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N7891BZB
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par Julien Muller, Doctorant, centre de droit de l’entreprise, Jordi Mvitu Muaka, Doctorant, centre de droit de l’entreprise et Cécile Granier, Maître de conférences, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3
le 09 Janvier 2024
Sommaire :
L’assouplissement constant des conditions de réparation d’un acte de concurrence déloyale
Les risques pour l’expert-comptable en l’absence de lettre de mission
Quand la mise en demeure vire à la faute
♦ CA Lyon, 3e ch., sect. A., 28 septembre 2023, n° 22/01138 N° Lexbase : A97241IY
Mots-clés : cautionnement • gage sans dépossession • bénéfice de subrogation • attribution judiciaire • liquidation judiciaire • préjudice de la caution
Solution : si le créancier qui n’a pas sollicité l’attribution judiciaire du bien gagé commet une faute à l’égard de la caution au sens de l’article 2314 du Code civil N° Lexbase : L0178L84, cette dernière ne peut être déchargée que si cette faute lui a causé un préjudice. Or la cour d’appel relève que la caution ne communique aucun élément de nature à établir qu’en cas d’attribution judiciaire des accessoires gagés puis de vente par ses soins, la banque aurait perçu une somme supérieure à celle qui lui a été attribuée par le liquidateur à la suite de la vente aux enchères.
Portée : pour conclure à l’absence de préjudice subi par la caution, la cour d’appel de Lyon prend en considération le fait qu’elle ne démontre pas que le créancier gagiste aurait pu espérer obtenir une somme supérieure à celle obtenue lors de la vente aux enchères en vendant le bien postérieurement à son attribution en pleine propriété.
Sur le fondement de l’article 2314 du Code civil N° Lexbase : L0178L84, la caution peut prétendre à être déchargée de tout ou partie de son engagement lorsque le créancier, par sa faute, a perdu un droit préférentiel ou exclusif dont elle aurait pu profiter lors de son recours subrogatoire. Si ce moyen de défense était initialement limité au fait que le créancier se devait de conserver les autres sûretés dont il bénéficiait et dont pouvait légitimement espérer bénéficier la caution, la jurisprudence en a ensuite considérablement élargi le domaine. Dans ce cadre, il a notamment été admis que la caution puisse reprocher au créancier, également titulaire d’une sûreté réelle, de ne pas avoir sollicité l’attribution judiciaire du bien grevé [1]. Cette solution, particulièrement controversée en ce qu’elle conduit à imposer au créancier le choix du mode de réalisation de sa sûreté, a toutefois été opportunément abandonnée par l’ordonnance du 15 septembre 2021. Il reste que l’ancienne solution demeure applicable aux cautionnements conclus avant le 1er janvier 2022, comme l’illustre l’arrêt rendu le 28 septembre 2023 par la cour d’appel de Lyon.
En l’espèce, une banque a consenti un prêt à une société afin de financer l’acquisition d’accessoires d’un engin de chantier. Ce concours était garanti par un engagement de caution du dirigeant de la société emprunteuse, ainsi que par un gage sans dépossession portant sur les équipements financés. La société emprunteuse a ensuite fait l’objet d’une procédure de liquidation judiciaire. Après que le juge-commissaire a autorisé la vente aux enchères des biens meubles de la société, la banque assigna la caution en paiement. En défense, la caution opposa au créancier le fait qu’il n’avait pas sollicité l’attribution judiciaire du bien gagé. Une telle abstention devant entraîner, selon elle, sa libération sur le fondement de l’article 2314 du Code civil N° Lexbase : L0178L84. La juridiction de première instance fit prévaloir l’argument de la caution. La banque interjeta appel. Elle considérait, d’une part, qu’elle n’avait commis aucune faute, dès lors qu’elle se trouvait privée de son droit de poursuite individuelle au profit du liquidateur. D’autre part, elle soutenait que la caution n’avait subi aucun préjudice du fait de l’absence d’attribution du bien grevé. Par un arrêt du 28 septembre 2023, la cour d’appel de Lyon infirma le jugement de première instance. Si les conseillers lyonnais ont considéré que la faute du créancier était bien caractérisée en n’exerçant pas sa faculté de demander l’attribution du bien, le préjudice de la caution faisait, en revanche, défaut.
