari, Une brève histoire de Sapiens, depuis Tel Aviv, Le Nouvel économiste, 19 septembre 2014.
(10) Lynn Stout, The Shareholder Value Myth: How Putting Shareholders First Harms Investors, Corporations, and the Public, Berrett-Koehler Publishers, mai 2012. Dans un célèbre article du New York Times, Milton Friedman prétendait que pour un chef d'entreprise, toute autre motivation que la maximisation du profit serait soit immorale soit anti-économique. Milton Friedman, The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits, The New York Times Magazine, September 13, 1970.
(11) Daniel Hurstel, Cent numéros et un voeu : remettre le projet d'entreprise au coeur du droit des affaires, op. cit. "[...] Ils sont surtout accaparés par des efforts toujours infructueux sur la réforme technique de la corporate governance qui n'a évité aucune crise et qui à chaque nouvelle réforme renforce encore le poids de l'actionnaire".
(12) Ivan Tchotourian, Shareholders et Stakeholders, mots et valeurs, contreligne.eu, novembre 2012.
(13) Norme ISO 26000 sur la responsabilité sociétale.
(14) M. Mekki, Le projet "Macron" et le nouvel article 1833 du Code civil : quand la force du droit vient de la force des mots, dalloz-etudiant.fr, 1er décembre 2014. "A ce titre, cette nouvelle définition viendrait en complément du futur devoir de vigilance, due diligence, que souhaiterait également consacrer le législateur ouvrant la voie à une future responsabilité des sociétés mères pour les actes dommageables causés par leur filiale. Ce devoir de vigilance constitue, au sens de la norme ISO 26000, une démarche globale, proactive d'identification, visant à éviter et atténuer les impacts négatifs sociaux, environnementaux et économiques, réels et potentiels, qui résultent des décisions et activités d'une organisation sur tout le cycle de vie d'un de ses projets ou activités [§ 2.4]. Cette norme de référence de l'article 1833 du Code civil serait également le point d'ancrage de la notion de sphère d'influence. Le paragraphe 2.19 de la norme ISO 26000 définit la sphère d'influence comme la portée/ampleur des relations politiques, contractuelles, économiques ou autres à travers lesquelles une organisation a la capacité d'influer sur les décisions ou les activités de personnes ou d'autres organisations. Parmi les instruments d'une telle sphère d'influence le contrat occupe une place de choix [§ 7.3.3.2 Norme ISO 26000]".
(15) Patrick d'Humières, Une révolution juridique... par effraction !, reporting-rse.com, 24 novembre 2014. "Il faudra veiller à ce qu'elles soient vraiment incitatives, et non impératives [nb: La RSE n'est pas de la quasi-loi mais une liberté d'entreprise], consensuelles et co-construites, insérées dans le jeu économique français pour qu'on sorte enfin de la liturgie des académiques de la RSE qui appellent à une entreprise mythique de leurs souhaits qui n'a rien à voir avec le tissu industriel réel, confronté à des dissensus, des concurrences et des contraintes qui minent sa compétitivité, et qui ne sont pas affaire de bonne ou mauvaise volonté mais de co-régulation partagée complexe des enjeux collectifs durables ! [...] En tout cas, dire [enfin] que la gouvernance doit s'inscrire dans une vision d'intérêt général, économique, social et environnemental est certainement le cadre d'avenir de l'entreprise, objet de longues discussions juridiques en Europe depuis des décennies, notamment en Allemagne [où l'on répète couramment que l'entreprise n'est pas que l'affaire de ses actionnaires...] mais c'est une vision qui doit procéder d'un consensus sociétal explicite, si on veut qu'elle corresponde à un cadre de gestion approprié. La responsabilité sociétale, on ne le répétera jamais assez, ne peut être une extension soft d'obligations illimitées ; elle n'est que le choix par l'entreprise de prendre en compte ses enjeux d'intérêt général pour en faire un levier de sa croissance et le faire reconnaître. C'est un élargissement de l'affectio societatis aux autres parties prenantes, voulu par les associés".
(16) J. Girard, Et si l'intérêt social d'une entreprise devenait sociétal, blog.huglo-lepage.com, 11 décembre 2014.
(17) Martin Richer, RSE et création de valeur : quel rôle pour le dirigeant ?, managementrse.blogspot.fr, 11 décembre 2014.
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