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par Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole
le 05 Décembre 2013
En matière de transport ferroviaire de voyageurs, la distinction est classique entre l'accident survenu au cours du transport et l'accident de quai, ou de gare, intervenant en dehors de la période d'exécution du contrat.
Le premier engendre une responsabilité contractuelle du transporteur, régie depuis 2009 par le Règlement européen n° 1371/2007 du 23 octobre 2007, sur les droits et obligations des voyageurs ferroviaires (N° Lexbase : L4837H3K C. transports, art. L. 2151-1 N° Lexbase : L7757INM). Le second relève de notre responsabilité délictuelle de droit commun, notamment celle du fait des choses.
C'est également cette responsabilité qui régit l'indemnisation de celui qui, sans voyager, se trouve dans l'enceinte d'une gare. Tel est le cas dans l'espèce ayant donné lieu à l'arrêt de la Cour de cassation du 4 juillet 2013, où une personne manifestement gravement déprimée est assise au bord du quai, jambes pendantes sur les voies, dans une gare désaffectée. Un train transitant par la gare la percute. Blessée, la victime assigne la SNCF sur le fondement de l'article 1384 du Code civil (N° Lexbase : L1490ABS).
La cour d'appel de Riom condamne l'entreprise à réparer le dommage, admettant toutefois un partage de responsabilité en raison de la faute de la victime (CA Riom, 23 mai 2012, n° 11/01560 N° Lexbase : A8623ILX). Le transporteur forme alors un pourvoi, arguant que, la victime s'étant volontairement exposée au dommage, la force majeure est caractérisée.
La deuxième chambre civile de la Cour de cassation rejette le pourvoi : par son appréciation souveraine, la cour d'appel pouvait estimer que la SNCF ne bénéficiait pas d'un événement de force majeure.
L'arrêt n'innove pas sur l'appréciation de la force majeure. Il est systématiquement reproché au transporteur de ne pas prendre toutes les précautions, que l'on se garde bien de préciser, à éviter un risque systématiquement prévisible. En revanche, la décision permet de souligner les rapports qu'entretiennent la faute de la victime et la force majeure.
En matière d'accident ferroviaire, la jurisprudence associe la faute de la victime et la force majeure, tant en ce qui concerne la responsabilité contractuelle que la responsabilité délictuelle. La faute du voyageur n'exonère le transporteur que lorsqu'elle présente les caractères de la force majeure (Cass. mixte, 28 novembre 2008, n° 06-12.307, P+B+R+I N° Lexbase : A4743EBB, RDT, 2009, comm. 1, nos obs.).
Dans le cas particulier où la victime a recherché volontairement le dommage ou s'est au moins délibérément exposée au danger, c'est toujours, en matière délictuelle, sur le terrain de la force majeure, que l'exonération du transporteur est appréciée. Le fait intentionnel de la personne ne constitue pas une cause autonome d'exonération. L'Assemblée plénière de la Cour de cassation avait ainsi retenu la force majeure pour écarter la responsabilité de la RATP à l'égard d'une personne retrouvée morte sur une voie, son décès ne pouvant s'expliquer que par un acte suicidaire (Ass. plén., 14 avril 2006, n° 04-18.902, P N° Lexbase : A2092DP8). La Cour ne distingue pas alors entre le fait volontaire et la faute d'imprudence (pour la soumission de celle-ci à la force majeure, cf. Cass. civ., 9 septembre 1940, S. 1940, 1, 81, note H. Mazeaud ; Cass. civ. 2, 25 juin 1998, n° 96-19.752 N° Lexbase : A5139ACC, D., 1999, 416, note Ch. Lapoyade-Deschamps ; Cass. civ. 2, 11 janvier 2001, n° 99-10.417 N° Lexbase : A8841AQI Bull. civ. II, n° 9).
L'arrêt commenté s'inscrit dans cette conception : le fait de la victime aurait-il été volontaire, ce serait toujours sur le fondement de la force majeure que l'exonération du transporteur aurait été recherchée. La cour d'appel souligne ainsi que "l'exonération totale de responsabilité revendiquée par la SNCF ne pouvait se justifier qu'en présence d'une faute de la victime assimilable à un cas de force majeure, caractérisée lorsque la victime a eu la volonté de produire le dommage auquel elle s'est exposée". Le pourvoi ne reprochait pas aux juges d'avoir statué sur la force majeure en présence d'un fait intentionnel, mais inversement, d'avoir écarté celle-ci en présence, soutenait-il, d'un tel fait.
