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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)
le 12 Décembre 2013
Il est assez habituel que les contrats préparatoires qui, comme leur nom l'indique, préparent le contrat définitif, soient conclus sous condition suspensive, le plus souvent sous condition de l'obtention par le débiteur d'un prêt lui permettant le financement de l'opération envisagée ou d'une autorisation quelconque lui permettant d'exercer l'activité en vue de laquelle l'opération est réalisée. Ainsi, la plupart des promesses de vente, synallagmatiques ou unilatérales, sont-elles conclues sous conditions. Aussi bien, lorsqu'est en cause le prêt d'une somme d'argent, afin de ne pas voir sa responsabilité engagée pour avoir commis une faute en octroyant un crédit manifestement excessif eu égard au patrimoine de l'emprunteur, le banquier qui estime les capacités financières de celui-ci insuffisantes refusera-t-il de lui accorder le prêt sollicité, ce qui, naturellement, aura pour effet d'empêcher la réalisation de la vente objet de la promesse. On rappellera, à cet égard, que l'article 1168 du Code civil (N° Lexbase : L1270ABN) dispose que "l'obligation est conditionnelle lorsqu'on la fait dépendre d'un événement futur et incertain, soit en la suspendant jusqu'à ce que l'événement arrive, soit en la résiliant, selon que l'événement arrivera ou n'arrivera pas", et que l'article 1176 (N° Lexbase : L1278ABX) précise que, "lorsqu'une obligation est contractée sous la condition qu'un événement arrivera dans un temps fixe, cette condition est censée défaillie lorsque le temps est expiré sans que l'événement soit arrivé". Encore faut-il que la non réalisation de la condition ne soit pas due à la faute de l'emprunteur ou, plus largement, du débiteur lui-même qui n'aurait, par exemple, pas sollicité le prêt nécessaire à la vente. Ainsi l'article 1178 du Code civil (N° Lexbase : L1280ABZ) dispose-t-il que "la condition est réputée accomplie lorsque c'est le débiteur, obligé sous cette condition, qui en a empêché l'accomplissement". C'est d'ailleurs là sans doute la difficulté la plus fréquemment rencontrée en jurisprudence, où l'on se demande si la défaillance de la condition doit être considérée comme le fait du débiteur. Un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 20 novembre 2013, à paraître au bulletin, en constitue d'ailleurs un nouvel exemple.
En l'espèce, une promesse de vente sous condition suspensive de l'obtention d'un prêt au taux maximum de 4,75 % a été conclue entre le propriétaire du bien et l'acquéreur. Le notaire du second a cependant notifié à son confrère, notaire du premier, la renonciation de l'acquéreur du fait du refus de la banque de lui accorder le prêt. C'est dans ce contexte que le vendeur a assigné l'acquéreur pour faire dire qu'il n'avait pas satisfait à ses obligations contractuelles visées au "compromis" et que la condition suspensive tenant à l'obtention du prêt devait être considérée comme réalisée. La cour d'appel de Versailles, par un arrêt du 27 septembre 2012 (1), a débouté le vendeur qui, estimant la condition réalisée, réclamait mécaniquement le paiement du forfait contractuellement prévue par la clause pénale : les juges du fond, devant lesquels le vendeur reprochait à l'acquéreur d'avoir demandé à la banque un prêt à un taux inférieur au taux prévu à la promesse de vente, ont considéré, après avoir relevé que s'il était exact qu'il avait demandé une simulation sur la base d'un taux de 4,20 % dont il n'était au demeurant pas démontré qu'il fut fantaisiste, que le seul fait de demander un taux légèrement inférieur au taux prévu par la promesse ne constitue pas une faute justifiant la mise en jeu de la clause pénale et qu'il n'y avait pas là une "instrumentalisation" de la condition suspensive ainsi que le prétendait le vendeur. C'est cette décision qui est, sous le visa de l'article 1178 du Code civil, cassée : la Haute juridiction décide en effet "qu'en statuant ainsi, tout en constatant, d'une part, que Mme Y [l'acquéreur] avait sollicité de la banque B. un prêt à un taux ne correspondant pas aux caractéristiques de la promesse, d'autre part, qu'elle se contentait de produire une lettre de C. indiquant que son dossier avait été détruit, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé le texte susvisé". Et la Cour d'en déduire, logiquement, "que la disposition relative à la clause pénale attaquée par le premier moyen se rattachant par un lien de dépendance nécessaire au chef critiqué par le deuxième moyen, la cassation de l'arrêt sur le premier moyen entraîne, par voie de conséquence, l'annulation de la disposition relative au rejet de la demande de dommages-intérêts".
La question à laquelle devait ici répondre la Cour de cassation est somme toute assez classique. Il n'est pas rare, en effet, que l'on s'interroge sur le point de savoir si la défaillance de la condition doit être, ou non, considérée comme le fait du débiteur (2). On considère, classiquement, qu'il appartient à l'emprunteur de démontrer qu'il a sollicité un prêt exactement conforme aux caractéristiques définies dans la promesse de vente (3), si bien, par exemple, qu'il a été jugé que l'emprunteur avait commis une faute en demandant un prêt supérieur à celui prévu dans la promesse de vente (4). Un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 12 septembre 2007, dans une hypothèse où le débiteur de la condition avait, certes, bien demandé à son banquier un prêt, sans pour autant que les caractéristiques du prêt demandé correspondent exactement à celles de la promesse de vente assortie de la condition suspensive, avait cependant paru vouloir faire une lecture assez souple de l'article 1178 du Code civil : s'appuyant sur des considérations d'ordre économique, la Cour avait considéré que, quand bien même le prêt demandé n'aurait pas tout à fait respecté les caractéristiques définies dans la promesse de vente, il aurait, en tout état de cause, été refusé par l'établissement de crédit, de telle sorte que la défaillance de la condition ne devait pas être imputée au débiteur (5). Ces solutions ne sont sans doute pas contradictoires : pour qu'il engage sa responsabilité, il faut qu'il soit établi que le débiteur, par son abstention fautive ou sa négligence (6), a empêché l'accomplissement de la condition et, ainsi, causé un préjudice à son cocontractant qui, lui, a immobilisé le bien (7). C'est donc moins le fait du débiteur, consistant dans le non-respect des prévisions contractuelles relatives à la demande de prêt, qui doit faire l'objet d'une attention toute particulière, que le lien de causalité entre ce fait et la défaillance de la condition -étant entendu que c'est au créancier de l'obligation sous condition suspensive qu'il incombe de prouver que le débiteur a empêché la réalisation de celle-ci (8)-. Il faut ainsi distinguer entre, d'une part, les hypothèses dans lesquelles la défaillance de la condition paraît ne résulter que de la négligence du débiteur et, d'autre part, celles dans lesquelles les circonstances de fait permettent de considérer que, même sans la faute du débiteur, la condition n'aurait pas pu se réaliser. Mais encore faut-il que de telles circonstances existent. Tel ne paraissait pas être le cas dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 20 novembre 2013 : la Cour ne dit pas que la défaillance de la condition doit systématiquement être imputée au fait du débiteur au seul motif qu'il n'aurait pas, dans sa demande de prêt, respecté les caractéristiques de la promesse ; mais elle dit que lorsque les premiers juges constatent que le débiteur a sollicité un prêt à un taux ne correspondant pas aux caractéristiques de la promesse, et que rien ne permet de considérer que la banque n'aurait pas en toute hypothèse refusé le prêt, quand bien même le taux sollicité par l'emprunteur aurait bien été celui dans la promesse, ils doivent en tirer les conséquences et faire droit à la demande du créancier de l'obligation sous condition.
