La lettre juridique n°548 du 21 novembre 2013 : Procédure civile

[Chronique] Chronique de procédure civile - Novembre 2013

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N9423BT8

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par Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble, membre de l'Institut universitaire de France

le 27 Novembre 2013

Lexbase Hebdo - édition privée vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en procédure civile réalisée par Etienne Vergès, agrégé des facultés de droit et Professeur à l'Université de Grenoble II, membre de l'Institut universitaire de France. Dans la première partie de sa chronique, l'auteur revient en détail sur le rapport d'information sur la justice de première instance, remis par Mme Virginie Klès et M. Yves Détraigne, au nom de la commission des lois du Sénat. L'auteur s'arrête ensuite sur quelques décisions importantes, rendues au cours du mois d'octobre 2013, à propos de l'autorité de la chose jugée (Cass. civ. 2, 17 octobre 2013, n° 12-26.178 et n° 12-23.074, F-P+B) et sur la preuve civile (Cass. civ. 1, 11 septembre 2013, n° 12-22.335, F-D). I - Le tribunal de première instance : une révolution juridictionnelle empreinte de réalisme (rapport d'information sur la justice de première instance, remis par Mme Virginie Klès et M. Yves Détraigne au nom de la commission des lois du Sénat, n° 54, 9 octobre 2013)

Que l'on soit professionnel du droit ou justiciable, il est difficile de nier la complexité de l'organisation juridictionnelle française. Le choix de la juridiction compétente, l'éclatement des procédures et la diversité des modes de saisine des juridictions, sont autant d'obstacle à l'accès au juge. Dans la perspective de simplifier l'organisation juridictionnelle et procédurale, les pouvoirs publics ont ouvert une réflexion assez large sur la justice et un chantier de réformes associées. Le rapport sénatorial sur la justice de première instance s'inscrit dans ce mouvement et propose à la fois la création d'un greffe universel, plusieurs regroupements juridictionnels et la création d'un tribunal de première instance. Ce rapport est porté par l'idée de faciliter l'accès à la justice en simplifiant l'organisation des juridictions judiciaires et en réduisant les difficultés liées à la saisine de la juridiction compétente.

Le rapport souligne avec justesse le double enjeu d'une réforme juridictionnelle. D'un côté, la justice doit répondre à un impératif d'efficacité lié à une logique gestionnaire de la justice. D'un autre côté, il est nécessaire d'accroître la proximité entre l'institution judiciaire et le justiciable. Ainsi, le rapport ne préconise pas une modification de l'implantation territoriale des juridictions judiciaires. En revanche, il suggère une profonde réorganisation.

Un projet qui s'inscrit dans une évolution historique. L'idée d'un tribunal de première instance n'est pas neuve. Elle est discutée depuis le début du 20ème siècle et a fait l'objet de propositions concrètes (1). Récemment, les pouvoirs publics s'en sont emparés. Ainsi, le 2 octobre 2012, devant les sénateurs, le Garde des Sceaux a annoncé une réforme juridictionnelle visant à simplifier l'organisation des juridictions. Dans son discours, Christine Taubira envisageait déjà la création d'un tribunal de première instance. Quelques semaines plus tard, l'enjeu de la réforme s'est précisé, lorsque le Parlement a souhaité reporter jusqu'en 2015 la suppression des juridictions de proximité (2). Le maintien de la juridiction de proximité pouvait paraître anecdotique, mais il entrait dans un projet de réforme plus vaste précisé par le Président de la République lors de l'audience de rentrée de la Cour de cassation, le 18 janvier 2013. Le Président affirmait alors : "une juridiction de première instance sera donc instituée. Elle regroupera tous les contentieux du quotidien". Par ailleurs, au cours de l'année 2013, les travaux sur l'organisation de la justice ont été étendus à un vaste projet intitulé "édification de la Justice du 21ème siècle", et présenté par le Garde des Sceaux lors d'une conférence de presse le 29 octobre 2013.

Dans un tel contexte, le rapport sénatorial constitue la première étape de ce chantier de réformes à venir et brosse un portrait assez complet de l'harmonisation des juridictions de première instance.

1. Les enjeux d'une réorganisation juridictionnelle

La création d'une "porte d'entrée unique pour la justice"

Le rapport met en évidence la nécessité de créer tout à la fois un guichet unique du greffe et la fusion de juridictions éclatées au sein d'une institution unique. Ainsi, les maisons de la justice et du droit orientent les justiciables vers les greffes des différentes juridictions, mais elles ne constituent pas cette porte d'entrée unique dans l'institution judiciaire. Cette question est essentielle dans le rapport. Le justiciable qui souhaite saisir la juridiction compétente doit se rendre au greffe de cette juridiction, lequel peut être éloigné de son lieu de résidence. L'implantation locale de certaines juridictions ne contribue pas à la proximité, dans la mesure où elle ne pallie pas l'éloignement d'autres juridictions. Le réseau de tribunaux sur le territoire ne joue pas son rôle. L'ambition du rapport porte donc tout à la fois sur la fusion de certaines juridictions et sur la mise en place d'un accès unique à la justice par l'intermédiaire d'un greffe universel.

La physionomie du tribunal de première instance

La création du tribunal de première instance est l'innovation majeure du projet porté par les pouvoirs publics. Elle inverse le mouvement de diversification qui avait été amorcé notamment par la création des juridictions de proximité, et par l'accroissement de leurs compétences. Des critiques importantes ont été émises à l'égard de ces juridictions et le rapport "Guinchard" a proposé leur suppression. C'est la loi n° 2011-1862 du 13 décembre 2011 (N° Lexbase : L3703IRL) qui a consacré cette disparition (3), avant que la loi n° 2012-1441 du 24 décembre 2012 (N° Lexbase : L7546IUZ) reporte cette disparition jusqu'en 2015 dans la perspective d'une réflexion plus globale. La simplification de l'organisation juridictionnelle constitue ainsi une voie nouvelle qui échappe aux clivages politiques. Toutefois, la création d'un tribunal de première instance, qui symbolise cette simplification, fait face à un certain nombre d'obstacles majeurs. Le rapport sénatorial envisage ainsi plusieurs scenarii, partant d'une hypothèse a minima et allant jusqu'à une fusion généralisée.

L'harmonisation a minima concerne la fusion des TGI, TI et des juridictions dites "non autonomes" qui en dépendent (juge des enfants, tribunal paritaire des baux ruraux, etc.).

L'harmonisation plus ambitieuse concerne également la catégorie des juridictions dites "sociales", qui regroupe le conseil des prud'hommes et le tribunal de commerce. Cette harmonisation globale a rencontré d'importantes oppositions au cours des auditions. Il paraît prévisible que la fusion de toutes les juridictions au sein d'une institution unique posera des problèmes qui dépasseront le strict cadre procédural. Qu'il s'agisse du monde syndical, ou de celui des commerçants, les corps intermédiaires expriment un attachement fondamental à leurs juridictions. La présence de juge non professionnel et attachés à une communauté (celle des salariés, des employeurs, des commerçants) est conçue comme un signe de grande proximité entre les justiciables et les hommes chargés de les juger. Le rapport souligne ainsi les difficultés de toutes natures suscitées par l'intégration du tribunal de commerce et du conseil des prud'hommes au sein du tribunal de première instance. Même l'hypothèse de la création de chambres spécialisées (commerciales, prud'homales) au sein du tribunal de première instance a rencontré une très grande hostilité auprès des personnes concernées (4). L'attachement à l'autonomie des juridictions commerciales et prud'homales est grand, et il repose sur une tradition ancienne. Dans une telle perspective, les préconisations du rapport sont empreintes de réalisme et tiennent compte de cette opposition.

L'harmonisation des procédures

La question est seulement effleurée par le rapport, mais elle est essentielle. La réunion des contentieux devant la même juridiction rendra nécessaire une harmonisation des procédures. A l'heure actuelle, la tendance procédurale est plutôt à l'éclatement. Au-delà de la division majeure entre procédure écrite et orale, la diversité procédurale est très marquée devant les juridictions judiciaires. Elle concerne les modes de saisine, la représentation, les procédures amiables, les pouvoirs d'instruction des juges, etc. A titre d'exemple, l'instance prud'homale présente de tels particularismes que son étude relève plus des spécialistes de droit du travail, que des processualistes. Le rapport n'envisage aucune solution concrète du point de vue de la mise en oeuvre des règles de procédure. Pourtant, il faudra faire coexister des procédures simplifiées et principalement orales avec d'autres procédures complexes et écrites. Le critère de cette dichotomie procédurale reste à déterminer, puisqu'il ne pourra plus reposer sur le choix de la juridiction saisie (TI ou TGI par exemple).

2. Les étapes de l'harmonisation juridictionnelle

Le rapport envisage une réforme en plusieurs étapes.

La première consiste dans la création d'un guichet universel de greffe. L'idée développée ici est intéressante. Il s'agit de créer, au sein de chaque implantation judiciaire, un greffe permettant d'avoir accès à toutes les juridictions. Le tribunal ou l'antenne judiciaire de proximité devrait alors permettre au justiciable de saisir n'importe quelle juridiction compétente et de suivre l'évolution de la procédure. L'idée n'est pas nouvelle, puisqu'elle avait déjà été formulée dans le rapport "Casorla" (5) et dans le rapport "Guinchard". Elle rendrait plus aisé le contact entre le justiciable et l'institution judiciaire. Elle nécessiterait également la mise en place d'outils techniques permettant de connecter les juridictions entre elles (application dite "Portalis"). C'est la priorité définie par le rapport sénatorial. Elle ne repose pas sur une unification juridictionnelle, mais simplement sur la création d'un mécanisme de communication entre les juridictions par l'intermédiaire du greffe.

La deuxième étape consisterait dans le rapprochement progressif entre certaines juridictions. Ainsi, le tribunal de police disparaîtrait au profit du tribunal correctionnel. De même, la suppression des juridictions de proximité serait confirmée tout en maintenant les juges de proximité. Enfin, les juridictions éparpillées qui traitent le contentieux de la sécurité sociale pourraient être regroupées au sein d'une même institution.

La troisième étape déboucherait sur la création d'un tribunal de première instance (TPI). Elle débuterait par la fusion entre le TGI et les TI de son ressort. Pour que cette fusion soit compatible avec l'impératif de proximité de la justice, l'organisation du TPI se diviserait entre le siège et les chambres détachées, qui seraient situées dans les implantations des anciens TI. Ces chambres détachées seraient en charge du contentieux de proximité actuellement dévolu au TI et à la juridiction de proximité.

La fusion des juridictions au sein du TPI est conçue, dans le rapport, comme une perspective à long terme. De plus, cette fusion n'engloberait pas toutes les juridictions de première instance. Le rapport préconise de conserver l'indépendance des juridictions commerciale et prud'homale, même s'il envisage de les inclure dans une réflexion à long terme. Les juridictions de la Sécurité sociale seraient fusionnées, mais elles conserveraient également leur indépendance.

En définitive, le rapport sénatorial propose tout à la fois une réflexion ambitieuse et réaliste. Cette démarche est convaincante. En effet, il est difficile d'imaginer qu'une révolution culturelle emporterait dans son sillage la disparition des juridictions aussi proches des justiciables que les tribunaux de commerce ou les conseils des prud'hommes. Le rapport ne préconise donc pas cette disparition. En revanche, on conçoit assez bien que les trois juridictions dont la compétence est par nature généraliste -le TGI, le TI et la juridiction de proximité- soient fusionnées dans une seule institution dotée d'une compétence de droit commun. On convient également que la création d'un greffe universel constituerait une avancée marquante pour le rapprochement des justiciables et de l'institution judiciaire. Le rapport présente néanmoins deux lacunes. D'une part, la question des procédures conduites devant le TPI n'a pas été évoquée sérieusement ; d'autre part, l'usage d'outils technologiques permettant de créer du lien entre la justice et le justiciable a été négligé dans cette réflexion qui se veut pourtant ambitieuse. Il est difficile d'imaginer qu'aujourd'hui, à l'heure de la généralisation de la communication électronique entre les auxiliaires et le palais de justice, ne soit pas évoqué, un projet plus ambitieux d'accès à la justice par l'utilisation des nouvelles technologies. C'est d'ailleurs pour cette raison que des sites marchands proposent aujourd'hui une prestation permettant de réaliser toutes les démarches en ligne en vue de saisir les juridictions qui admettent les modes de saisine simplifiés (6). La réorganisation des juridictions ne constitue donc pas le seul vecteur de la proximité.

II - Autorité de la chose jugée : la Cour de cassation précise son étendue (Cass. civ. 2, 17 octobre 2013, deux arrêts, n° 12-26.178 N° Lexbase : A1055KNE, n° 12-23.074 N° Lexbase : A1048KN7, F-P+B )

Deux arrêts rendus le 17 octobre 2013 viennent apporter des précisions utiles concernant l'étendue de l'autorité de la chose jugée.

Le premier arrêt (pourvoi n° 12-26.178) fait application de deux jurisprudences importantes rendues ces dernières années à propos de l'autorité de la chose jugée : celle sur les motifs décisifs et décisoires, et celle sur la concentration des moyens.

Dans cette espèce, un usufruitier avait ouvert, auprès d'un établissement bancaire, des comptes titres au nom de ses trois enfants, afin d'y déposer des sommes d'argent. Par la suite, les nus-propriétaires ont assigné la banque aux fins de voir prononcer la nullité des trois conventions de compte, conclues sans leur consentement. Ils ont également demandé la restitution des sommes placées. Un premier jugement a accueilli leurs demandes et a condamné la banque à restituer le capital initialement placé. La banque a restitué le capital dû, mais elle a déduit les intérêts qu'elle avait déjà versés aux titulaires des comptes durant les années de fonctionnement. En effet, les contrats ayant été annulés, ces intérêts devaient être restitués à la banque. Cette question n'avait pas été abordée au cours du premier procès, et la banque fut condamnée par le juge de l'exécution à exécuter le jugement tel qu'il avait été rendu. C'est dans ce contexte que la banque débuta une nouvelle procédure contre les nus-propriétaires, en restitution des intérêts perçus durant les années de fonctionnement du compte. La question se posait alors de savoir si l'action de la banque devait être déclarée irrecevable en vertu de l'autorité de la chose jugée.

La cour d'appel a déclaré l'action irrecevable en se fondant sur deux motifs distincts. D'une part, elle a affirmé que "l'autorité de la chose jugée s'étend non seulement aux énonciations formelles du jugement, mais aussi aux questions incidentes que le juge a dû nécessairement résoudre pour y parvenir". Elle a constaté qu'au cours de la première instance, les juridictions du fond avaient condamné la banque à restituer la somme de 171 657,59 euros, correspondant au capital initialement placé. Elle a ajouté que les motifs de ces décisions -"qui sont le soutien nécessaire du dispositif et viennent l'éclairer"- permettaient de constater que la banque n'avait pas contesté le montant des sommes dues. D'autre part, elle a fait référence au principe de concentration, en ajoutant que les parties doivent "présenter, dès l'instance initiale, l'ensemble des moyens qu'elles estiment de nature à fonder leur demande, soit à justifier de son rejet total ou partiel".

L'arrêt est cassé pour violation de la loi au visa des articles 1351 du Code civil (N° Lexbase : L1460ABP) et 480 (N° Lexbase : L6594H7D) du Code de procédure civile relatifs à l'autorité de la chose jugée. En effet, la cour d'appel a commis, dans cette affaire, deux erreurs.

La première a été d'ignorer l'arrêt d'Assemblée plénière rendu le 13 mars 2009 (7) relatif aux motifs décisifs et décisoires. La Haute juridiction a alors affirmé que "l'autorité de chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui fait l'objet d'un jugement et a été tranché dans son dispositif". Par cet arrêt, elle a condamné la pratique des motifs qui tranche une partie du litige (motifs décisoires) ainsi que les motifs sans lesquels le dispositif ne peut être mis en oeuvre (motifs décisifs). Elle a affirmé clairement que l'étendue de l'autorité de la chose jugée est limitée au dispositif du jugement. Pourtant, la cour d'appel a conféré une autorité aux motifs du jugement "qui sont le soutien nécessaire du dispositif et viennent l'éclairer". Il s'agissait là de motifs décisifs, et la Cour de cassation n'a pas hésité à censurer cette motivation, en réaffirmant que "l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet d'un jugement et a été tranché dans son dispositif".

La seconde erreur a été d'avoir déformé le principe de concentration des moyens. En effet, dans son arrêt "Cesaréo" (8), l'Assemblée plénière a affirmé qu'"il incombe au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci". Ce principe de concentration des moyens est aujourd'hui bien ancré dans la jurisprudence, bien qu'il fasse l'objet d'une application diversifiée entre les chambres de la Cour de cassation. Ainsi, la deuxième chambre civile limite-t-elle l'obligation de concentration aux moyens ; alors que la première chambre civile a tendance à étendre l'obligation de concentration à certaines demandes (9). Cette controverse jurisprudentielle désoriente les juridictions du fond. Dans l'affaire étudiée, la cour d'appel a reproché à l'établissement bancaire de n'avoir pas invoqué, lors du premier procès, être créancière des intérêts, qui devaient se compenser avec le capital dont elle était débitrice. Selon la cour d'appel, la banque aurait dû introduire ce moyen lors du premier procès.

C'est ici que la juridiction du fond a commis une erreur d'interprétation. L'allégation relative aux intérêts ne constituait pas un moyen nouveau, mais une demande nouvelle, et plus précisément, une demande reconventionnelle. La Cour de cassation requalifie ainsi l'allégation, en affirmant que la demande en restitution des intérêts formée par la banque n'avait pas été tranchée par l'arrêt. Il s'agissait bien d'une "demande" et non d'un "moyen". L'arrêt de cassation poursuit en affirmant que la banque "n'était pas tenue de présenter dès l'instance initiale une demande reconventionnelle en paiement des sommes qui lui seraient dues si l'annulation des conventions était prononcée". En cela, elle applique à la lettre l'article 4 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1113H4Y) selon lequel "l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties". Cela signifie que les parties peuvent choisir de limiter l'objet du litige au cours d'un premier procès et d'exercer plus tard une nouvelle action sur la part du litige qui n'a pas été soumise, et n'a donc pas été jugée. C'est ce que décide finalement la Cour de cassation en affirmant que "la demande en restitution des intérêts formée par la banque n'avait pas été tranchée par l'arrêt de la cour d'appel qui n'avait été saisie que d'une demande principale en annulation de conventions et restitution de capital".

En définitive, cet arrêt de cassation est très classique. Il ne fait que reproduire des solutions affirmées avec constance depuis les deux décisions d'Assemblée plénière précitées. Mais la décision est intéressante, car elle montre que les contours de l'autorité de la chose jugée demeurent encore flous aux yeux de certaines juridictions du fond. Le principe a subi d'importantes mutations et il fait encore l'objet d'applications divergentes au sein de la Cour de cassation. On attend ainsi plus de stabilité, et peut-être un nouvel arrêt d'Assemblée plénière pour mettre fin à ces divergences.

Le deuxième arrêt portant sur l'autorité de la chose jugée soulève une question intéressante qui n'a, en apparence, jamais été tranchée (pourvoi n° 12-23.074). Il s'agit de savoir si la qualification du jugement (contradictoire, par défaut, etc.) est revêtue de l'autorité de la chose jugée. Dans cette espèce, une société a été condamnée par le tribunal de commerce au paiement de diverses sommes. Le tribunal a qualifié le jugement de "contradictoire", malgré le défaut de représentation de la société. Cette dernière a alors formé une requête en rectification d'erreur matérielle pour que le tribunal indique précisément qu'elle n'avait pas été représentée. La requête a abouti, mais le jugement rectificatif n'a pas modifié la nature contradictoire de la décision au fond. Par la suite, la société condamnée a saisi le juge de l'exécution pour faire déclarer le jugement au fond "non avenu" en application de l'article 478 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6592H7B). Cette disposition prévoit qu'un jugement est non avenu, lorsqu'il est réputé contradictoire ou rendu par défaut et qu'il n'a pas été notifié dans les six mois de sa date. L'article 478 ne semblait donc pas s'appliquer en l'espèce, puisque le jugement au fond était contradictoire. Mais la question se posait de savoir si la nature contradictoire du jugement -autrement dit sa qualification- possédait l'autorité de la chose jugée.

C'est précisément le débat qui a été porté devant la Cour de cassation. En effet, dans la procédure d'exécution, les juges d'appel avaient estimé que le caractère contradictoire du jugement était revêtu de l'autorité de la chose jugée. Ils en avaient déduit que "le juge de l'exécution [est] tenu par l'autorité de la chose jugée s'attachant en l'espèce à la qualification de sa décision". La Cour de cassation a cassé cette décision en affirmant que "la qualification par le juge de sa décision, peu important qu'elle ait fait l'objet d'une demande de rectification d'une erreur matérielle, n'est pas revêtue de l'autorité de la chose jugée".

D'un côté, la solution paraît conforme à l'esprit de l'autorité de la chose jugée, qui concerne avant tout le fond du litige (la chose jugée) et non la manière dont il est tranché (la qualification du jugement). C'est pour cette raison que l'autorité de la chose jugée ne s'attache qu'au dispositif. D'un autre côté, la solution paraît critiquable, en ce qu'elle affaiblit la décision d'une juridiction, en soumettant sa qualification à une incertitude permanente. Car si elle ne revêt pas l'autorité de la chose jugée, la qualification d'un jugement peut être indéfiniment remise en cause.

III - Preuve civile : l'acte notarié contesté par l'acte sous seing privé (Cass. civ. 1, 11 septembre 2013, n° 12-22.335, F-D N° Lexbase : A1521KLW)

L'arrêt rendu le 11 septembre 2013 semble faire office de petit arrêt au regard de son classement par la Cour de cassation : rendu en formation restreinte et publié avec la mention "inédit" sur Legifrance. En ce sens, la solution qu'il pose n'est pas nouvelle. Pourtant, il présente l'intérêt de rappeler, non seulement la portée force probante de l'acte notarié, mais encore le rapport entre l'écrit notarié et l'écrit sous seing privé.

Traditionnellement, on présente le droit civil des actes juridiques comme reposant sur le système des preuves légales, qui donne à certains écrits une force probante particulière et qui établit une hiérarchie entre les preuves. Mais le système probatoire français est loin d'être aussi simple.

Dans l'arrêt commenté, une personne vivant en concubinage avait acquis à son nom un immeuble. Dans l'acte notarié d'acquisition, il était mentionné que l'immeuble avait été financé intégralement par l'acheteur. Toutefois, un autre acte avait été conclu entre les concubins. Il s'agissait d'un acte sous seing privé indiquant que le financement du prix de vente avait été assuré par moitié par chacun des concubins.

La preuve de l'origine des fonds utilisés pour financer l'acquisition par le concubin présentait une difficulté, puisque deux écrits s'opposaient, l'un authentique et l'autre sous seing privé. A ce titre, l'article 1319, alinéa 1er,  du Code civil (N° Lexbase : L1430ABL) du Code civil prévoit que l'acte authentique fait pleine foi de la convention qu'il renferme, et son alinéa 2 indique qu'il peut être attaqué par la voie de l'inscription de faux. En application de ce texte, la cour d'appel a pu juger que l'acte sous seing privé était "dépourvu de valeur probante pour contrarier les actes authentiques qui constituent le titre de propriété". Elle reconnaissait ainsi la force probante supérieure de l'acte authentique et l'impossibilité de le remettre en cause au moyen d'une preuve plus légère, l'acte sous seing privé.

Cette analyse est censurée par la Cour de cassation qui rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle "les énonciations faites par les parties dans un acte notarié et ne portant pas sur des faits personnellement constatés par l'officier public, peuvent faire l'objet de la preuve contraire sans qu'il soit nécessaire de recourir à la procédure d'inscription de faux" (10). La Cour de cassation établit ainsi une distinction entre les constatations personnelles du notaire, qui font pleine foi et ne peuvent être contestées que par une inscription de faux, et les constatations faites par les parties et simplement mentionnées dans l'acte authentique, qui peuvent faire l'objet d'une preuve contraire.

Les faits de l'espèce correspondaient à cette seconde hypothèse. L'acte authentique contenait une déclaration de l'acheteur, mais qui n'avait pas été vérifiée par le notaire. Il ne faisait foi que jusqu'à preuve contraire, cette preuve devant être rapportée par écrit (11). La Cour de cassation a alors pu reprocher aux juges du fond de n'avoir pas vérifié si l'acte sous seing privé conclu entre les concubins "ne rendaient pas vraisemblable l'inexactitude matérielle de l'énonciation relative à l'origine des fonds contenue dans l'acte authentique". Dans une telle situation, lorsque deux preuves littérales s'opposent, il convient d'appliquer l'article 1316, alinéa 2, du Code civil (N° Lexbase : L1427ABH), selon lequel le juge règle les conflits de preuve littérale en déterminant par tous moyens le titre le plus vraisemblable, quel qu'en soit le support.

Même s'il n'innove pas, l'arrêt est intéressant en ce qu'il rappelle, d'une part que l'acte authentique n'a pas toujours la force probante la plus élevée. Cette force peut varier selon l'objet de la preuve et les circonstances de réalisation de l'acte. D'autre part, l'arrêt montre qu'un acte sous seing privé peut contredire un acte authentique, donnant au juge une grande liberté pour apprécier la preuve la plus vraisemblable.


(1) Cf. sur ces discussions, S. Guinchard, L'ambition raisonnée d'une justice apaisée, rapport au Garde des Sceaux, 2008.
(2) Cf. par ex. notre commentaire, La recherche de l'efficacité procédurale, moteur de la modernisation de la procédure civile - A propos des ajustements procéduraux de l'année 2012, JCP éd. G, 2013, 95
(3) Cf. notre chronique de procédure civile de février 2012 (N° Lexbase : N0453BTX).
(4) Juges au tribunal de commerce et conseillers prud'homaux.
(5) F. Casorla (président), rapport au Garde des Sceaux du groupe d'étude et de réflexion sur l'amélioration de l'accès à la justice par la mise en place d'un guichet unique de greffe et la simplification des juridictions de première instance, 1997.
(6) Cf. E. Bonnet, Internet, les avocats et le marché du droit : la nouvelle donne, JCP éd. G, 2013, 822.
(7) Ass. plén., 13 mars 2009, n° 08-16.033 (N° Lexbase : A8023EDI).
(8) Ass. plén., 7 juillet 2006, n° 04-10.672, P+B+R+I (N° Lexbase : A4261DQU).
(9) Par ex. Cass. civ. 1, 28 mai 2008, n° 07-13.266, FS-P+B+I (N° Lexbase : A7685D87) à propos des "demandes fondées sur la même cause".
(10) En ce sens déjà, Cass. civ. 1, 13 mai 1986, n° 84-17.246 (N° Lexbase : A4837AAE), Bull. civ. I, n° 122
(11) Selon les énonciations de l'article 1341 du Code civil (N° Lexbase : L1451ABD).

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