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N5001BUR
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 20 Décembre 2014
Toujours est-il que les temps ont changé, l'essor de la liberté d'expression aussi, l'armée et le statut militaire plus que d'autres. Et, la "normalisation" de l'armée française s'accélère encore ces dernière semaines, avec, coup sur coup, d'abord, la condamnation de la France par la CEDH pour l'interdiction absolue des syndicats dans l'armée ; ensuite, avec l'annulation d'une sanction disciplinaire de "blâme du ministre" prononcée en raison du refus de se soumettre au calendrier vaccinal des armées ; enfin avec la sanction prononcée par le Conseil constitutionnel des dispositions relatives à l'incompatibilité des fonctions de militaire en activité avec celles de conseiller municipal.
Soyons justes : l'expression la "Grande Muette" est depuis fort longtemps impropre, pour ne pas dire obsolète. De Gaulle accorda aux militaires le sésame du droit de vote pour célébrer leur entrée dans la société civile en 1945 et, depuis lors, le champ des libertés s'est accru, avec la reconnaissance d'un statut réglementé en 1972, hautement réformé en 2005 pour tenir compte des "principes nécessaires à notre temps" -autant dire pour inscrire l'armée dans le rang de la modernité sociale-.
Pour autant, "l'état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité", tient toujours à préciser l'article L. 4111-1 du Code de la défense. C'est cette disposition qui, finalement, sert d'assise à toute relativisation des droits et libertés octroyés par le pouvoir républicain à l'armée française. "Les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens. Toutefois, l'exercice de certains d'entre eux est soit interdit, soit restreint dans les conditions fixées" par le Code de la défense, dispose l'article L. 4121-1. Et c'est comme cela pour l'exercice de toutes les libertés fondamentales : "les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire. Cette règle s'applique à tous les moyens d'expression" (C. déf., art. L. 4122-1) ! C'est le fameux devoir de réserve des militaires français. Comme si la moindre parcelle de liberté accordée à l'armée suscitait le doute quant à l'emploi et aux risques afférents par ceux en charge de la protéger.
Le risque, aujourd'hui, n'est assurément ni la sédition, ni le renversement de régime démocratique. Mais, la contrariété des opinions, des chefs d'état-major, comme ce fut le cas encore en mai 2014 à l'occasion des discussions sur la loi de programmation militaire, met nécessairement à mal l'autorité du Chef de l'Etat, chef des armées, et contrevient à la "tyrannie de la communication" politique qui ne supporte pas la contradiction de l'Etat en son sein. Il faut dire que la menace de démission en bloc des trois chefs d'état-major au regard des prévisions de restriction du budget militaire, pris comme variable d'ajustement du budget de la Nation, fit l'effet d'une bombe, malgré, de-ci de-là, des voies discordantes, singulières et régulières déjà relayées, depuis un certain temps, dans les médias (association de défense des droits des militaires ; forums "Gendarmes Et Citoyens" ou "militaires et citoyens", etc.).
Si la parole s'est libérée en quelques années, d'abord, le devoir de réserve -qui n'est plus dénommé ainsi depuis 2005, mais dont l'idée générale irrigue l'instauration des libertés civiles, civiques et politiques des militaires- est encore fort prégnant au sein de l'armée. En 2008, une enquête avait été lancée pour identifier les officiers anonymes ayant publié sous le pseudonyme "Surcouf" une tribune contre le Livre Blanc de la Défense nationale. En 2009, le commandant de gendarmerie Jean-Hugues Matelly avait été radié des cadres pour une tribune sur Rue89 critiquant le rapprochement avec la police -radiation annulée par le Conseil d'Etat-... Ensuite, l'article L. 4123-1 du Code de la défense interdit toujours aux militaires en activité de service d'adhérer à des groupements ou associations à caractère politique. Et, sous réserve des inéligibilités prévues par la loi, les militaires peuvent être candidats à toute fonction publique élective. Mais, les militaires qui sont élus et qui acceptent leur mandat sont placés dans la position de détachement -ils ne sont donc pas rémunérés !-. Pire, le premier alinéa de l'article L. 46 et le dernier alinéa de l'article L. 237 du Code électoral prévoient que les fonctions de militaire de carrière ou assimilé, en activité de service ou servant au-delà de la durée légale, sont incompatibles avec l'exercice des mandats de conseillers généraux, de conseillers municipaux et de conseillers communautaires.
C'est pourquoi les dispositions législatives organisant l'incompatibilité des fonctions de militaire en activité avec celles de conseiller municipal ne sont pas conformes à la Constitution, décide le Conseil constitutionnel dans une décision rendue le 28 novembre 2014. Les Sages ont estimé qu'en rendant incompatibles les fonctions de militaire de carrière ou assimilé avec le mandat de conseiller municipal, le législateur a institué une incompatibilité qui n'est limitée ni en fonction du grade de la personne élue, ni en fonction des responsabilités exercées, ni en fonction du lieu d'exercice de ces responsabilités, ni en fonction de la taille des communes. Ainsi, eu égard au nombre de mandats municipaux avec lesquels l'ensemble des fonctions de militaire de carrière ou assimilé sont ainsi rendues incompatibles, cette interdiction, par sa portée, excède manifestement ce qui est nécessaire pour protéger la liberté de choix de l'électeur ou l'indépendance de l'élu contre les risques de confusion ou de conflits d'intérêts. Dès lors, le premier alinéa de l'article L. 46 du Code électoral doit être déclaré contraire à la Constitution. Et ceci pour la dernière salve en date...
Le "devoir de réserve" des militaires français avait déjà subi un premier tir d'artillerie européenne le 2 octobre 2014. Pour la CEDH, l'interdiction pure et simple de constituer un syndicat dans l'armée ou d'y adhérer est contraire à la CESDH. Dans une première affaire, un gendarme avait créé en 2008 une association ayant pour objectif de faciliter la communication et l'échange entre gendarmes et citoyens. Informée de cette initiative, sa hiérarchie lui ordonna, ainsi qu'aux autres gendarmes en activité membres de l'association, d'en démissionner sans délai. Cette autorité estima que cette association présentait les caractéristiques d'un groupement professionnel à caractère syndical dont l'existence était prohibée par l'article L. 4121-4 du Code de la défense, compte tenu de la mention faite dans la définition de son objet de "la défense de la situation matérielle et morale des gendarmes". Les juges strasbourgeois indiquaient que les dispositions de l'article précité interdisaient purement et simplement l'adhésion des militaires à tout groupement de nature syndicale. Et, si, en vertu de l'article 11 de la Convention (liberté de réunion et d'association), des restrictions, mêmes significatives, peuvent être apportées aux modes d'action et d'expression d'une association professionnelle et des militaires qui y adhèrent, l'ordre de démissionner de l'association donné à l'intéressé a été pris sur la seule base des statuts de l'association et de la possible existence, dans la définition relativement large de son objet, d'une dimension syndicale. L'interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou d'y adhérer porte à l'essence même de la liberté d'association, une atteinte qui ne saurait passer pour proportionnée et n'était donc pas "nécessaire dans une société démocratique". Dès lors, il y a eu violation de l'article 11. Dans la seconde affaire, la CEDH adoptait une position similaire concernant une personne ayant fondé une association ayant pour objet statutaire "l'étude et la défense des droits, des intérêts matériels, professionnels et moraux, collectifs ou individuels, des militaires" et qui avait vu ses recours pour excès de pouvoir à l'encontre d'actes administratifs affectant la situation matérielle et morale des militaires rejetés, au motif que l'association requérante contrevenait aux prescriptions de l'article L. 4121-4 précité.
Et, entre-temps, le tribunal administratif de Poitiers ne put s'empêcher, le 15 octobre 2014, d'annuler le blâme infligé à une femme gendarme qui refusait de se faire vacciner. Si le tribunal admet que les dispositions du Code de la santé publique relatives aux obligations vaccinales donnent à l'autorité administrative la possibilité d'instaurer de telles obligations par voie réglementaire, il écarte la sanction disciplinaire de "blâme du ministre" en raison de son caractère disproportionné. En effet, le personnel de gendarmerie ne relevant pas du personnel militaire astreint au calendrier vaccinal des armées, la pratique des vaccinations dans les armées ne leur est pas applicable. En imposant à la gendarme une obligation de vaccination, l'autorité militaire lui a donc donné un ordre illégal. Le cas ne relève pas à proprement parler de la liberté d'expression ou d'opinion, mais marque une certaine rébellion encore inenvisageable il y a peu au sein des rangs militaires -encore que la gendarmerie soit désormais rattachée au ministère de l'Intérieur par mesure d'efficacité logistique-.
"On résiste à l'invasion des armées, on ne résiste pas à l'invasion des idées" écrivait Victor Hugo. Jadis, ce sont les armées françaises qui véhiculaient les idées libérales et les droits de l'Homme à travers l'Europe, puis le monde. L'exportation du modèle civil français se fit par l'entremise des baïonnettes bien plus que des pamphlets littéraires. Désormais, ce sont les idées libérales mondialisées -la plupart des autres pays européens, de tradition militaire moins ancrée il est vrai, accorde ces libertés à leurs militaires bien plus facilement qu'en France- qui pénètrent le corps militaire et envahissent le statut des forces armées.
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