La lettre juridique n°601 du 12 février 2015 : Éditorial

La semaine judiciaire de la "maximalisation de l'intérêt personnel"

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La semaine judiciaire de la "maximalisation de l'intérêt personnel". Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/23037115-la-semaine-judiciaire-de-la-maximalisation-de-linteret-personnel
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 17 Mars 2015


"Les idées audacieuses sont comme les pièces qu'on déplace sur un échiquier : on risque de les perdre mais elles peuvent aussi être l'amorce d'une stratégie gagnante" (Johann Wolfgang von Goethe).

On a vu dernièrement que la Justice, vertu cardinale d'Aristote, était complétée, par nos juges suprêmes, de vertus anciennement théologales, mais mises au goût du jour républicain, telle l'espérance (légitime), hier à l'occasion de la protection du droit de propriété à l'égard de la rétroactivité des lois et de la caducité des obligations, aujourd'hui en évaluant le préjudice de perte de chance lié à une faute de mesurage d'un immeuble vendu... au regard du prix que le vendeur pouvait espérer obtenir même si l'immeuble était d'une moindre surface. Et, l'on constate, dans le même essor, que la Justice se meut aussi à l'aide d'agrégats tout aussi laïcisés, telle que la foi et la charité, quand elle valide un mariage franco-marocain entre personnes de même sexe ou lorsqu'elle entre en sympathie avec la femme victime du chantage de son ex-mari prêt à révéler la liaison de celle-ci à la femme de son nouvel amant, et cela malgré la constitution d'une preuve déloyale du chantage !

Ces trois exemples, dans la même semaine judiciaire, marque définitivement l'abandon de toute "idée de justice" en ce que la Justice ne se réfère plus à une conception abstraite, indépendante de toute considération de l'intérêt personnel, en ce qu'elle n'est plus un modèle, une perfection sur laquelle doit se guider l'action politique. Exit Platon, Kant et Rousseau... Place à Hume, Bentham et Rawls : la Justice consacre, jour après jour, la maximalisation de l'intérêt personnel, avec comme seule contrainte, la loi, rien que la loi, toute la loi.

Que nous apprend Hume, justement ? D'abord et avant tout que la Justice est une "vertu artificielle", née des conventions sociales ; elle est un effet de l'éducation et de la vie en société. Il n'existe pas de droit naturel, donc de "justice naturelle", et ce faisant, la Justice est dépourvue de tout "sens moral" naturel. Pour le fondateur de l'empirisme moderne, c'est l'intérêt personnel et le calcul rationnel qui permet de maximiser cet intérêt qui conduisent l'oeuvre de justice. Alors, pourquoi le juge (donc la société démocratique), qui n'a aucun intérêt personnel dans la satisfaction de l'intérêt des autres, s'indigne-t-il du malheur d'autrui ? C'est le mécanisme de "sympathie" qui permet au juge de dépasser son intérêt qui n'a subi aucun préjudice (absence d'atteinte à l'ordre public), pour satisfaire celui d'un autre.

Aussi, la Justice concèdera à un étranger, en principe soumis au droit personnel applicable selon sa nationalité, le "bonheur", selon Bentham, de jouir des droits applicables dans son pays d'accueil, la France. La Cour de cassation fait-elle autre chose en déclarant qu'un mariage franco-marocain entre personnes de même sexe est valide si le futur époux marocain a un lien de rattachement avec la France, tel que son domicile, alors que, jusqu'à présent, l'impossibilité du mariage homosexuel au Maroc interdisait tout mariage de même nature entre un marocain et un français. L'intérêt personnel, donc le bonheur du justiciable, prévaut sur la considération des normes étrangères différentes de celles en vigueur en France. "A Rome fais comme les romains" : c'est le principe absolu de la laïcité républicaine qui est, ici, réaffirmé, en réfutant in fine tout corpus juridique personnel issu de la seule nationalité, surtout lorsque ce corpus est l'essence religieuse et n'est pas universel. Et, c'est aussi un peu de Rawls dont il est question puisque "chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu des libertés de base égales pour tous" : ceci sans considération encore une fois de la nationalité. La vocation universelle des droits et libertés fondamentaux français referait-elle surface, avec un impérialisme qui commence sur le propre territoire de la République ?

La Justice prend des risques dans ses circonvolutions à maximiser l'intérêt personnel de chacun, même en considération du carcan législatif. Alors, en ce qui concerne la jurisprudence prétorienne, il n'est pas étonnant que les juges poussent l'avantage un peu plus loin pour considérer que, bien que la restitution à laquelle le vendeur est tenu à la suite de la diminution du prix résultant d'une moindre mesure par rapport à la surface convenue ne constitue pas un préjudice indemnisable et ne permet pas une action en garantie, il en va différemment de la perte de chance de vendre son bien au même prix pour une surface moindre. On pensait que l'indemnisation de la perte de chance n'était pas égale à la chance elle-même, on sait désormais qu'il est une exception de taille en matière immobilière, tant les prix, et donc la valeur du préjudice, sont finalement irrationnels.

Reste que la sympathie, avatar de la charité et de la fraternité, permet, également, au juge impartial d'accepter, comme moyen de preuve, l'enregistrement à l'insu du mari retors du chantage exercé sur son ex-femme, la menaçant de révéler l'infidélité de son nouvel amant à la femme de ce dernier, sauf à lui adresser quelques deniers. La Cour de cassation écarte la question de la loyauté de la preuve en décidant que le prévenu est irrecevable à contester, pour la première fois, devant elle, l'admission, comme moyen de preuve, de l'enregistrement d'une communication téléphonique auquel il n'a pas consenti.

L'oeuvre de Justice, en recherchant la satisfaction de l'intérêt personnel plus qu'à être un model idéologique à suivre, ne fait que coller à son temps et aux moeurs. L'individualisme du XXème siècle joue assurément les prolongations. Mais à ce jeu de l'anti-exégèse du droit, notamment pour les questions sociétales, elle prend toujours le risque de l'inconstance, de l'émotion ; risque aujourd'hui mal assumé par la loi.

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