La lettre juridique n°592 du 27 novembre 2014 : Discrimination et harcèlement

[Jurisprudence] De la justification des différences dans les salaires d'embauche : le juge peut-il raisonnablement se mettre à la place de l'employeur ?

Réf. : Cass. soc., 13 novembre 2014, n° 12-20.069, FS-P+B (N° Lexbase : A2975M3L)

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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 27 Novembre 2014

Même si les contentieux liés aux inégalités salariales ont semblé se raréfier ces derniers mois, la Cour de cassation demeure saisie encore dans des affaires où des salariés discutent devant le juge des différences de niveau de rémunération, soit à la suite de déroulés de carrière inégaux, soit même lors de l'embauche. Dans un nouvel arrêt en date du 13 novembre 2014, la Chambre sociale de la Cour de cassation confirme sa jurisprudence traditionnelle, ce qui conduit à s'interroger sur la pertinence de ce contrôle très approfondi du juge sur les éléments qui peuvent justifier des différences dans les salaires d'embauche.
Résumé

Si les qualités professionnelles ou la différence de qualité de travail peuvent constituer des motifs objectifs justifiant une différence de traitement entre deux salariés occupant le même emploi, de tels éléments susceptibles de justifier des augmentations de salaires plus importantes ou une progression plus rapide dans la grille indiciaire, pour le salarié plus méritant, ne peuvent justifier une différence de traitement lors de l'embauche, à un moment où l'employeur n'a pas encore pu apprécier les qualités professionnelles des salariés.

La seule différence de diplômes ne permet pas de fonder une différence de rémunération entre des salariés qui exercent les mêmes fonctions, sauf s'il est démontré par des justifications, dont il appartient au juge de contrôler la réalité et la pertinence, que la possession d'un diplôme spécifique atteste de connaissances particulières utiles à l'exercice de la fonction occupée.

Commentaire

I - L'employeur condamné en raison de salaires d'embauche inégaux

Contexte. Jusqu'à une période relativement récente, il semblait admis que l'entreprise constituait une sorte de micro marché de l'emploi sur lequel les opérateurs, c'est-à-dire les parties aux contrats de travail, employeur et salariés, négociaient librement le salaire, singulièrement lors de l'embauche, et que les principes d'autonomie de la volonté et de liberté contractuelle suffisaient à justifier d'éventuelles disparités, les négociateurs les plus habiles, les salariés les plus diplômés ou sachant profiter d'un renversement favorable de tendance dans le rapport entre l'offre et la demande, pouvant négocier de meilleurs conditions d'embauche et en retirer les bénéfices tout au long de leur carrière.

L'exigence de justice salariale a fini par supplanter la croyance dans les vertus de la loi de l'offre et de la demande, et les juges réclament aujourd'hui des comptes aux employeurs sur les raisons qui peuvent les pousser à mieux rémunérer certains salariés exerçant a priori les mêmes tâches que leurs collègues, lors de leur recrutement. La Cour de cassation a ainsi développé, dans les années 2000, à la fois une méthodologie permettant d'analyser ces situations, et des catégories de justifications tenant à l'expérience acquise par les salariés avant leur embauche, pour des tâches identiques ou comparables, à leur niveau de qualification, aux circonstances de leur recrutement, ou encore à l'état du marché du travail (1).

C'est précisément dans ce cadre qu'intervient cette nouvelle décision qui conforte la condamnation d'un employeur qui n'avait pas su convaincre les juges du fond.

L'affaire. Un salarié, embauché en avril 1981 en qualité d'employé aux écritures, a, par la suite, bénéficié de promotions successives jusqu'à occuper, après 1993, les fonctions de responsable de zones ventes et marketing, classé cadre, position III A de la Convention collective nationale de la métallurgie (N° Lexbase : X0590AEL), moyennant une rémunération brute annuelle de 64 470 euros. Faisant valoir que l'un de ses collègues qui occupait les mêmes fonctions que lui au sein du même service, tout en justifiant d'une ancienneté moindre, était classé au niveau III B, et percevait une rémunération supérieure de 20 % à la sienne, il avait saisi la juridiction prud'homale d'une demande de résiliation judiciaire et de dommages et intérêts. Il avait convaincu la cour d'appel, ce que contestait l'employeur dans le cadre du pourvoi.

Pour obtenir la cassation, l'employeur faisait tout d'abord valoir les conditions dans lesquelles le salarié avec lequel il se comparait avait été recruté (2), ce qui justifiait un salaire d'embauche plus élevé. On reconnaît ici l'argument qui avait conduit la Cour de cassation à valider des différences de rémunération entre une directrice de crèche titulaire et sa remplaçante qui avait été embauchée avec un salaire supérieur de 20 % (3), ou le versement d'une prime au bénéfice de chercheurs provenant de pays hors Union européenne et dont la valeur sur le marché mondial des ingénieurs qualifiés justifiait le bénéfice d'une compensation (4).

Il faisait également valoir que, la différence de rémunération se justifiait par le fait que l'autre salarié était mieux diplômé (5) et que les diplômes en question étaient utiles aux fonctions exercées, s'inscrivant ici également dans le cadre de la jurisprudence développée par la Cour de cassation ces dernières années (6). L'autre salarié avait, par ailleurs, de meilleures évaluations professionnelles, et son activité générait un meilleur chiffre d'affaires, ce qui justifiait, ex post, le meilleur salaire qui lui avait été consenti.

Aucun de ces arguments n'a convaincu la Cour de cassation qui rejette le pourvoi au prix d'une décision très argumentée, mais qui repose le problème de la pertinence des critères mobilisés et de l'étendue du contrôle du juge.

II - Un contrôle judiciaire excessif ?

Qualités professionnelles et qualité du travail. La première discussion portait sur la part que représentaient les disparités dans les salaires d'embauche dans les différences actuelles entre salariés, étant entendu que ces inégalités actuelles peuvent également résulter des parcours professionnels des salariés dans l'entreprise (7). La cour d'appel avait d'ailleurs rectifié les demandes présentées par le demandeur pour tenir compte de ses performances qui étaient inférieures à celles du collègue auquel il se comparait.

La Cour rappelle ici, fort justement d'ailleurs, que ce qui est susceptible de justifier des différences de déroulements dans les carrières, n'est nullement pertinent pour justifier des salaires d'embauche différents : "si les qualités professionnelles ou la différence de qualité de travail peuvent constituer des motifs objectifs justifiant une différence de traitement entre deux salariés occupant le même emploi, de tels éléments susceptibles de justifier des augmentations de salaires plus importantes ou une progression plus rapide dans la grille indiciaire, pour le salarié plus méritant, ne peuvent justifier une différence de traitement lors de l'embauche, à un moment où l'employeur n'a pas encore pu apprécier les qualités professionnelles" (8).

Diplômes. La Cour rappelle également les termes de sa jurisprudence sur les diplômes (9), et, plus généralement, sur les qualifications acquises (10), notamment lorsque les diplômes comparés attestent de durées et de contenus pédagogiques très différents, comme un Master 2 d'un côté, et un BTS (11) ou une licence (12) de l'autre, ou l'agrégation pour le professeur de droit et le master 2 d'une vacataire (13).

La Cour rappelle qu'il convient d'aller au-delà des apparences pour s'interroger, subjectivement d'abord, sur le caractère ou non déterminant du diplôme lors de l'embauche (14), mais également objectivement, pour déterminer si ces diplômes étaient "utiles à l'exercice de la fonction occupée" (15) par les salariés (16).

La doctrine a reproché à la Cour de cassation d'avoir outrepassé les limites de sa compétence, notamment dans l'affaire "Petrossian" (17), en se permettant de juger le contenu des diplômes et des formations. En réalité, la Cour de cassation ne porte elle-même aucun jugement, mais impose simplement au juge du litige de s'interroger, et donc au travers lui l'employeur, lorsqu'il cherche à se justifier, sur la pertinence des différences entre les diplômes détenus par les salariés, ce qui n'est pas exactement la même chose.

L'examen de la jurisprudence montre que si deux salariés sont titulaires de diplômes ou de niveaux de formation comparables (baccalauréat, licence, Master), la pertinence du critère est moindre, voire nulle a priori (18). L'employeur pourra bien entendu prouver le contraire, compte tenu notamment de la spécialité des diplômes et des tâches réalisées par les salariés (19).

Dans cette nouvelle affaire, la Cour de cassation observe que ce travail d'analyse de l'adéquation des diplômes aux fonctions pour lesquelles les salariés sont recrutés, avait été bien réalisé par la cour d'appel qui avait, dès lors, pu considérer que les différences constatées, qui étaient réelles, ne justifiaient pas la différence entre les salaires d'embauche.

Par ailleurs, l'analyse comparée des conditions du recrutement montrait que si le demandeur était moins diplômé, il présentait une expérience plus forte en relation avec les fonctions exercées, ce qui est de nature à "compenser très largement" les forces en présence (20).

Valeur de la décision. Cette nouvelle décision rendue par la Cour de cassation présente d'évidents mérites : elle est bien motivée, rappelle les solutions admises par la Haute juridiction depuis une dizaine d'années maintenant, assurant ainsi la continuité et la stabilité de la jurisprudence, et trace assez nettement à la fois les limites du contrôle du juge de cassation et ceux des juges du fond.

Il n'en demeure pas moins qu'on ne saurait cacher un certain malaise persistant dans ce genre de contentieux, devant des juges du fond se livrant à une pesée aussi méticuleuse des mérites respectifs des candidats lors de leurs recrutements, comme s'ils étaient eux-mêmes assis dans le fauteuil du recruteur au moment du choix des candidats. Certes, nous comprenons à la fois l'exigence de justice salariale et la nécessité d'ériger des garde-fous pour éviter que le pouvoir de l'employeur, lors des phases de recrutement, où les salariés sont les plus fragiles, ne devienne arbitraire.

Mais la jurisprudence ne va-t-elle pas trop loin dans ce contrôle judiciaire ?

Il y a, en effet, dans tout recrutement, une part non mesurable et irréductible de subjectivité. Le contrat de travail demeure un contrat conclu intuitu personae, et on ne saurait nier que le pouvoir de séduction d'un salarié peut justifier qu'il obtienne un salaire d'embauche plus élevé, parce qu'il inspire confiance, parce qu'il dégage une meilleure impression de sérieux, ou de compétence. Nier cette part de subjectivité, c'est passer totalement à côté de ce qui fait l'essence même du recrutement, et il n'est pas certain que la méthode de comparaison, qui tente de réduire le recrutement à un acte purement rationnel, déconnecté de l'analyse des sentiments, soit parfaitement adaptée.

Par ailleurs, les développements sur la valeur justificative des diplômes et la nécessité de les mettre en perspective avec les tâches des salariés, ne nous semblent guère convaincants. L'obtention d'un diplôme de niveau supérieur ne confère pas simplement à son titulaire des compétences techniques particulières ; elle atteste d'une capacité de travail, de réflexion, de synthèse, supérieurs. Réduire la question du diplôme à celle du savoir en minimisant, voire en niant, le savoir-faire, semble, dès lors, ignorer la nature de la valeur ajoutée que confère une formation diplômante.

Dans ces conditions, le juge ne devrait-il pas se contenter ici, comme lorsqu'il contrôle les différences de traitement admises par les partenaires sociaux, d'un contrôle de l'erreur manifeste, dès lors que l'employeur apporte des justifications qui sont de nature à expliquer la différence, qui plus est, lorsque celle-ci est raisonnable, ce qui semblait être le cas ici ? Quelques semaines après avoir mis en place pareille logique lorsqu'il s'agit de vérifier que l'employeur évalue convenablement les compétences de ses salariés lorsqu'il fixe l'ordre des licenciements (21), ne pourrait-on pas voir cette méthode de contrôle se généraliser ?


(1) Sur toutes ces questions, notre ouvrage Discriminations et inégalités de traitement dans l'entreprise, éditions Liaisons, coll. Droit vivant, 232 p., 2011, sp. n° 275 s.
(2) Le poste était vacant depuis un an, il y avait pénurie de candidats qualifiés.
(3) Cass. soc., 21 juin 2005, n° 02-42.658, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A7983DII) ; voir nos obs La justification des inégalités de rémunération, Lexbase Hebdo n° 174 du 30 juin 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N6023AIW).
(4) Cass. soc., 17 avril 2008, n° 06-45.270, FS-P+B (N° Lexbase : A9619D7E) ; voir nos obs., Affaire du Synchrotron' : la Cour de cassation persiste et signe !, Lexbase Hebdo n° 303 du 8 mai 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N8763BEB).
(5) Il était en effet ingénieur et titulaire d'un Master 2, alors que le demandeur n'avait que le bac et un certificat de fin d'études de formation aux fonctions d'encadrement
(6) Sur cette jurisprudence, notre ouvrage Discriminations et inégalités de traitement dans l'entreprise, éditions Liaisons, coll. Droit vivant, 232 p., 2011, sp. n° 275 s.
(7) Sur ces parcours : notre ouvrage, Discriminations et inégalités de traitement dans l'entreprise, préc., n° 280.
(8) La seule prise en compte de la date d'embauche n'est pas, en elle-même suffisante : dernièrement Cass. soc., 24 septembre 2014, n° 13-10.233, FP-P+B (N° Lexbase : A3180MX3).
(9) Cass. soc., 12 mars 2008, n° 06-40.999, F-D (N° Lexbase : A3976D7E) ; Cas. soc., 10 avril 2008, n° 06-44.944, F-D (N° Lexbase : A8764D7Q) ; Cass. soc., 24 septembre 2008, n° 07-40.848, F-D (N° Lexbase : A4988EAY).
(10) Cass. soc., 10 avril 2008, n° 06-44.944, F-D (N° Lexbase : A8764D7Q).
(11) Cass. soc., 17 mars 2010, n° 08-43.088, FS-P+B (N° Lexbase : A8092ETU) ; voir nos obs., La prise en compte des diplômes dans l'individualisation des rémunérations, Lexbase Hebdo n° 389 du 31 mars 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N7147BNZ).
(12) Cass. soc., 17 mars 2010, n° 08-43.089, FS-D (N° Lexbase : A8093ETW).
(13) Cass. soc., 16 octobre 2001, n° 00-40.775, FS-D (N° Lexbase : A9001AWB).
(14) Cass. soc., 18 juin 2008, n° 06-46.061, F-D (N° Lexbase : A2169D99).
(15) Cass. soc., 25 janvier 2011, n° 09-40.217, FS-D (N° Lexbase : A8480GQ7).
(16) Cass. soc., 16 décembre 2008, n° 07-42.107, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9149EBH) ; Dr. soc., 2009, p. 361, obs. Ch. Radé ; JCP éd. S, 2009, n° 11, p. 61, note J.-F. Césaro ; RDT, 2009, p. 173, obs. T. Aubert-Monpeyssen ; Cass. soc., 11 janvier 2011, n° 09-66.785, F-D (N° Lexbase : A9707GP9).
(17) Cass. soc., 16 décembre 2008, n° 07-42.107, FS-P+B+R, préc..
(18) Cass. soc., 24 mars 2010, n° 08-42.093, F-D (N° Lexbase : A1509EUG) ; Dr. soc., 2010, p. 583, obs. Ch. Radé.
(19) Cass. soc., 24 mars 2010, n° 08-42.093, F-D, préc..
(20) Sur la prise en compte de l'expérience acquise au bénéfice de l'employeur précédent, dans des mêmes fonctions : Cass. soc., 15 novembre 2006, n° 04-47.156, F-P (N° Lexbase : A3328DS3) ; Bull. civ. V, n° 340 ; Cass. soc., 31 octobre 2012, n° 11-20.986, F-D (N° Lexbase : A3194IW9). Cette expérience doit toutefois être pertinente au regard des fonctions nouvelles : Cass. soc., 27 mars 2013, n° 11-28.198, F-D (N° Lexbase : A2705KBS).
(21) Cass. soc., 24 septembre 2014, n° 12-16.991, FP-P+B (N° Lexbase : A3344MX7) : si le juge ne peut, pour la mise en oeuvre de l'ordre des licenciements, substituer son appréciation des qualités professionnelles du salarié à celle de l'employeur, il lui appartient, en cas de contestation, de vérifier que l'appréciation portée sur les aptitudes professionnelles du salarié ne procède pas d'une erreur manifeste ou d'un détournement de pouvoir. Il en va ainsi lorsque l'appréciation, par l'employeur, des qualités professionnelles de la salariée avait été faussée par sa volonté d'éviter le licenciement d'un salarié moins ancien, en raison du coût de ce licenciement pour l'entreprise, caractérisant ainsi un détournement de pouvoir.

Décision

Cass. soc., 13 novembre 2014, n° 12-20.069, FS-P+B (N° Lexbase : A2975M3L).

Rejet (CA Toulouse, 29 mars 2012, n° 10/03693 N° Lexbase : A8205IGY).

Textes concernés : principe "à travail égal, salaire égal".

Mots clef : principe "à travail égal, salaire égal" ; embauche.

Liens base : (N° Lexbase : E5502EX3).

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