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N4717BUA
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par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique
le 27 Novembre 2014
L'arrêt n° 13-17.121 du 11 juin 2014 constitue une nouvelle illustration des limites de la compétence du juge de l'expropriation. Selon l'article L. 13-1 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2916HLL), "les indemnités sont fixées, à défaut d'accord amiable, par un juge de l'expropriation désigné, pour chaque département, parmi les magistrats du siège appartenant à un tribunal de grande instance". En application de ces dispositions, le juge de l'expropriation est compétent pour se prononcer sur la réparation du préjudice lié à la privation de propriété, et cela, quelles que soient les modalités de cette réparation. Ceci implique, notamment, qu'il lui appartient de connaître des contestations relatives à l'indemnisation en nature des expropriés, ce qui vise les cas où l'expropriant répare le préjudice occasionné en effectuant divers travaux intéressant la propriété de l'exproprié (1). La compétence de ce juge peut également s'étendre à d'autres domaines que l'expropriation stricto sensu. Ainsi, de nombreux textes renvoient à l'article L. 13-1 en attribuant compétence au juge de l'expropriation pour évaluer les propriétés et droits réels concernés par les interventions foncières des collectivités publiques et indemniser les propriétaires touchés par des servitudes d'utilité publique. Par exemple, en matière de droit de préemption, l'article L. 213-4 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L4939IMU) prévoit qu'à défaut d'accord amiable, le prix est fixé "par la juridiction compétente en matière d'expropriation" et ceci "selon les règles applicables en matière d'expropriation". De même, selon l'article L. 515-11 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L2681ANM), lorsqu'une installation classée donne lieu à des servitudes d'utilité publique qui entraînent un préjudice direct, matériel et certain, les propriétaires, ainsi que les titulaires de droits réels ou leurs ayants droit, bénéficient du versement d'une indemnité qui est fixée, à défaut d'accord amiable, par le juge de l'expropriation.
La compétence du juge de l'expropriation est, toutefois, bornée par l'article L. 13-8 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2926HLX), qui précise que, "lorsqu'il existe une contestation sérieuse sur le fond du droit ou sur la qualité des réclamants et toutes les fois qu'il s'élève des difficultés étrangères à la fixation du montant de l'indemnité [...] le juge règle l'indemnité indépendamment de ces contestations et difficultés sur lesquelles les parties sont renvoyées à se pourvoir devant qui de droit". Ces dispositions, en tant qu'elles permettent au juge de l'expropriation de fixer une indemnité indépendamment des contestations, ont été jugées conformes aux articles 16 (N° Lexbase : L1363A9D) et 17 (N° Lexbase : L1364A9E) de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, relatifs respectivement au droit à un recours effectif et au droit de propriété (2).
La principale difficulté consistera alors à déterminer si la question soulevée devant le juge de l'expropriation présente, ou non, le caractère d'une "contestation sérieuse" au sens de cet article. C'est le juge de l'expropriation qui procédera à cette appréciation, sous le contrôle de la Cour de cassation (3).
Dans l'arrêt rapporté, pour fixer l'indemnité de dépossession correspondant à un lot d'un immeuble en copropriété, la cour d'appel de Montpellier avait retenu que le droit d'édifier une construction sur une surface déterminée du terrain, partie commune, avait été constitué en partie privative du fait de son intégration dans un lot "transitoire" auquel est rattachée une quote-part des parties communes. La cour d'appel avait ensuite considéré que ce droit de construire, reconnu à titre exclusif au propriétaire du lot, est un droit réel immobilier dont la consistance se trouve définie avec une précision relative dans un acte notarié du 4 septembre 1973. Il devait donc échapper à la caducité prévue par l'article 37 de la loi du 10 juillet 1965, fixant le statut de la copropriété des immeubles bâtis (N° Lexbase : L5536AG7). La cour d'appel avait aussi rappelé que ne sont réputés droits accessoires aux parties communes les droits mentionnés à l'article 3 de cette loi, comme le droit de surélever des bâtiments nouveaux dans les cours, parcs ou jardins constituant des parties communes, que dans le silence ou la contradiction des titres, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.
La cour d'appel s'était donc prononcée manifestement sur une "contestation sérieuse sur le fond du droit des expropriés", c'est-à-dire une "difficulté étrangère à la fixation du montant de l'indemnité" au sens de l'article L. 13-8 du Code de l'expropriation, ce qui justifie la cassation du jugement d'appel.
La solution retenue se situe dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure. Ainsi, par exemple, il a été jugé à plusieurs reprises par la Cour de cassation que le juge de l'expropriation n'est pas compétent pour trancher une contestation sérieuse concernant la fixation des limites des parcelles expropriées (4), ou encore pour modifier les limites ou les dimensions de ces parcelles (5). De la même façon, le juge de l'expropriation n'est pas compétent pour accorder une indemnité d'éviction au prétendu titulaire d'un bail rural dont l'existence est contestée (6). Dans la présente affaire, en conséquence, seul le juge de droit commun, c'est-à-dire le tribunal de grande instance, sera compétent pour statuer sur les droits des personnes expropriées.
L'arrêt n° 12VE03603 de la cour administrative d'appel de Versailles constitue une nouvelle illustration d'une jurisprudence particulièrement riche concernant la notion d'appréciation sommaire des dépenses qui doit figurer au dossier d'enquête préalable à une déclaration d'utilité publique. La cour administrative d'appel annule ici, en raison des omissions relevées dans le dossier, le jugement en date du 24 août 2012 du tribunal administratif de Versailles rejetant une demande tendant à l'annulation de l'arrêté en date du 30 octobre 2008 par lequel le préfet des Hauts-de-Seine avait déclaré d'utilité publique au profit d'un OPHLM la réalisation d'un programme de logements et déclaré cessible la parcelle de terrain dont les requérants sont propriétaires.
Rappelons qu'aux termes de l'article R. 11-3 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2619HHH), "l'expropriant adresse au préfet pour être soumis à l'enquête un dossier qui comprend obligatoirement : I.- Lorsque la déclaration d'utilité publique est demandée en vue de la réalisation de travaux ou d'ouvrages : [...] 5° L'appréciation sommaire des dépenses [...]". A de nombreuses reprises, le Conseil d'Etat a rappelé qu'il s'agit, ainsi, "de permettre à tous les intéressés de s'assurer que [les] travaux ou ouvrages, compte tenu de leur coût total réel, tel qu'il peut être raisonnablement apprécié à l'époque de l'enquête, revêtent un caractère d'utilité publique" (7). Elle est utile à la fois pour l'autorité expropriante mais également pour le public -et plus précisément pour le contribuable- qui finance l'opération. Il est donc nécessaire que cette appréciation soit réaliste et qu'elle répercute l'ensemble des coûts représentés par les travaux et ouvrages visés par la déclaration d'utilité publique.
Toutefois, la portée de cette obligation doit être doublement relativisée. D'une part, comme l'a récemment rappelé le Conseil d'Etat, seules les acquisitions foncières menées en vue de la réalisation de l'opération déclarée d'utilité publique doivent être comptabilisées (8). De la même façon, n'ont pas à figurer, entre autres, le coût des différents partis envisagés (9), la rentabilité du projet (10), ou encore le coût prévisionnel des relogements temporaires rendus nécessaires par une opération de restauration immobilière (11). Plus généralement encore, les juges considèrent que le montant de la participation des diverses collectivités appelées à en assurer le financement, ainsi que les données relatives à la rentabilité économique et financière du projet (12), ou encore les capacités financières de la commune bénéficiaire de l'opération, n'ont pas à apparaître (13). D'autre part, l'exigence d'une appréciation sommaire des dépenses n'implique nullement un chiffrage précis des coûts engendrés par l'opération projetée, ce qui implique deux choses. En premier lieu, une erreur d'estimation, aboutissant à une minoration de la valeur des biens, n'est pas nécessairement sanctionnée. Il en va autrement, en revanche, lorsque cette sous-estimation est importante. Ainsi, par exemple, il a été jugé qu'une estimation inférieure des trois-quarts à celle qui aurait pu raisonnablement être faite à l'époque de l'enquête est constitutive d'une sous-estimation manifeste des dépenses occasionnées par l'opération projetée, ce qui a pour effet d'entacher d'illégalité la procédure d'expropriation (14). En second lieu, l'omission d'une dépense minime, compte tenu du coût total représenté par le projet, ne constitue pas une irrégularité susceptible d'entraîner l'annulation de la déclaration d'utilité publique. Cette solution a, par exemple, été retenue dans une affaire dans laquelle le dossier d'enquête publique omettait dans l'appréciation sommaire des dépenses le coût entraîné par l'allongement d'un des ouvrages d'art prévus dans le cadre d'une opération d'aménagement à 2 x 2 voies de plusieurs sections d'une route nationale, représentant un coût total d'un montant supérieur à l'équivalent de 150 millions d'euros (15). On voit bien toutefois, à la lumière de cet exemple, qu'il existe un lien de proportionnalité entre la dépense qui a été omise et le montant total estimé représenté par l'opération projetée : plus ce montant est élevé, plus la tolérance des juges sera grande en cas d'omission d'une dépense.
Dans la présente affaire, au contraire, l'opération projetée était d'envergure relativement modeste. Rappelons qu'était en cause la réalisation d'un programme de logements sociaux et la cessibilité d'une parcelle de terrain, propriété des requérants, dont l'expropriation apparaissait nécessaire pour sa mise en oeuvre. Le dossier soumis à enquête publique n'avait, toutefois, pas inclus, dans l'estimation sommaire des dépenses liées au projet, le coût de la parcelle contigüe à la parcelle des requérants. Or, cette parcelle, dont l'OPHLM était déjà propriétaire, avait nécessairement été acquise pour une utilisation conforme à son objet. En effet, rien au dossier n'indiquait que l'OPHLM l'aurait affectée préalablement à d'autres projets que celui de la réalisation des logements sociaux en cause. Dès lors, la cour administrative d'appel considère que les requérants sont fondés à soutenir que c'est à tort que les premiers juges ont rejeté le moyen tiré de ce que le dossier soumis à enquête publique ne faisait pas état du coût de l'acquisition de cette parcelle. En conséquence, la cour annule le jugement attaqué et la déclaration d'utilité publique prise par le préfet des Hauts de Seine.
La qualification de terrain à bâtir est réservée aux terrains qui, à la date de référence, répondent aux deux conditions visées par l'article L. 13-15 II (N° Lexbase : L9115IZM) du Code de l'expropriation :
- ils doivent être effectivement desservis par une voie d'accès, un réseau électrique, un réseau d'eau potable et, dans certains cas un réseau d'assainissement, à condition que ces divers réseaux soient situés à proximité immédiate des terrains en cause et soient de dimensions adaptées à la capacité de construction de ces terrains ;
- ils doivent être situés dans un secteur désigné comme constructible par le plan local d'urbanisme, ou bien, en l'absence d'un tel document, dans une partie actuellement urbanisée de la commune.
Ces conditions sont abondamment illustrées par la jurisprudence, ce qui est tout à fait normal, eu égard à l'enjeu financier que représente la qualification de terrain à bâtir. Si elles sont réunies, la qualification d'une parcelle comme terrain à bâtir est d'ordre public et le juge ne peut la refuser (16).
Ce n'est toutefois pas la principale question qui se pose en l'espèce, mais celle de la détermination de la date à laquelle doit se placer le juge de l'expropriation pour apprécier si un bien peut être qualifié de terrain à bâtir. Conformément à l'article L. 13-15 du Code de l'expropriation, si le bien doit être estimé à la date de la décision de première instance, les juges doivent l'évaluer en fonction de son usage effectif à une date dite de "référence" qui est antérieure à celle de l'estimation. Cette date se situe un an avant l'ouverture de l'enquête publique (17), mais ce principe est assorti d'exceptions, notamment pour ce qui concerne les biens soumis au droit de préemption.
Il est donc nécessaire que le juge de l'expropriation précise dans son jugement la date de référence et la qualification du bien à cette date. Dans la présente affaire, la chambre de l'expropriation de la cour d'appel de Lyon avait écarté la qualification de terrain à bâtir de la parcelle expropriée aux motifs que les réseaux de fluide préexistants étaient très insuffisants (18) et qu'il n'existait pas d'accès direct à la voie publique (19). Toutefois, les juges d'appel avaient omis de mentionner la date de référence. La Cour de cassation n'étant, dès lors, pas mise en mesure d'exercer son contrôle, elle censure le jugement attaqué.
(1) T. confl., 9 juin 1986, n° 02410 (N° Lexbase : A8190BDP), Rec. tables, p. 453, D., 1987, somm. p. 240, obs. P. Carrias ; CE 2° et 6° s-s-r., 19 novembre 1986, n° 68875, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7242AM8), RD rur., 1987, p. 375, chron. Y. Jégouzo.
(2) Cons. const., décision n° 2012-275 QPC du 28 septembre 2012 (N° Lexbase : A5381ITH).
(3) Voir, par ex., Cass. civ. 3, 10 novembre 1998, n° 96-70.187 (N° Lexbase : A1088CRQ), AJDI, 1999, p. 236, obs. A. Bernard.
(4) Cass. civ. 3, 22 novembre 2000, n° 99-70.231 (N° Lexbase : A8830CYP).
(5) Cass. civ. 3, 24 février 1993, n° 91-70.213, publié au bulletin (N° Lexbase : A6099AHD), Bull. civ. III, 1993, n° 23, D., 1993, inf. rap. p. 67, D., 1993, somm. p. 196, obs. P. Carrias, JCP éd. G, 1993, IV, 1085, JCP éd. N, 1993, II, 40, Gaz. Pal. 8-10 août 1993, pan. dr. adm., p. 186, RD imm., 1993, p. 199, chron. C. Morel et F. Lamy, AJPI, 1994, p. 45, obs. A.B.
(6) Cass. civ. 3, 13 mars 2003, n° 02-70.005, FS-P+B (N° Lexbase : A4259A7U).
(7) CE, Ass., 23 janvier 1970, n° 68324, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5678B8S), p. 44, AJPI, 1970, p. 338, concl. G. Baudouin, AJDA, 1970, p. 298, note A. Homont. V. récemment CE 6° s-s., 22 juin 2012, n° 337343 et n° 337378, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A5158IPQ) ; CE 6° s-s., 8 juillet 2011, n° 327729, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9396HUK).
(8) CE 1° et 6° s-s-r., 19 octobre 2012, n° 343069, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7054IUS), Constr.-Urb., 2012, comm. 174, note L. Santoni, Dr. rur. 2013, comm. 22, nos obs., JCP éd. A, 2012, act. 718, obs. C.-A. Dubreuil.
(9) CE 3° et 5° s-s-r., 4 février 1981, n° 14675, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5521AKP), p. 773.
(10) CE 1° et 5° s-s-r., 6 janvier 1999, n° 73181, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9055B7I).
(11) CE 7° et 10° s-s-r., 24 janvier 1994, n° 133575, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9170AR3), Dr. adm. ,1994, comm. 162, LPA, 23 mars 1994, p. 8, note J. Morand-Deviller, RFDA, 1994, p. 385, JCP éd. G, 1994, IV, 813.
(12) CE 4° et 5° s-s-r., 13 juin 2005, n° 261751, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7336DIK).
(13) CAA Bordeaux, 5ème ch., 21 mars 2011, n° 10BX00286 (N° Lexbase : A4427M3D).
(14) CE 2° et 6° s-s-r., 7 juin 1999, n° 163949, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4555AXY) ; V. également, CE 8° et 9° s-s-r., 1er décembre 1993, n° 128100, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1757ANE), JCP éd. G, 1994, II, 22236, concl. J. Arrighi de Casanova ; CE 3° et 5° s-s-r., 30 décembre 1998, n° 196409, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8913ASW), Rev. jur. env., 1999, p. 116 ; CE 6° s-s., 8 juillet 2011, n° 327729, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9396HUK).
(15) CE 2° et 6° s-s-r., 30 décembre 1998, n° 183530, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A8743ASM).
(16) Cass. civ. 3, 11 mars 1987, n° 85-70.269 (N° Lexbase : A3092CRX), D., 1987, somm. p. 250.
(17) Cass. civ. 3, 12 février 2003, n° 01-70.224, F-D (N° Lexbase : A0017A7R).
(18) Voir, dans ce sens, Cass. civ. 3, 17 janvier 1990, n° 88-70.326 (N° Lexbase : A5605CU7), Bull. civ. III, 1990, n° 23, JCP éd. G, 1990, IV, 100 ; Cass. civ. 3, 17 juin 1998, n° 97-70.067 (N° Lexbase : A8544CUY), JCP éd. G, II, 10205, note A. Bernard ; Cass. civ. 3, 5 octobre 2010, n° 09-69.276, F-D (N° Lexbase : A3812GBS).
(19) Voir, dans ce sens, Cass. civ. 3, 4 juin 1995, n° 84-70.001, AJPI, 1986, p. 203 ; Cass. civ. 3, 23 avril 2011, n° 10-16.034, FS-P+B (N° Lexbase : A2695HQU), Bull. civ. III, 2011, n° 64 ; Cass. civ. 3, 5 mai 2008, n° 08-13.711, F-D (N° Lexbase : A7568EGE).
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