Dans cet arrêt, la perte d’un droit préférentiel ou exclusif est bien caractérisée, puisqu’il est reproché au créancier de ne pas avoir sollicité l’attribution judiciaire du gage. Le fait du créancier est également parfaitement caractérisé par la cour d’appel. Le créancier ayant la possibilité de demander l’attribution du gage en liquidation judiciaire [2], il ne saurait rationnellement se prévaloir de la suspension de son droit de poursuite individuelle pour démontrer qu’il n’a commis aucune faute. Si ces deux premières conditions ne posaient donc pas de difficulté particulière et n’appellent guère plus de commentaires, il n’en est pas de même en ce qui concerne la question du préjudice de la caution.
Le choix opéré par le créancier quant au mode de réalisation de sa sûreté a une incidence directe sur la situation de la caution, car plus la technique choisie est efficace, plus le montant pour lequel la caution risque ensuite d’être appelée en paiement est limité [3]. Ainsi, en présence de créanciers concurrents mieux classés, la caution risque de subir directement le choix du créancier de réaliser sa sûreté par la procédure d’adjudication [4]. Dans ce cas, la caution peut se plaindre qu’elle aurait pu être libérée davantage si le créancier avait préféré solliciter l’attribution du bien, ce dernier mode de réalisation permettant de faire échec aux prétentions des créanciers privilégiés dépourvus de droit de suite [5]. La solution est néanmoins différente en liquidation judiciaire, dès lors que le créancier bénéficie également d’un droit de rétention. Dans cette hypothèse, la caution ne peut reprocher au créancier de ne pas avoir sollicité l’attribution judiciaire du bien, le droit de rétention se reportant sur le prix de vente obtenu par le liquidateur [6]. Une telle solution vaut également en matière de droit de rétention fictif, dont était précisément titulaire en l’espèce le créancier, ce dernier bénéficiant d’un gage sans dépossession [7]. L’on comprend alors pourquoi il n’était nullement question, ici, de cette variété de préjudices.
Pour aboutir à la conclusion que l’absence d’attribution judiciaire n’a pas nui aux intérêts de la caution, la cour relève qu’elle ne rapporte « aucun élément de nature à établir qu’en cas d’attribution judiciaire des accessoires gagés puis de vente par ses soins, [la banque] aurait perçu une somme supérieure à celle qui lui a été attribuée par le liquidateur [à la suite de] la vente aux enchères ». Au-delà du fait que le préjudice de la caution aurait dû être présumé et qu’il appartenait donc plutôt au créancier de rapporter la preuve contraire [8], cette précision concernant la vente postérieure à l’attribution nous semble quelque peu surabondante au regard de la question à résoudre. En effet, l’on perçoit difficilement l’influence positive qu’aurait pu avoir un tel événement sur la caution. Si, en pratique, le créancier attributaire n’a que faire de conserver la propriété du bien et procédera ensuite à sa vente, cet élément n’a, en lui-même, aucune incidence sur la situation de la caution. Le préjudice de cette dernière correspond au fait qu’elle aurait pu être libérée davantage si le créancier s’était vu attribuer la propriété du bien gagé. Dès lors, seul compte le point de savoir si l’adjudication a permis d’obtenir un prix correspondant à la valeur objective de la chose qui aurait été fixée lors de l’attribution. Cette dernière emportant réalisation du gage et l’extinction corrélative de la créance garantie [9], il importe peu de savoir quel prix pourrait espérer en obtenir l’attributaire dans une vente postérieure [10]. Néanmoins, il est vrai qu’un tel élément pourrait être pris en considération pour procéder à la fixation de la valeur du bien au cours de la procédure d’attribution, ce montant pouvant correspondre à la valeur objective de la chose. C’est, peut-être, ce qu’a voulu indiquer la cour par cette formule.
Par Julien Muller
[1] Cass. com. 13 mai 2003, n° 00-15.404, FS-P N° Lexbase : A0109B78 ; Cass. civ. 1re, 22 mai 2008, n° 07-14.808, F-D N° Lexbase : A7114D8Y.
[2] C. com., art. L. 642-20-1, al. 2 N° Lexbase : L3466ICD.
[3] E. Mouial-Bassilana, note sous Cass. com., 13 mai 2003, LPA, 2004, n° 36, p. 4.
[4] Sur ce raisonnement et ses limites, v. C. Séjean-Chazal, La réalisation de la sûreté, préf. M. Grimaldi, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de Thèses, 2019, n° 161.
[5] Cass. com., 12 février 1979, n° 77-12.887, publié au bulletin N° Lexbase : A3338A7R.
[6] C. com., art. L. 642-20-1, al. 3 N° Lexbase : L3466ICD.
[7] C. civ., art. 2286, 4° N° Lexbase : L2439IBX.
[8] V. par exemple Cass. com., 11 mars 2020, n° 18-22.526, F-D N° Lexbase : A77153IL.
[9] C. civ., art. 2347 N° Lexbase : L0213L8E ; Cass., com., 24 janvier 2006, n° 02-11.989, F-P+B N° Lexbase : A5468DMH.
[10] Contra en cas de dépréciation de la valeur du bien gagé P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz, coll. Dalloz Action, 12e éd., 2022, n° 724.132.
♦ CA Lyon, 1re ch. civ. A, 3 août 2023, n° 19/05630 N° Lexbase : A31091DI ; CA Lyon, 3e ch. A, 7 septembre 2023, n° 20/04756 N° Lexbase : A20521MX
Mots‑clés : concurrence déloyale • détournement de clientèle au profit d'une société concurrente • désorganisation de l'entreprise concurrente • préjudice réparable
Solution : dans deux arrêts relatifs à la détermination du préjudice réparable d’un acte de concurrence déloyale, la cour d’appel de Lyon énonce d’une part, que tout comportement déloyal cause nécessairement un préjudice indemnisable, même si le concurrent qui s’en prétend victime ne parvient à en démontrer l’existence, et d’autre part, que l’associé d’une société victime de l’agissement déloyal d’un concurrent peut demander à être indemnisé pour la dévalorisation de ses parts sociales en raison des pertes subies par la société.
Portée : ces décisions d’appel démontrent l’assouplissement en jurisprudence des conditions de réparation des concurrents victimes d’actes de concurrence déloyale. De manière surprenante toutefois, la cour d’appel de Lyon considère que si le concurrent lésé est une société, ses associés peuvent demander à être indemnisés pour la dévalorisation de leurs parts sociales découlant des pertes subies par la société, alors que traditionnellement, les juges s’opposent à ce que ce préjudice donne lieu à réparation.
Bien qu’elle soit fondée sur le texte de la responsabilité civile délictuelle (C. civ., art. 1240 N° Lexbase : L0950KZ9), l’action en concurrence déloyale a toujours présenté des singularités, s’agissant notamment de la détermination du préjudice [1]causé par l’agissement déloyal d’un concurrent. C’est que la jurisprudence a, au fil des années, assoupli les conditions de réparation du dommage concurrentiel si bien que l’action en concurrence déloyale apparaît souvent comme une action spéciale de responsabilité, même en l’absence d’une réglementation spécifique, visant moins à indemniser le concurrent victime que de réprimer certains comportements incompatibles aux usages du commerce [2]. Illustrent d’une certaine manière cette conception, deux arrêts de la cour d’appel de Lyon qui non seulement affirment que tout comportement déloyal cause nécessairement un préjudice, même si le concurrent qui s’en prétend victime ne parvient pas à en démontrer l’existence, mais également que l’associé d’une société victime de l’agissement déloyal d’un concurrent peut demander à être indemnisé pour la dévalorisation de ses parts sociales consécutive aux pertes subies par la société.
En l’espèce, dans le premier arrêt [3], une société spécialisée dans le transport routier de marchandises avait recruté le salarié licencié d’un de ses concurrents, sans avoir été informé de la clause de non‑concurrence liant le salarié à son ancien employeur. Celui‑ci avait pris la peine d’informer son concurrent de l’existence de l’obligation de non‑concurrence à laquelle était tenue le salarié pour une durée de six mois à compter de son licenciement, le mettant en demeure de mettre fin au contrat de travail signé avec son ancien salarié. Mais la société a, au contraire, décidé de poursuivre la relation de travail avec le salarié recruté.
Dans la seconde décision [4], l’associé co‑gérant d’une société civile professionnelle proposant des formations de danse avait profité de l'absence de son co‑gérant pour problèmes de santé, pour démarcher leur clientèle commune au bénéfice d’une société qu’il s’apprêtait à constituer avec un tiers. Les trois protagonistes dirigeaient, en outre, une association qui mettait à disposition ses locaux pour la pratique des cours de danse proposés par la société civile, avant que ne soit votée la radiation à son insu de l’associé co‑gérant absent, la société constituée entre les deux membres restants de l’association profitant ainsi de son départ pour obtenir la location des mêmes locaux.
Dans les deux arrêts, la cour d’appel de Lyon reconnaît le caractère déloyal de chacun des agissements litigieux en se basant sur une appréciation classique du cas de désorganisation d’une entreprise concurrente. Dans la première affaire, les juges énoncent que le maintien du contrat de travail d’un salarié lié à son précédent employeur par une clause de non‑concurrence constitue une concurrence déloyale, dès lors que le nouvel employeur a pris connaissance de l’existence de cette clause, car dans cette situation sa mauvaise foi est établie [5]. Dans le second arrêt, les juges d’appel considèrent que « le fait, pour le gérant d'une société, d'entreprendre sans motif légitime de créer une autre société destinée à la concurrencer directement revêt également un caractère fautif », de nature à engager sa responsabilité. Les faits des deux litiges semblaient mener directement à cette qualification, et ce n’est d’ailleurs pas sur ce point que ces arrêts présentent quelque apport. Ce dernier émane de la détermination du préjudice réparable, car en l’occurrence les juges d’appel considèrent d’une part qu’il n’y a pas de comportement déloyal sans préjudice (I), et d’autre part, en matière de concurrence déloyale, que les pertes dommageables causées à une société concurrente ouvrent droit à son associé de réclamer l’indemnisation de la dévalorisation, qui pourrait en résulter, de ses parts sociales (II).
I. Une présomption de préjudice
Il est clairement énoncé par les juges d’appel que « la reconnaissance de l'existence de faits de concurrence déloyale implique l'existence d'un préjudice indemnisable ». Cette analyse, qui a les faveurs de la Cour de cassation [6], laisse supposer que l’existence d’un préjudice est présumée. Dans l’absolu, comme le souligne un auteur, si tous les opérateurs d’un marché cherchent à conquérir la même clientèle, alors « toute acquisition de clientèle par un opérateur déterminera une perte de clientèle pour un concurrent de celui‑ci ; tout progrès de l'un sera réalisé aux dépens de l'autre » [7]. De fait, si chaque acquisition de clientèle, y compris par des procédés déloyaux, d’un concurrent en affecte hypothétiquement un autre, on peut aisément admettre le principe de la réparation et orienter le contentieux principalement sur le calcul du montant de l’indemnisation. De cette manière, l’action en concurrence déloyale chercherait à sanctionner l’accaparement illicite de la clientèle d’un concurrent [8].
Dans son arrêt, la cour d’appel de Lyon alloue des dommages et intérêts à l’ancien employeur du salarié recruté en violation d’une obligation de non‑concurrence, alors que celui‑ci n’avait pas produit d'éléments chiffrés sur les pertes subies sur son activité au cours des six mois couvrant la durée d’exécution de la clause de non‑concurrence conclue avec son ancien salarié. En dépit de cela, les juges d’appel sont parvenus à fixer le quantum de ce préjudice en se basant sur les fonctions exercées par le salarié recruté. En ce sens, la cour d’appel retient que celui‑ci occupait un poste de directeur d’un site de la société de transport, ce qui le mettait en contact régulier avec la clientèle qu’il pourrait démarcher au profit de son nouvel employeur. Pourtant, à supposer la perte de la clientèle établie, il était difficile d’admettre sans le moindre doute que sa cause soit nécessairement liée au recrutement de l’ancien salarié par une entreprise concurrente, d’autres motifs – liés aux conditions du service, à la conjoncture, etc.‑ pouvaient expliquer exactement la même situation.
Il était par ailleurs possible de considérer ce préjudice déjà évalué par référence à la clause pénale prévue dans le contrat de travail conclu entre le salarié licencié et son ancien employeur, puisque l’objet de cette clause était de chiffrer le préjudice que devrait causer le recrutement du salarié par un concurrent, mais, de manière générale, la Cour de cassation [9] considère que l’action en concurrence déloyale tend à réparer un préjudice différent de celui qui devra être réparé par le salarié ayant violé la clause de non‑concurrence prévue dans son contrat de travail.
II. Une indemnisation de l’associé de la société victime d’un agissement déloyal
Dans son second arrêt, la cour d’appel de Lyon condamne le co‑gérant associé de la société dont il a détourné les clients à indemniser son coassocié pour le préjudice subi découlant de la dévalorisation de ses parts sociales. Les juges d’appel constatent que les actes de concurrence déloyale imputables au co‑gérant ont vidé la clientèle commune de sa substance, privant la société de tout chiffre d'affaires à compter de la constitution de la société concurrente par l’associé fautif. Les conséquences de ces agissements sont si lourdes qu’elles ont abouti à une évolution particulièrement négative de l’activité de la société. Face à cette situation, la cour d’appel considère que les manœuvres déloyales du co‑gérant ont conduit à une perte de marge nette d'exploitation ayant simultanément causé la dévalorisation des parts sociales détenues par l’autre associé gérant. S’appuyant sur le principe de la réparation intégrale, les juges d’appel ont condamné l’associé fautif à la réparation de ces deux préjudices. Pourtant, traditionnellement, la jurisprudence considère que la diminution de la valeur de parts sociales consécutive aux pertes subies par la société ne constitue pas un préjudice véritablement personnel et distinct du dommage causé à la société, puisque de toute manière, ces pertes se répercutent nécessairement sur la valeur de celles‑ci [10]. De surcroît, l’indemnisation de la société aura pour effet d’en augmenter la valeur.
Dans cet arrêt, la cour d’appel de Lyon s’éloigne quelque peu de cette position constante de la Cour de cassation en matière de responsabilité des dirigeants de société en raison, semble‑t‑il, des circonstances de l’espèce. Les deux associés avaient constitué une société civile professionnelle dans laquelle ils exerçaient leur activité. Ensemble, ils disposaient d’une clientèle commune étant à la fois rattachée à la société qu’à chacun de ses coassociés. Cette situation impliquait donc que le « trouble commercial » causé au sein de la société ait nécessairement affecté l’associé ayant continué d’exercer au sein de la société. Le simple fait que l’exercice normal de son activité ait été perturbé par les manœuvres du co‑gérant suffit, à ce titre, pour engager la responsabilité de ce dernier à son égard. En l’occurrence, la dévalorisation des parts sociales apparaît simplement comme la manifestation de son préjudice réparable qui peut, dès lors, être chiffré en partant de cet indicateur. Enfin, cette décision peut être rapprochée de certains arrêts de la Cour de cassation qui considèrent que les agissements déloyaux d’un opérateur peuvent atteindre par ricochet les autres professionnels du secteur [11]. À la lumière de l’analyse des juges d’appel dans cet arrêt, le fait que le professionnel lésé fasse partie de la même entité que l’opérateur fautif ne semble pas faire obstacle à l’indemnisation des dommages causés par le comportement fautif.
Par Jordi Mvitu Muaka
[1] Y. Picod, Liberté et loyauté de la concurrence, in Loyauté, droit de la concurrence et juge de droit commun : nouveaux développements, nouvelles perspectives ? (dir. M. Chagny), Rev. Lamy concurrence, novembre 2017, numéro spécial, p. 11.
[2] V. not., critiquant la nature subjective de cette action, M.‑A. Frison‑Roche, Les principes originels du droit de la concurrence déloyale et du parasitisme, RJDA, juin 1994, no 19, p. 483 et s., spec [en ligne].
[3] CA Lyon, 3e ch. A, 7 septembre 2023, n° 20/04756 N° Lexbase : A20521MX.
[4] CA Lyon, 1re ch. civ. A, 3 août 2023, n° 19/05630 N° Lexbase : A31091DI.
[5] V. égal., Cass. com., 13 mars 2007, n° 05‑16.881, F‑D N° Lexbase : A7393DUD.
[6]Cass. com., 21 octobre 2014, n° 13‑14.210, F‑D N° Lexbase : A0436MZ8.
[7] Y. Serra, Le droit français de la concurrence, Dalloz, février 1993, p. 12.
[8] Contra, considérant cette conception de l’action en concurrence déloyale étriquée ; Ibid., p. 4.
[9] Cass. com., 24 mars 1998, n° 96‑15.694 N° Lexbase : A5468ACI : L'action en concurrence déloyale d'un ancien employeur contre le nouvel employeur qui a embauché un salarié lié par une clause de non-concurrence et l'action dirigée contre son ancien salarié peuvent se cumuler, D., 1999., p. 113, obs. R. Libchaber ; JCP, 1998, n° 13, I., 185, obs. G. Viney.
[10] CA Aix‑en‑Provence, 7 juillet 2004 : Dr. sociétés, 2005, comm. n° 87, note F.‑X. Lucas.
[11] V. not.: Cass. com., 12 février 2020, n° 17‑31.614, FS‑P+B+R+I N° Lexbase : A27263EP : Appréciation de la situation de la victime pour évaluer le préjudice réparable au titre d’une pratique commerciale trompeuse (Concurrence déloyale), Contrats, conc. consom., avril 2020, comm. 62, obs. M. Malaurie‑Vignal.
♦ CA Lyon, 3e ch., sect. A, 8 juin 2023, n° 19/04838 N° Lexbase : A68099Z9
Mots-clés : expert-comptable • faute professionnelle • déclaration fiscale tardive • lettre de mission comptable • mission de conseil.
Solution : dans cet arrêt, la cour d’appel de Lyon prononce une condamnation de l’expert-comptable pour manquement tant à sa mission de conseil auprès de la société cliente, que pour le dépôt tardif des déclarations fiscales de celle-ci, et ce, alors que les parties n’avaient pas expressément défini les missions confiées à l’expert-comptable.
Portée : l'arrêt d’appel peut être directement rattaché à une jurisprudence constante qui attribue à la lettre de mission l’effet de délimiter la portée des engagements de l’expert-comptable à l’égard de son client, de même qu’il encadre le pouvoir d’appréciation du juge. L’expert-comptable doit donc veiller à la délimitation précise de ses missions eu égard aux conséquences dommageables que son défaut de vigilance peut entraîner.
Les missions de l’expert-comptable, historiquement cantonnées à l’attestation de l’information comptable des entreprises, ont sensiblement évolué à la suite d’une réforme datant de 1994 [1] qui a acté en quelque sorte l’attribution de missions additionnelles à cette catégorie de professionnels, parmi lesquelles comptent le dépôt de déclaration fiscales et sociales ou encore le conseil apporté aux entreprises sur les obligations juridiques attachées à l’exercice de leur activité. Si la diversité des missions caractérise de nos jours cette profession, celles-ci ne sont pas nécessairement tenues d’être toutes effectuées par l’expert-comptable lorsqu’il est sollicité par un client. L’étendue de ses prestations doit toujours être déterminée, le cas échéant à travers une lettre de mission, car dans le cas contraire, il reviendra au juge, à l’occasion de son appréciation souveraine des faits, de les délimiter, ce qui peut conduire à multiplier les causes d’engagement de la responsabilité professionnelle de l’expert-comptable. Dans un arrêt récent [2], la cour d’appel de Lyon met en lumière les conséquences dommageables que cette situation peut entraîner.
En l’espèce, une société de débit de tabac s’était engagée avec un cabinet d’expertise comptable sans qu'aucune lettre de mission n’ait préalablement été établie par écrit. Toutefois, pendant l’exercice de sa mission, le cabinet d’expertise comptable s’était chargé des déclarations fiscales de la société et avait ponctuellement conseillé son gérant dans le cadre d’un projet de licenciement économique de l’une de ses salariés. Par la suite, la société fera l’objet d’un redressement fiscal en raison notamment du dépôt tardif par le cabinet d’expertise comptable de ses déclarations fiscales auprès de l’administration. De même, le conseil de prud’hommes a condamné la société expertisée pour licenciement nul d’une salariée, alors qu'elle était en arrêt médical pour accident de travail. Reprochant au cabinet comptable un manquement à ses missions – de conseil et de dépôt de déclarations fiscales –, la société décida d’engager la responsabilité du cabinet d’expertise comptable qu’elle avait sollicité.
L’arrêt de la cour d’appel de Lyon prononce une condamnation de l’expert-comptable pour manquement tant à sa mission de conseil auprès de la société que pour le dépôt tardif des déclarations fiscales de celle-ci, ayant conduit au paiement des majorations et pénalités découlant de son omission fautive. En l’absence d’une lettre de mission définissant clairement le rôle du cabinet d’expertise comptable, les juges d’appel vont imputer à ce dernier les deux missions en analysant les circonstances dans lesquelles le cabinet est intervenu au sein de la société. Lourde de conséquences, cette condamnation a abouti à mettre à la charge de l’expert-comptable l’indemnisation, d’une part, des majorations et pénalités fixées dans la proposition de redressement de l’administration fiscale, et d’autre part, il a été également porté à la charge de l’expert-comptable le remboursement à son client des sommes exposées par cette dernière dans le cadre de la procédure prud'homale.
L’arrêt d’appel peut être directement rattaché à une jurisprudence constante qui attribue à la lettre de mission l’effet de délimiter la portée des engagements de l’expert-comptable à l’égard de son client [3]. Les juges lyonnais ont par exemple déjà statué que l’expert-comptable chargé de la préparation des bulletins de paie d’un salarié n’est pas tenu de vérifier la régularité du contrat de travail conclu avec son employeur [4]. La rédaction de la lettre de mission encadre le pouvoir d’appréciation du juge qui, lorsque ces précisions ne sont pas apportées, peut étendre considérablement les missions de l’expert-comptable en fonction des circonstances de l’espèce.
Dans sa décision, la cour d’appel de Lyon impute au cabinet d’expertise la mission de déclaration fiscale de son client ainsi qu’une mission de conseil « en matière sociale ». S’agissant de la première de ces missions, les juges d’appel énoncent que l’attribution de ce rôle émane du comportement des parties, en l’occurrence le cabinet d’expertise comptable avait adressé aux services fiscaux la liasse fiscale relative à la déclaration du résultat comptable de son client, de même qu’il correspondait avec l’administration fiscale au nom et pour le compte de celui-ci. Cette analyse n’est pas sans conséquence puisque, si la jurisprudence a tendance à considérer l’obligation de l’expert-comptable comme une obligation de moyen, la Cour de cassation l’assimile à une obligation de résultat lorsqu'il s'agit de préparer les déclarations fiscales du client et de les déposer en son nom et pour son compte [5], ce qui suppose le respect impératif des délais légaux [6]. De fait, la société cliente pouvait demander réparation de son préjudice en faisant simplement observer le retard de dépôt de ses déclarations fiscales.
S’agissant ensuite de la seconde mission du cabinet d’expertise, la cour d’appel de Lyon fait droit à la demande d’indemnisation de la société cliente en partant du constat que le cabinet avait répondu à la demande de son client pour préparer le licenciement pour motif économique de l’une de ses salariées. En l’occurrence, la société avait reçu le conseil de licencier la salariée alors que le motif de la décision était illicite en raison de la situation de la salariée concernée au moment des faits. Le cabinet avait au surplus adressé à son client une note d’honoraires ayant pris en compte la réalisation d’une série de prestations intitulées « création dossier social et procédures », que les juges d’appel ont interprété comme une indication de l’exécution de la mission de conseil de la part du cabinet d’expertise car, même si ces termes peuvent paraître d’après les juges « elliptiques », ils ne peuvent se rapporter qu'à la mission se rapportant au licenciement qui a été enclenché à la fin de l'exercice comptable qui donnait lieu à la déclaration fiscale par le cabinet d’expertise, et à la date de la note d'honoraires, il avait déjà été fait état d'une procédure prud'homale, ce qui démontre que le cabinet avait été chargé d'une mission de conseil dans le cadre du licenciement sanctionné.
L’expert-comptable doit donc veiller à la délimitation précise de ses missions eu égard aux conséquences dommageables que son défaut de diligence peut entraîner. Ceci est d’autant plus indispensable que l’appréciation du préjudice réparable peut aboutir à lui imputer la charge des sommes versées par son client à la suite de sa condamnation pour un licenciement nul. S’agissant de la sanction d’une déclaration fiscale tardive, si la cour d’appel exclut du montant de la réparation les sommes que son client aurait dû acquitter normalement au titre de l'impôt, elle y inclut en revanche les intérêts, les majorations et les amendes exigées par l’administration fiscale, ce qui représente une sanction financière considérable des manquements pouvant être reprochés à l’expert-comptable.
Par Jordi Mvitu Muaka
[1] Loi n° 94-679, du 8 août 1994, portant diverses dispositions d’ordre économique et financier N° Lexbase : O8246BUX.
[2] CA Lyon, 3e ch., sect. A, 8 juin 2023, n° 19/04838 N° Lexbase : A68099Z9.
[3] V. not. CA Montpellier, 26 mars 2002 : F. Pasqualini et V. Pasqualini-Salerno, obs., JCP E, 2003, 1028, n° 15.
[4] CA Lyon, 23 mai 2002 : F. Pasqualini et V. Pasqualini-Salerno, obs., JCP E, 2003, 1028, n° 15.
[5] Cass. com., 6 février 2007, n° 06-10.109, F-P+B N° Lexbase : A9582DT3.
[6] Cass. civ. 1,15 mars 1983 : Bull. civ. I, n° 98.
♦ CA Lyon, 3e ch., sect. A, 29 juin 2023, n° 20/01435 N° Lexbase : A2015987
Mots-clés : concurrence déloyale • mise en demeure • faute • préjudice • responsabilité délictuelle
Solution : l’envoi à une société d’une mise en demeure lui imputant, sans réserve, des actes de concurrence déloyale, ne lui laissant aucune possibilité de réponse et contenant des menaces de poursuites judiciaires ainsi que des demandes de transmission de données commerciales et financières confidentielles revêt un caractère fautif au sens de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9 et engage la responsabilité de son expéditeur, qui est tenu de réparer les préjudices avérés subis par le destinataire de la mise en demeure.
Portée : les termes adoptés dans une mise en demeure visant à faire cesser des actes présentés comme constitutifs de concurrence déloyale doivent être mesurés et proportionnés, et notamment laisser aux destinataires de la mise en demeure une possibilité de répliquer.
La rédaction de mises en demeure fait assurément partie des tâches récurrentes du juriste. Fondamentale en matière contractuelle, cette formalité extériorise la volonté d’un créancier quant à l’exécution d’une obligation et est assortie de certains effets expressément prévus par la loi [1]. La portée de la mise en demeure est néanmoins plus vaste. Outre des effets purement juridiques, elle revêt une dimension psychologique, car elle est fréquemment mobilisée afin d’inciter à la cessation d’un comportement identifié comme fautif par son expéditeur. Cependant, la saisine d’un juge, qui sera chargé de statuer sur la réalité de la faute, n’est bien souvent appelée à n’intervenir que postérieurement. Cette configuration doit conduire le rédacteur de la mise en demeure à faire preuve de mesure et de prudence. En l’absence de certitudes, l’incitation recherchée ne saurait se muer en intimidation, sous peine, comme l’illustre la présente décision, de se teinter d’un caractère fautif.
Étaient en cause dans l’arrêt du 29 juin 2023 des allégations de concurrence déloyale. Une première société s’estimait victime d’actes déloyaux et notamment de parasitisme par une seconde du fait de la production et de la commercialisation de terrines prétendument similaires aux siennes. Dans ce contexte, elle avait, en des termes particulièrement vigoureux, mis en demeure une troisième société qui se fournissait auprès du prétendu concurrent déloyal. Il était notamment requis de cette dernière qu’elle cesse immédiatement toute commercialisation et toute exploitation des terrines litigieuses au motif que ces reventes constituaient des actes de concurrence déloyale lui causant préjudice. Se conformant aux demandes formulées dans la mise en demeure, ladite société procéda à l’annulation d’une commande déjà réalisée auprès du prétendu concurrent déloyal, se privant ainsi de la marge attendue grâce à la revente des produits. Cependant, il s’avéra ensuite que l’accusateur s’était un peu trop avancé : un tribunal de commerce puis une cour d’appel estimèrent en effet que les faits reprochés n’étaient pas constitutifs d’actes de concurrence déloyale. Dans ce contexte, la société ayant procédé à l’annulation de la commande demanda en justice la réparation du préjudice qu’elle estimait avoir subi du fait de l’envoi de la mise en demeure. Elle fut suivie sur ce terrain par la juridiction lyonnaise puisque la cour d’appel retient, à la suite des juges de première instance, le caractère fautif de la mise en demeure (I) et admet l’indemnisation du préjudice qui découle directement de son envoi (II).
I. Une mise en demeure fautive
En soi, la réalisation d’une mise en demeure ne saurait, à l’évidence, constituer une faute au sens de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9. