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N2591BUI
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par Hervé Causse, Professeur d'Université, Directeur du Master Droit des Affaires et de la Banque à l'Université d'Auvergne, Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit bancaire"
le 14 Juin 2014
Il faut également préciser que l'on parle ici de la vigilance qui intéresse les obligations contractuelles entre clients et professionnels. La précision est d'autant plus utile qu'un tiers peut voir dans l'inexécution de l'obligation contractuelle un fait qui lui a causé un préjudice ; cela l'amène à assigner en responsabilité délictuelle (C. civ., art. 1383 N° Lexbase : L1489ABR). Il n'en reste pas moins que la réalité de départ est bel et bien de nature contractuelle ; seul le contexte de la convention conclue permettrait de la consacrer. L'hypothèse n'est pas d'école et, dans ce contexte, le juge a pu prononcer un rejet clair de l'obligation de vigilance (voyez Cass. com., 19 décembre 2000, n° 97-16.763 N° Lexbase : A3450AUC, Bull. civ. IV, n° 190, 1er moyen). Outre cet aspect, la question de fond est une question de droit des obligations conventionnelles et il s'agit de savoir si un tel devoir existe ou non à la charge des établissements.
La réponse impose encore un détour pour délimiter et éclairer le sujet en relatant l'obligation de vigilance qui est consacrée par le dispositif légal anti-blanchiment (I), laquelle se distingue de celle qu'invoquent souvent les plaideurs. On pourra alors préciser la position qui voit l'obligation de vigilance générale être rejetée en jurisprudence (II). On constatera alors que l'invocation de cette obligation de vigilance fait l'effet d'un badigeon en cachant peut-être ce qui serait à détailler et à plaider, à savoir notamment une obligation de vérifier (III).
I - L'obligation de vigilance consacrée par le dispositif légal anti-blanchiment
Les établissements doivent exercer une vigilance dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d'argent. Cette obligation de vigilance là est légale, spéciale et indiscutable ; il s'agit alors d'une obligation de vigilance administrative des clients et opérations au profit des autorités publiques. Cette obligation de vigilance s'exerce principalement au profit de TRACFIN, service national centralisé de l'Etat. Malgré l'identité du mot "vigilance" et de l'expression "obligation de vigilance", il s'agit alors d'un sujet en soi, distinct de l'obligation plaidée dans les contentieux opposant les établissements aux clients. Cette obligation légale de vigilance est indivisiblement liée, dans sa finalité, à l'obligation de dénonciation des opérations suspectes à laquelle le professionnel, banquier ou autre, est légalement tenu.
En disant "dénonciation", on constate ô combien cette vigilance est spéciale puisqu'elle évoque des mécanismes très forts, souvent détestés car contraires aux libertés élémentaires : la vigilance visant à la dénonciation a pour soeur cachée la surveillance qui, elle, peut servir à la délation... Ces quelques mots et idées remettent en tête la difficulté que dissimule toute vigilance. Sur des airs de bons comportements contractuels, elle serait de nature à susciter une obligation générale de surveillance du banquier sur ses clients. Voilà qui poserait de nombreux et épineux problèmes pour simplement ajuster les obligations du banquier pour telle ou telle opération... On peut, en effet, voir dans une obligation de vigilance la nécessité d'une surveillance générale qui serait une atteinte à la liberté des clients ; on y devine une obligation impossible à réaliser tant les clients, comptes et opérations sont nombreux ; et, enfin, on y verra un encouragement à des procédés informatiques de fichage et des fichiers. On ne pouvait donc pas arriver à ces planches glissantes en invoquant l'obligation administrative de vigilance. Ainsi, la jurisprudence refuse, à juste titre, que l'action en responsabilité du client contre le banquier puisse se fonder sur la violation de ces obligations administratives de vigilance (Cass. com., 28 avril 2004, n° 02-15.054, FS-P+B+I N° Lexbase : A9943DBU, Bull. civ. IV, n° 72 ; JCP éd. E, 2004, 830, note J. Stoufflet).