Approuvés par la Cour de cassation, les juges d'appel, rejetant un fait volontaire et retenant une imprudence particulièrement grave, écartaient la force majeure, faute de tentative suicidaire.
Déniant au fait intentionnel de la victime un effet exonératoire autonome, la jurisprudence paraît s'orienter vers une appréciation distincte de la force majeure, selon qu'une faute volontaire ou une faute d'imprudence a été commise. Il est en effet probable que la force majeure aurait été retenue si la victime avait été animée d'une intention suicidaire. En revanche, en présence d'une faute d'imprudence, quelle qu'en soit la gravité, les conditions de la force majeure sont appréciées beaucoup plus strictement. La deuxième chambre civile ne rejette pas cette distinction, soulignant le pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond.
Il n'est guère sain d'adopter pour une même notion, des appréciations différentes. On peut difficilement approuver l'idée qu'une mort volontaire soit plus imprévisible ou irrésistible qu'une mort accidentelle. Les arguments par lesquels on rejette la force majeure en présence du dernier événement pourraient fort bien s'appliquer au premier. Par exemple, la première objection à l'imprévisibilité des accidents est leur fréquence (par ex. : Cass. civ. 2, 10 novembre 2009, n° 08-20.971, F-D N° Lexbase : A1851ENU), appréciation que l'on pourrait, malheureusement, tout autant porter sur les actes volontaires. Pareillement, les reproches consistant dans l'absence de précautions ou de mesures de sécurité, parfois utopiques, peuvent être transposables aux suicides. En l'espèce, l'entreprise n'était pas capable d'éviter le dommage, volontaire ou non.
On peut alors regretter que le fait intentionnel de la victime ne soit pas considéré comme une cause spécifique d'exonération, dégagée des caractères de la force majeure. La responsabilité du fait des choses s'y prête pourtant particulièrement. Le fait intentionnel vient en effet s'opposer à l'exigence d'un rôle actif de la chose dans le dommage. Si celui-ci peut être présumé, le gardien devrait parvenir à écarter sa responsabilité en raison du comportement normal de la chose.
La Cour de justice de l'Union européenne s'est prononcée, le 26 septembre 2013, sur l'interprétation du Règlement n° 1371/2007 sur les droits et obligations des voyageurs ferroviaires. C'est la première fois que la Cour a l'occasion de préciser une question, concernant ce Règlement, intéressant directement les voyageurs et touchant au contrat de transport.
Le Règlement "ferroviaire", qui régit désormais nos transports (C. transports, art. L. 2151-1 et L. 2151-2 N° Lexbase : L7756INL) établit, entre autres, divers droits consuméristes au profit des passagers. Parmi ceux-ci figure un droit au remboursement du prix du billet en cas de retard, antérieurement au voyage ou au cours de celui-ci.
Dans l'affaire jugée le 26 septembre 2013, une entreprise ferroviaire autrichienne, ÖBB-Personenverkehr, avait inséré dans ses conditions générales une clause excluant le remboursement lorsque le retard résultait de divers événements non imputables au transporteur, notamment la force majeure. Pour défendre la validité de cette stipulation, l'entreprise soulignait notamment que cette exonération est permise par le Règlement, par renvoi à une réglementation internationale, en cas d'indemnisation consécutive au retard. Logiquement, pour l'entreprise, l'exonération pouvait pareillement s'appliquer au remboursement du prix.
Saisie d'une question préjudicielle, la Cour de justice écarte la validité de la clause. Elle observe, d'abord, que le législateur distingue le remboursement du prix du billet de l'indemnisation pour cause de retard, qui peuvent être invoqués cumulativement. Tous deux n'ont ni le même fondement, ni la même finalité : la disposition relative au prix du billet, "a vocation à compenser le prix payé par le voyageur en contrepartie d'un service qui n'a, en définitive, pas été exécuté conformément au contrat de transport. Il s'agit, en outre, d'une forme de compensation financière à caractère forfaitaire et standardisée, à la différence du régime de responsabilité, qui implique une évaluation individualisée du dommage subi". Dès lors, le législateur de l'Union, qui n'a pas prévu d'exonération pour la première hypothèse a considéré que l'obligation de remboursement s'impose lorsque le retard ne donne pas lieu à indemnisation, en raison d'une cause d'exonération.
La Cour répond pareillement par la négative à la question de savoir si les causes d'exclusion du remboursement, prévues dans d'autres Règlements portant sur d'autres modes de transport pouvaient être transposées. Conformément à une position déjà adoptée dans un arrêt "Mc Donagh" du 31 janvier 2013 (CJUE, 31 janvier 2013, aff. C-12/11 N° Lexbase : A4599I44 ; nos obs. Chronique de droit des transports - Mars 2013 (3ème comm.), Lexbase Hebdo n° 332 du 28 mars 2013 - édition affaires N° Lexbase : N6353BTH), elle estime que, les modes de transport n'étant pas interchangeables, le législateur peut établir des règles divergentes selon le secteur concerné.
Enfin, la Cour souligne l'objectif de protection des voyageurs ferroviaires, considéré comme "essentiel", excluant une autre interprétation.
Assez classique, l'arrêt n'en apporte pas moins d'intéressants enseignements : outre l'inefficacité d'une cause d'exonération à l'égard de l'obligation de remboursement et l'interdiction d'une clause en ce sens, il souligne la possibilité de cumul du remboursement et de l'indemnisation et la différence de fondement des deux dispositions. A la différence de la réparation pour retard, fondée sur la responsabilité, le remboursement consiste en une réfaction du contrat.
Protégeant les voyageurs face à une clause qui n'aurait pas manquée d'être généralisée, la décision fait peser une lourde obligation sur les transporteurs, risquant de se trouver confronter à des demandes massives de remboursement, particulièrement en cas d'action collective. L'entreprise ne faisait pas valoir ce coût, au regard notamment de l'exigence de proportionnalité. Il est vrai que, dans l'arrêt "Mc Donagh" précité, la Cour avait fait justice d'un tel argument, estimant que celle-ci s'apprécie en fonction de l'objectif de protection du consommateur et non de la charge que représente l'obligation pour le transporteur.
La question de la rupture brutale des relations commerciales est récurrente dans les transports. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a souhaité rappeler sa jurisprudence dans deux arrêts, rendus à moins d'un mois d'intervalle et publiés au Bulletin.
Dans les deux cas, il s'agissait d'une rupture des relations entretenues entre un commissionnaire de transport ou un transporteur rapide et son sous-traitant. Des actions fondées sur la prohibition de la rupture brutale des relations commerciales étaient engagées, les délais de préavis requis n'ayant pas été respectés.
Dans l'arrêt du 19 novembre 2013, les juges du fond avaient estimé que le préavis de trois mois accordé par la société Chronopost à son prestataire n'était pas suffisant, considérant notamment qu' "il appartient au juge d'apprécier si le délai du préavis accordé par la société Chronopost, serait-il identique à celui, supplétif, prévu par le contrat type, était suffisant en considération de la durée de la relation commerciale". C'est cette motivation et la solution qui en découle qui entraîne une censure énergique de la part de la Cour de cassation, pour violation et refus d'application des textes compétents : "il résulte de la combinaison de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce (N° Lexbase : L8640IMX) et 12-2 du contrat type approuvé par le décret n° 2003-1295 du 26 décembre 2003 (N° Lexbase : L7909H3C) que les usages commerciaux en référence desquels doit s'apprécier la durée du préavis de résiliation du contrat de sous-traitance de transport contractuellement convenu sont nécessairement compris comme conformes au contrat type dont dépendent les professionnels concernés".
Le contrat type dit "sous-traitance", bien que, effectivement, supplétif, n'en a pas moins vocation à régir de plein droit les relations entre un donneur d'ordre professionnel du transport et son sous-traitant transporteur. Il faut ici rappeler que les contrats types, institués en matière de transport sont des actes réglementaires, des décrets, pris en vertu d'une délégation législative et non des conventions. Le contrat type "sous-traitance" règle précisément la durée du préavis en cas de cessation des relations, qu'il fixe à une durée maximale de trois mois. On comprend alors qu'il ne saurait être question que le juge, au risque d'abolir la sécurité recherchée par le texte, évince son application et apprécie la durée du préavis, conformément au Code de commerce.
Cet objectif se heurte néanmoins à une difficulté tenant à la hiérarchie des normes : la loi soumettant la légitimité de la rupture à des critères précis, un usage consacré, un décret peut difficilement, sans violer le texte législatif, instaurer un préavis forfaitaire. Ceci explique le détour que fait la Cour de cassation, expliquant que le contrat type sous-traitance constitue l'usage commercial dans ce domaine. Elle précise, du reste, expressément que l'usage ainsi établi concerne les relations de sous-traitance, ce qui permettra d'éviter que la solution ne soit transposée à d'autres relations de transport.
L'arrêt n'est pas novateur. On citera, pour mémoire, un des "arrêts Gefco c/ Frigo 7", également publié, où le commissionnaire avait, sur le fondement du contrat type, échappé à une indemnisation de 9 millions d'euros en respectant un préavis de trois mois pour une relation ayant duré 14 ans (Cass. com., 4 octobre 2011, n° 10-20240, FS-P+B N° Lexbase : A5964HYK, cf. nos obs., Chronique de droit des transports - Novembre 2011, Lexbase Hebdo n° 274 du 24 novembre 2011 - édition affaires N° Lexbase : N8888BSY).
L'arrêt du 1er octobre 2013 portait sur la prescription de l'action en responsabilité pour rupture brutale des relations commerciales. Un commissionnaire ayant mis fin sans préavis aux relations qu'il entretenait avec un transporteur depuis une quinzaine d'années était assigné sur le fondement de l'article L. 442-6, I , 5° du Code de commerce. La cour d'appel rejetait l'action par application de la prescription annale établie par l'article L. 133-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L4810H9Z). Pour les juges du fond, l'action se trouvait prescrite dans le délai d'un an à compter de la résiliation du contrat.
La Chambre commerciale de la Cour de cassation censure l'arrêt, l'article L. 133-6 "ne concernant que les actions auxquelles donne lieu le transport de marchandises, à l'exclusion de celles exercées sur le fondement de l'article L. 442-6".
La solution est imprécise : la prescription annale concerne les actions "auxquelles peut donner lieu" le contrat de transport ou de commission de transport et non celles auxquelles le transport donne lieu. Il est vrai toutefois que la jurisprudence est ambiguë. Ainsi, si une action probatoire n'est pas soumise à la prescription annale du fait qu'elle n'est pas née du contrat (Cass. com., 18 mai 2003, n° 01-10.955, FS-P N° Lexbase : A0173B7K, Bull. civ. IV, n° 81), de même qu'une action résultant de l'inexécution d'un mandat donné au transporteur (Cass. com., 11 décembre 1985, n° 84-11.985, publié N° Lexbase : A5936AA4, Bull. civ. IV, n° 294), les juges ont parfois admis des actions se rattachant au transport mais ne résultant pas du contrat, telle une action en répétition de l'indu (Cass. com., 3 mai 2011, n° 10-11.983, F-P+B N° Lexbase : A2482HQY). Cette incertitude explique peut-être la prudence de la solution de l'arrêt.
Il est vrai que selon l'article L. 133-6, le point de départ de la prescription est l'offre ou la remise des marchandises, de sorte qu'en retenant celle de la résiliation du contrat, la cour d'appel transgressait déjà le texte. Il serait difficilement concevable, même dans le cas de contrats successifs, de retenir la date de livraison effectuée en vertu du dernier contrat réalisé. Les juges n'appliquent cette solution qu'en cas de contrat unique comportant des livraisons multiples (Cass. com., 10 mars 1981, n° 79-12.622, publié N° Lexbase : A8890CGD, Bull. civ. IV, n° 130). De plus, il pourrait s'agir là d'un procédé trop aisé pour l'auteur de la rupture pour faciliter l'acquisition de la prescription, en rompant quelques temps après la dernière livraison.
De la lettre de l'article et des solutions jurisprudentielles, il résulte que la prescription s'apprécie contrat par contrat. Dès lors, si son application est concevable lorsqu'un contrat unique est rompu, elle est plus malaisée en présence d'une pluralité de conventions constituant les relations commerciales des parties. Si les juges d'appel se fondent ici sur la résiliation du contrat, l'arrêt ne précise pas clairement en quoi consistaient les relations commerciales. Néanmoins, l'application de la prescription annale à la rupture entraînerait un traitement différent selon le type de relation entre le transporteur et son donneur d'ordre.
On comprend alors que, sans s'engager dans un débat, la Cour affirme que "l'action pour rupture brutale de relations commerciales établies, fussent-elles nées d'un contrat de transport, n'est pas soumise à la prescription annale de l'article L. 133-6 du code de commerce". La solution est autant classique que la précédente. Elle avait pareillement été établie par deux arrêts rendus en 2010, que la décision commentée vient ici confirmer (Cass. com., 11 mai 2010, n° 09-10.797, F-D N° Lexbase : A1627EXK ; Cass. com., 21 septembre 2010, n° 09-15.716, F-D N° Lexbase : A2212GA8).
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