Réf. : Cass. civ. 3, 15 octobre 2014, n° 13-20.085, FS-P+B (N° Lexbase : A6587MYM)
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par Julien Prigent, Avocat à la cour d'appel de Paris, Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Baux commerciaux"
le 13 Novembre 2014
En l'espèce, un bailleur et un preneur avaient décidé de mettre fin, le 8 décembre 2005, au bail commercial qui, les liant depuis 1991, venait à terme le 18 juin 2009. Par convention du 18 mai 2006, précisant que la location était exclue du statut des baux commerciaux, le bailleur avait donné à bail les mêmes locaux au preneur pour une durée de deux années commençant le 1er janvier 2006 et expirant le 31 décembre 2007. Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 16 mai 2007, le locataire avait proposé au bailleur de prolonger le bail pour une durée d'un an en précisant qu'il souhaitait disposer du site pour lui permettre d'achever le transfert de ses activités et dépolluer le site. Le preneur avait également indiqué dans sa lettre que du fait de la prolongation du bail précaire, il se transformerait en un bail commercial dont la première période triennale s'achèverait le 31 décembre 2008. Le bailleur avait accepté la proposition du preneur par lettre du 24 mai 2007. Le preneur avait ensuite donné, par lettre recommandée du 8 juillet 2008, congé pour le 31 décembre 2008.
Le bailleur a contesté la validité de ce congé et sollicité le paiement des loyers postérieurs à cette date. Les juges du fond ayant accueilli cette demande (1), le preneur s'est pourvu en cassation, soutenant que le contrat conclu après la résiliation du bail commercial initial était une convention d'occupation précaire et non un bail dérogatoire qui aurait entraîné la création d'un bail commercial, l'obligeant à régler l'intégralité des loyers postérieurs.
I - Distinction de la convention d'occupation précaire et du bail dérogatoire de l'article L. 145-5 du Code de commerce
La convention d'occupation précaire et le bail dérogatoire ne sont pas soumis au statut des baux commerciaux. Ces deux conventions, pourtant très différentes, doivent être distinguées, même si en pratique, il arrive qu'elles soient confondues.
A - La convention d'occupation précaire
La convention d'occupation précaire est à l'origine une création prétorienne qui permet la conclusion de baux non soumis au statut des baux commerciaux parce que le bailleur n'est pas en mesure, en raison de circonstances extérieures à sa volonté, de garantir une jouissance pérenne à son locataire (2).
La loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, relative à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises (N° Lexbase : L4967I3D) a consacré l'existence légale de la convention d'occupation précaire en créant l'article L. 145-5-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L4973I3L) qui dispose que "n'est pas soumise au présent chapitre la convention d'occupation précaire qui se caractérise, quelle que soit sa durée, par le fait que l'occupation des lieux n'est autorisée qu'à raison de circonstances particulières indépendantes de la seule volonté des parties" (3). Cette définition correspond à celle antérieurement donnée par la Cour de cassation (4).
La convention d'occupation précaire n'étant pas soumise au statut des baux commerciaux, les modalités de cessation sont conventionnelles : contrairement à un bail commercial, elle n'a pas de durée minimale et sa cessation n'est pas soumise à un formalisme autre que celui dont les parties sont convenues.
B - Le bail dérogatoire
Le bail dérogatoire est un bail qui n'est pas soumis au statut des baux commerciaux car une disposition de ce dernier (C. com., art. L. 145-5) offre cette possibilité sous réserve du respect des conditions suivantes : le bail doit être conclu "lors de l'entrée dans les lieux du preneur" et "la durée totale du bail ou des baux successifs [ne doit pas être] supérieure à trois ans". Avant sa modification par la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, relative à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, l'article L. 145-5 du Code de commerce limitait la durée maximale du ou des baux dérogatoires successifs à deux ans (5).
C - Rejet en l'espèce de la qualification de convention d'occupation précaire
Les juges du fond avaient considéré que le bail conclu le 18 mai 2006 n'était pas un bail précaire à défaut de motif de précarité indiqué dans la convention et de preuve de l'existence d'un tel motif à cette date. Ce bail était donc régi, toujours selon les juges du fond, par les dispositions de l'article L. 145-5 du Code de commerce.
II - Création d'un bail commercial à l'issue d'un bail dérogatoire
A - Principes
Aux termes de l'article L. 145-5 du Code de commerce, si le preneur est laissé et reste en possession à l'expiration de la durée visée par ce texte pour pouvoir recourir à un bail dérogatoire, il se crée, un principe, un nouveau bail soumis au statut des baux commerciaux. Le bail commercial qui s'opère dans ce cas prend effet à compter du jour qui suit le terme du bail dérogatoire (6).
A l'expiration de la durée visée à l'article L. 145-5 du Code de commerce, il s'opère également un bail soumis au statut des baux commerciaux en cas de renouvellement exprès du bail ou de conclusion, entre les mêmes parties, d'un nouveau bail pour le même local. C'est le bail conclu ou renouvelé qui devient de plein droit soumis au statut des baux commerciaux (7) même si l'activité autorisée est différente (8).
La durée du bail commercial créé à l'issue d'un bail dérogatoire, sauf la faculté de résiliation triennale du preneur, est de neuf ans (C. com., art. L. 145-4 N° Lexbase : L5030I3P).
B - Création en l'espèce d'un bail commercial
Dans son arrêt du 21 mars 2013, la cour d'appel d'Amiens a affirmé que "un nouveau bail ayant été conclu après la fin du bail conclu en 1991, les dispositions de l'article L. 145-5 du Code de commerce devant trouver application la formule lors de l'entrée du locataire' s'interprétant en l'espèce comme : Lors de la prise d'effet du nouveau bail' qui implique une nouvelle entrée dans les lieux à l'occasion du nouveau bail". La cour poursuit en indiquant que le bail "précaire" (sic) "a donc bien été suivi par un bail commercial dont les parties ont convenu, aux termes de leurs courriers respectifs des 16 et 24 mai 2007, qu'il prendrait effet le 1er janvier 2006 et non le 1er janvier 2008".
La question se pose de savoir sur quel fondement un bail commercial s'est créé. Un bail commercial se crée à l'issue d'un bail dérogatoire lorsque le preneur reste et est laissé en possession ou en cas de renouvellement ou de conclusion d'un nouveau bail pour le même local entre les mêmes parties. En affirmant que "le bail précaire a donc bien été suivi par un bail commercial", la cour d'appel considère que ce n'est pas le bail du 18 mai 2006 conclu après la résiliation du bail initial qui serait un bail commercial, mais le bail formé par accord résultant de l'échange des lettres des 16 et 24 mai 2014.
Toutefois, la cour précise que la date d'effet de ce bail commercial a été fixée par les parties au 1er janvier 2006 et non au 1er janvier 2008. Il doit être rappelé, en effet, que le preneur avait indiqué, dans sa lettre, qu'en cas de prolongation du bail pour une durée d'un an, la première période triennale s'achèverait le 31 décembre 2008. Ceci fixait la date d'effet au 1er janvier 2006. Bien que le preneur ait visé dans sa proposition, acceptée par le bailleur, une prolongation, la cour d'appel semble pourtant estimer qu'un nouveau bail a été conclu. Si elle vise une date d'effet de ce nouveau bail au 1er janvier 2006, c'est en considération de la volonté des parties. Elle indique expressément que la date d'effet du nouveau bail n'est pas le 1er janvier 2008. Elle aurait ainsi considéré que le bail conclu le 18 mai 2006 serait un bail dérogatoire régulier et que l'accord passé au cours de ce premier bail porterait sur la conclusion d'un nouveau à effet du 1er janvier 2008, soumis au statut des baux commerciaux par l'effet de l'article L. 145-5 du Code de commerce.
Dès lors que le bail était commercial, que la première période triennale expirait le 31 décembre 2008, le congé du preneur, notifié par lettre recommandée, adressée le 8 juillet 2008, n'était pas régulier. Il doit être rappelé en effet qu'avant sa modification par la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, relative à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, l'article L. 145-9 du Code de commerce (N° Lexbase : L5736ISA) imposait que le congé du preneur soit notifié par acte extrajudiciaire. Il peut désormais être notifié par lettre recommandée avec demande d'avis de réception (C. com., art. L. 145-9, nouv. N° Lexbase : L5043I38 et R. 145-1-1 N° Lexbase : L7048I4S) (9). Le congé doit, en outre, être notifié au moins six mois à l'avance (C. com., art. L. 145-9) et le congé notifié le 8 juillet 2008 pour le 31 décembre 2008 était tardif. Le bail s'était donc poursuivi et le preneur était débiteur des loyers postérieurs à cette dernière date.
Dans l'arrêt rapporté, la Cour de cassation a approuvé la cour d'appel. Elle affirme "qu'ayant retenu à bon droit qu'en l'absence d'un motif de précarité, la convention du 18 mai 2006 faisant suite à un bail commercial résilié d'un commun accord avant son terme, ne pouvait déroger au statut que par application des dispositions de l'article L. 145-5 du Code de commerce, la cour d'appel qui a constaté que selon offre [du preneur] acceptée par [le bailleur] le 24 mai 2007, les parties étaient convenues que la durée de la première période triennale du bail devenu commercial par l'effet du maintien du preneur dans les lieux au-delà du terme fixé au bail dérogatoire expirait le 31 décembre 2009, en a exactement déduit que [le locataire] était redevable des loyers postérieurs au 31 décembre 2008".
Elle reconnaît donc que le bail conclu à la suite de la résiliation du bail commercial initial était un bail dérogatoire soumis aux dispositions de l'article L. 145-5 du Code de commerce. Tout en visant l'accord des parties sur la création d'un bail commercial, la Cour de cassation envisage la création d'un bail commercial par l'effet du maintien dans les lieux du preneur au-delà du terme fixé. Compte-tenu du fait que l'accord conclu en cours de bail dérogatoire portait sur sa prorogation, la création d'un bail commercial était, en effet, plus le résultat d'un maintien dans les lieux au-delà du terme initial que celui pouvant résulter la conclusion d'une nouvelle convention.
La Cour de cassation approuve enfin la cour d'appel d'avoir considéré que le locataire devait régler les loyers postérieurs au 31 décembre 2008.
La solution interroge en ce qui concerne la possibilité pour les parties de conclure un bail dérogatoire après la résiliation d'un bail commercial.
III - Condition relative à l'entrée dans les lieux du preneur
L'article L. 145-5 du Code de commerce dispose que "les parties peuvent, lors de l'entrée dans les lieux du preneur, déroger aux dispositions du présent chapitre [...]". C'est donc lors de l'entrée dans les lieux que le bail dérogatoire peut être conclu.
La Cour de cassation a fait preuve d'une certaine souplesse relativement à cette exigence.
Elle a ainsi précisé qu'il n'est pas nécessaire que "la convention portant sur un bail dérogatoire ait été matériellement établie au moment même de l'entrée en jouissance du preneur" (10). Le bail dérogatoire "matériellement" établi ne faisait ainsi que concrétiser l'accord des parties sur un bail dérogatoire ayant pris effet antérieurement à cette matérialisation.
Toutefois, cette jurisprudence ne remettait pas, a priori, en cause la condition selon laquelle les locaux ne devaient pas avoir été antérieurement occupés par le preneur, sauf s'il avait entre-temps quitté les locaux, même quelques mois (11).
La possibilité de conclure un bail dérogatoire a également été implicitement reconnue même en cas d'occupation préalable des locaux si cette dernière est du pur fait, sans le consentement du bailleur (12) ou pour permettre la réalisation des aménagements des locaux loués (13).
Il a également été jugé que le sous-locataire pouvait valablement conclure, à la suite de la cessation de la sous-location, un bail dérogatoire avec le propriétaire de l'immeuble, "l'entrée dans les lieux du preneur, au sens de [l'article L. 145-5 du Code de commerce] visant sa prise de possession des locaux en exécution du bail qu'il avait conclu avec les propriétaires" (14). Le changement de bailleur justifiait la solution.
Dans ces décisions, qui ont reconnu la possibilité de conclure un bail dérogatoire malgré une occupation antérieure, la Cour de cassation prend soin de relever les circonstances particulières qui justifient un tempérament à la condition relative à l'entrée dans les lieux. A contrario, elles peuvent amener à soutenir qu'à défaut de ces circonstances (bailleurs différents ou occupation de fait), les parties n'auraient pu recourir au bail dérogatoire.
Le cas de la renonciation d'un droit acquis à se prévaloir du statut des baux commerciaux à l'issue d'un bail dérogatoire mis à part, (15), il semblait difficile de pouvoir soutenir, compte tenu des dispositions de l'article L. 145-5 du Code de commerce, qu'un bail dérogatoire puisse être conclu pour permettre l'occupation des locaux après la résiliation du bail commercial conclu entre les mêmes parties et sur le même local. La condition liée à l'entrée dans les lieux du preneur semblait y faire obstacle.
La cour d'appel, dans la décision soumise au pourvoi ayant conduit à l'arrêt du 15 octobre 2014, avait précisé que "les dispositions de l'article L. 145-5 du Code de commerce devant trouver application la formule lors de l'entrée du locataire' s'interprétant en l'espèce comme : Lors de la prise d'effet du nouveau bail' qui implique une nouvelle entrée dans les lieux à l'occasion du nouveau bail". La condition de la conclusion du bail lors de "l'entrée dans les lieux" serait donc remplie dès lors qu'un nouveau bail est conclu... la notion devient théorique. Il y aurait entrée dans les lieux du seul fait de conclure un nouveau bail, même si c'est entre les mêmes parties, pour le même local et pour la même activité.
La Cour de cassation ne donne pas de précision sur la notion d'entrée dans les lieux. Toutefois, elle reconnaît la possibilité de conclure un bail dérogatoire à la suite de la résiliation d'un bail commercial, sans autre condition.
La solution peut étonner, ce d'autant que dans sa lettre du 16 mai 2007, selon ce qui est rapporté dans l'arrêt de la cour d'appel, le preneur avait indiqué que du fait de la prolongation du bail précaire, il se transformerait en un bail commercial dont la première période triennale s'achèverait le 31 décembre 2008. Cette proposition avait été acceptée par le bailleur, tant et si bien que l'accord des parties sur l'existence d'un bail commercial à effet au 1er janvier 2006 aurait pu suffire à justifier l'existence d'un bail commercial, sans passer par le mécanisme de la création d'un bail commercial à l'issue d'un bail dérogatoire.
Accorder la possibilité aux parties d'un bail commercial auquel il a été mis un terme de conclure dans la foulée un bail dérogatoire au visa de l'article L. 145-5 du Code de commerce semble contraire à la lettre de ce texte, qui réserve cette possibilité "lors de l'entrée dans les lieux", ainsi qu'à la volonté du législateur, dont cette condition est le reflet, le bail dérogatoire ayant été institué afin de permettre aux parties de tester la rentabilité d'une activité commerciale ou artisanale (16).
(1) CA Amiens, 21 mars 2013, n° 11/00692 (N° Lexbase : A6394KA3).
(2) V., par ex., Cass. civ. 3, 24 septembre 2002, n° 01-11.060, F-D (N° Lexbase : A5160AZ7) : précarité liée aux projets d'aménagement du quartier dans lequel se situaient les locaux, objet de la convention comportant la démolition des bâtiments existant.
(3) Cf. not. nos obs. Modification du statut des baux commerciaux par la loi du 18 juin 2014, relative à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises - Première partie, Lexbase Hebdo n° 387 du 26 juin 2014 - édition affaires (N° Lexbase : N2904BU4).
(4) Cass. civ. 3, 29 avril 2009, n° 08-13.308, FS-P+B (N° Lexbase : A6514EGD), nos obs. Sur les conditions de la possibilité de conclure une convention d'occupation précaire, Lexbase Hebdo n° 350 du 14 mai 2009 - édition privée (N° Lexbase : N0694BKW).
(5) Nos obs., Modification du statut des baux commerciaux par la loi du 18 juin 2014, relative à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises - Première partie, préc. note 3.
(6) Cass. civ. 3, 25 juin 2003, n° 02-12.545, FS-D (N° Lexbase : A9843C83).
(7) En ce sens, Cass. civ. 3, 20 décembre 977, n° 75-13.899 (N° Lexbase : A7183AG7).
(8)Cass. civ. 3, 31 mai 2012, n° 11-15.580, FS-P+B (N° Lexbase : A5198IMH).
(9) Nos obs., Modification du statut des baux commerciaux par la loi du 18 juin 2014, relative à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises - Première partie, préc. note 3.
(10) Cass. civ. 3, 9 décembre 2008, n° 07-13.106, F-D (N° Lexbase : A7128EBM). Voir également, Cass. civ. 3, 25 juin 1975, n° 74-12.877 (N° Lexbase : A7099AGZ).
(11) CA Paris, 16ème ch., sect. A, 14 janvier 2009, n° 08/00332 (N° Lexbase : A3218EDK).
(12) Cass. civ. 3, 5 janvier 983, n° 81-14.178 (N° Lexbase : A7587AG4).
(13) Cass. civ. 3, 10 mai 1977, n° 75-12.020 (N° Lexbase : A7173AGR).
(14) Cass. civ. 3, 15 avril 1992, n° 90-18.093 (N° Lexbase : A7915AGA).
(15) Voir par exemple, Cass. civ. 3, 20 février 1985, n° 83-15.730 (N° Lexbase : A7645AGA).
(16) Voir par exemple, projet de loi relatif à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, étude d'impact, 20 août 2013.
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