II - L'obligation de vigilance générale rejetée en jurisprudence
Nous voilà au coeur du propos, et il consiste notamment à dire que le teneur de compte n'a pas nettement d'obligation de surveillance du compte, ou d'obligation de vigilance. Cela a pu être jugé pour les comptes bancaires d'argent et alors que le pourvoi défendait la prétendue et fameuse "obligation de vigilance" utilisée par l'arrêt d'appel ; le juge du droit caractérise ainsi le refus du juge d'admettre cette obligation (Cass. com., 5 novembre 2002, n° 00-11.314, FS-P N° Lexbase : A6691A39, Bull. civ. IV, n° 157). Tel a encore été le cas récemment, pour un compte, dans un arrêt rendu sur un pourvoi qui cette fois invoquait une "obligation de vigilance" sous trois aspects, et ce à propos de dépenses excessives faites avec une carte bancaire (Cass. com., 16 octobre 2012, n° 11-19.981, F-P+B N° Lexbase : A7303IUZ, Bull. civ. IV, n° 183). On a pu estimer naguère que tel était encore le cas pour les comptes de titres (Cass. com., 13 juin 1995, n° 93-17.982 N° Lexbase : A1253ABZ, Bull. Joly Bourse, 1995, p. 392 ; contra CA Paris 13 septembre 2002, ibid., 2003, p. 31, note Ruet) qui dépendent désormais de nombreuses dispositions sur les services en investissement.
La solution est en harmonie avec la liberté du client, celle d'employer comme il le souhaite ses fonds, soit son libre arbitre ; on peut y voir encore l'harmonie avec l'obligation de non-immixtion du banquier qu'on peut encore appeler obligation de non-ingérence. Sur ce second point, l'harmonie est une chose importante, mais l'on peut se demander si elle est déterminante. Ainsi, il est aujourd'hui peu contesté que l'exécution de la mise en garde pour un prêt excessif coexiste avec l'obligation de non-immixtion : juridiquement, le banquier ne s'immisce pas dans les affaires de son client quand il le met en garde, alors qu'il sait à peu près tout de sa situation financière. On voit que l'on peut se rapprocher de la frontière de l'ingérence. L'obligation de non-immixtion n'est donc peut-être pas une garantie définitive de l'impossibilité, demain, de voir consacrer une obligation de surveillance ; elle en est toutefois une car, à force de se rapprocher de la zone qui serait de l'ingérence dans les affaires du client, la frontière va se troubler et pour les clients et pour les professionnels. On est loin d'en être là, ce qu'il faut encore préciser.
L'obligation de vigilance ne menace pas le droit positif détaillé par le juge du droit. Cet état des choses a été récemment rappelé dans un arrêt rendu, cette fois, par la deuxième chambre civile (Cass. civ. 2, 4 juillet 2013, n° 12-20.242, FS-D N° Lexbase : A5474KIL). Alors que l'obligation de vigilance fut plaidée dans ce dossier, elle n'a pas été consacrée. Il s'agissait d'une affaire de sommes et chèques détournés par un mandataire d'assurance ; les faits sont assez compliqués et ne sont donc pas repris ici. La décision n'a pas été publiée au Bulletin de la Cour car, selon nous, elle reprend la position consistant à rejeter l'idée d'une "obligation de vigilance". Cette décision de 2013 est néanmoins intéressante parce qu'une lecture rapide de certaines décisions donnent à certains l'audace de plaider sur cette obligation de vigilance.
Parmi ces décisions, un arrêt publié avait souligné un cas de responsabilité du banquier (Cass. com., 22 novembre 2011, n° 10-30.101, F-P+B N° Lexbase : A0013H3U, Bull. civ. IV, n° 190) : il s'agissait de comptes permettant à la société mise en cause de faire des opérations de banque et d'investissement sans le statut et l'agrément bancaire nécessaires. La Cour de cassation avait jugé que cela devait alerter le banquier, alors qu'il avait pris sans sourciller à l'encaissement les chèques d'épargnants floués. Cette affaire de 2011 était donc particulière qui, en un certain sens, donna à juger qu'un banquier devait savoir reconnaître un autre professionnel du secteur bancaire... Alors même que la Cour de cassation évoque la vigilance du banquier, qui doit être nette en cas d'anomalie dans une opération, elle ne pose pas une "obligation de vigilance" ; en revanche, elle approuve le juge du fond d'avoir reconnu une obligation de vérifier à la charge du banquier.
Un peu dans la même trame, la première chambre civile a elle aussi motivé une cassation sur la "vigilance" dans une affaire de compte jugée en 2005. L'arrêt ne consacre pas l'expression "obligation de vigilance", ou "devoir de vigilance", et le résumé sous l'arrêt publié relate la décision pour une exigence de "diligence" du professionnel (Cass. civ. 1er, 2 novembre 2005, n° 03-10.909, FS-P+B N° Lexbase : A3247DLT, Bull. civ. I, n° 400). Il n'y aurait pas de dissonance entre l'arrêt et son résumé s'il s'agissait d'une décision appelée à poser une nouvelle obligation. En outre, la publication de cet arrêt donne à la Cour le moyen de se référer à une solution antérieure de la Chambre commerciale (Cass. com., 3 juin 1998, n° 95-21.600 N° Lexbase : A5341ACS, Bull. civ. IV, n° 175) qui tranchait la solution pour La Poste dans un cas où l'établissement avait mal pris les renseignements sur le client à l'ouverture d'un compte-chèque : l'arrêt d'appel est alors naguère cassé pour défaut de base légale, pour ne pas avoir examiné si la situation n'exigeait pas une vigilance particulière, l'expression "obligation de vigilance" n'étant pas davantage consacrée.
Les plaideurs doivent prendre acte de la situation. Fonder une assignation ou des conclusions sur l'idée d'une obligation de vigilance est une fausse bonne idée : le juge devant statuer ne trouvera aucune disposition légale ou décision de la Cour de cassation l'invitant à faire droit aux demandes ainsi fondée. Le juge du fond, quant à lui et du reste, s'en méfiera également car, s'il motive sa décision sur cette seule expression, il risque de voir sa décision être réformée ou cassée.
III - L'obligation de vigilance badigeonnée sur l'obligation de vérifier
Sur l'essentiel, les professionnels du secteur financier se rassureront donc, sans en déduire qu'ils n'ont pas à être vigilants. Ils doivent exercer toutes leurs activités en exécutant leurs obligations avec rigueur. La position de la jurisprudence, confirmée avec ce dernier dossier et arrêt de 2013, mérite cependant une analyse plus fine encore. La banque n'a pas été condamnée alors qu'était justement invoquée à son encontre, par la victime, une obligation de vigilance dans la tenue des comptes et des encaissements de chèques (faut-il insister sur le fait que ce sont là deux opérations notables et caractéristiques de l'activité bancaire et donc significatives ?). On doit cependant reprendre la réponse donnée dans l'arrêt précitée de 2013 : "[...] les circonstances dans lesquelles les souscripteurs avaient opéré la remise des chèques n'étaient pas de nature à éveiller leurs soupçons sur la réalité des opérations [...]". L'attendu évite le mot vigilance et, encore davantage pensons-nous, l'expression "obligation de vigilance". Elle parle plus sobrement, décrivant les faits, de remises qui "n'étaient pas de nature à éveiller leurs soupçons".
Ces derniers mots contiennent la solution jurisprudentielle. On sait ne pas pouvoir spéculer et soutenir que certains événements font naître une obligation de vigilance, le juge l'aurait sinon dit et tel n'est pas le cas. On préférera l'idée générale d'exigence d'une exécution rigoureuse de toutes les obligations du banquier -et de façon générale des entités agréées et dépositaires et mandataires de leurs clients-. En revanche, sous le couvert d'une obligation d'exécuter avec rigueur et professionnalisme ses obligations, toute anomalie doit conduire le banquier à une vérification. Le verbe "vérifier" semble alors plus précis que l'idée de vigilance, malgré la mode qui porte ce dernier. Un soupçon né d'une anomalie exige de purger le doute ce qui suppose non pas une vigilance, mais une investigation précise : une vérification.
On peut alors comprendre mieux encore que le juge refuse de consacrer l'obligation de vigilance : dans la situation générale elle est trop forte et radicale en imposant une surveillance plutôt détestable et probablement impraticable, dans la situation spéciale, où naît un soupçon, elle est trop générale et imprécise ! L'obligation de vigilance contractuelle a toute chance de rester l'arlésienne des conventions bancaires, on en parle sans jamais la voir.
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