L'occasion a déjà été donnée, dans le cadre de cette revue, d'insister sur l'importance du devoir d'information et de conseil qui pèse sur les professionnels du droit, relevant, d'ailleurs, que, en réalité, le conseil est avant tout l'instrument permettant d'atteindre l'exigence d'efficacité inhérente à leurs obligations, comme l'exprime l'arrêt "Boiteux" de la première chambre civile de la Cour de cassation du 22 avril 1981, suivant lequel le devoir de conseil du notaire est destiné à assurer la validité et l'efficacité des actes (9). Ainsi les notaires doivent-ils, avant de dresser les actes, procéder à la vérification des faits et conditions nécessaires pour assurer l'utilité et l'efficacité de ces actes (10), en même temps qu'ils doivent éclairer les parties et attirer leur attention sur les conséquences et les risques des actes qu'ils authentifient (11). Par où l'on voit bien que leur obligation d'assurer l'efficacité des actes auxquels ils prêtent leur concours implique l'obligation d'informer les parties des avantages, des conditions et des risques encourus, afin d'éclairer leur consentement. Des observations du même ordre peuvent être faites à propos de l'avocat : tenu, en tant que rédacteur d'acte, de prendre toutes dispositions utiles pour assurer la validité et l'efficacité de l'acte (12), il lui incombe d'apporter la diligence à se renseigner sur les éléments de droit et de fait qui commandent les actes qu'il prépare ou les avis qu'il doit fournir, et d'informer ses clients sur la portée de l'acte et sur la conduite à tenir (13). En tout état de cause, à supposer qu'un manquement à son obligation d'information et de conseil puisse effectivement être imputé au professionnel, il reste encore à déterminer le préjudice dont le client peut demander la réparation. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation, en date du 19 novembre 2013, à paraître au Bulletin, avait précisément à répondre à cette difficulté, la faute du notaire ayant fait perdre une chance à son client de ne pas contracter.
En l'espèce, assignés, sur le fondement des articles 1857 (N° Lexbase : L2054ABP) et 1858 (N° Lexbase : L2055ABQ) du Code civil, en paiement de la dette sociale née d'un contrat de crédit-bail immobilier consenti à la société civile immobilière dont ils étaient les associés, ceux-ci ont, après que cette société a été annulée faute d'affectio societatis, puis placée en liquidation judiciaire, appelé en garantie le notaire ayant instrumenté l'acte de crédit-bail, lui reprochant de ne pas les avoir informés du fait que cet acte ne comportait pas la clause de non-recours à laquelle une disposition des statuts subordonnait tout engagement de la société et de les avoir ainsi exposés à l'action directe exercée par le crédit-bailleur. Pour approuver la cour d'appel de Paris d'avoir, par un arrêt du 10 avril 2012, limité la condamnation du notaire à garantir ses clients du quart seulement des condamnations qui viendraient à être prononcées à leur encontre au profit du crédit-bailleur en vertu du contrat de crédit-bail, la Cour de cassation décide "qu'ayant considéré que [le notaire] avait failli à son devoir de conseil envers ses clients en omettant de les alerter sur le fait que le contrat de crédit-bail qu'il instrumentait ne comportait pas la clause de non-recours à l'obtention de laquelle tout engagement social était statutairement subordonné, la cour d'appel a relevé que l'opération de "lease-back" réalisée au moyen de ce contrat permettait une importante valorisation du terrain que la SCI avait pour objet d'exploiter et que, cette opération portant sur un investissement de l'ordre de 10 000 000 de francs (1 524 490,17 euros), l'établissement de crédit-bail n'aurait pas accepté de limiter son droit de poursuite contre les associés aux seules parts nanties à son profit, pour une valeur de 10 000 euros par associé", pour en déduire que, "caractérisant ainsi l'aléa affectant le processus dommageable né de l'omission du conseil par le notaire, [elle] en a exactement déduit que le préjudice induit par cette faute ne résidait qu'en une perte de chance de ne pas conclure l'opération".
On ne reviendra pas ici sur le manquement du notaire à son obligation d'information et de conseil, que personne d'ailleurs n'entendait contester dans son principe. On sait bien que le devoir d'information et de conseil du rédacteur d'actes implique qu'il ait pris en considération les mobiles des parties, fussent-ils extérieurs à l'acte, au moins lorsqu'il en a eu connaissance (14). Ainsi, la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 17 décembre 1991, affirmait-elle que "le notaire doit, en sa qualité de rédacteur d'acte, éclairer les parties sur sa portée et ses conséquences et prendre toutes les dispositions utiles pour en assurer l'efficacité, eu égard au but poursuivi par les parties" (15), avant de juger, dans un arrêt du 12 décembre 1995, que "le notaire a le devoir d'éclairer les parties sur leurs droits et obligations et rechercher si les conditions requises pour l'efficacité de l'acte qu'il dresse sont réunies eu égard au but poursuivi par les parties" (16). Ainsi s'évince de la jurisprudence l'idée selon laquelle le notaire doit faire preuve de toutes les diligences propres à assurer l'efficacité de l'acte auquel il prête son concours, diligences qui supposent qu'il procède lui-même aux vérifications utiles. C'est au demeurant ce qui explique que le notaire qui établit un acte de garantie hypothécaire a l'obligation de s'assurer de l'efficacité de la sûreté qu'il constitue au regard de la situation juridique de l'immeuble et, le cas échéant, d'appeler l'attention du créancier sur les risques d'insuffisance du gage inhérents à cette situation (17). Et, dans le même ordre d'idée, la Cour de cassation a affirmé que "le notaire, tenu de s'assurer de l'efficacité de l'acte auquel il prête son concours, doit, sauf s'il en est dispensé expressément par les parties, veiller à l'accomplissement des formalités nécessaires à la mise en place des sûretés qui en garantissent l'exécution, dont, quelles que soient ses compétences personnelles, le client concerné se trouve alors déchargé" (18).
S'agissant de la réparation du préjudice causé par le manquement du notaire, en l'occurrence de la perte d'une chance de ne pas contracter, il n'est sans doute pas utile de redire que l'élément de préjudice constitué par la perte d'une chance présente, en tant que tel, un caractère direct et certain chaque fois qu'est constatée la disparition, par l'effet du délit, de la probabilité d'un événement favorable, encore que, par définition, la réalisation d'une chance ne soit jamais certaine (19). Il appartient, dès lors, aux juges du fond de rechercher la probabilité d'un événement favorable, autrement dit de mesurer l'éventualité de réalisation de l'événement favorable allégué, étant entendu que seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable (20), alors qu'un risque, fût-il certain, ne suffit pas à caractériser la perte certaine d'une chance, le préjudice qui en résulte étant purement éventuel (21). Ce qui importe, c'est que la chance perdue ait été réelle et sérieuse, quand bien même d'ailleurs elle ne serait que faible (22). Ces solutions donnent lieu à de très nombreuses applications en jurisprudence, qu'il s'agisse de la perte d'une chance d'évolution favorable de l'activité professionnelle (23), de la perte d'une chance de guérison ou, à tout le moins, d'éviter le dommage en matière médicale (24) ou, encore, de la perte d'une chance de gagner un procès non plaidé par suite de la négligence d'un avocat (25), ce qui, évidemment, suppose que les juges recherchent quelles étaient les chances véritables de succès (26). Tout cela est parfaitement connu. On relèvera simplement que, à supposer que soit effectivement caractérisée la perte d'une chance ouvrant droit à réparation, se pose alors la question de la détermination du quantum de la réparation. Sous cet aspect, la jurisprudence rappelle fréquemment que "la réparation d'une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée" (27). Du point de vue de la réparation, il importe en effet de distinguer le préjudice perte de chance du préjudice dit "final" : ce qui est réparé, ce n'est jamais la perte du gain escompté en matière professionnelle, la perte de l'avantage recherché en justice ou encore la maladie ou l'état d'invalidité ; seule est réparée la perte d'une chance, ce qui, concrètement, justifie que la réparation de ce préjudice, autonome, soit moindre que celle à laquelle aurait donné lieu le préjudice final. C'est pourquoi, en l'espèce, il était parfaitement justifié, comme l'avait fait la cour d'appel, de limiter la condamnation du notaire à une partie seulement des condamnations susceptibles d'être prononcées à l'encontre de ses clients au titre de l'inexécution du contrat de crédit-bail.
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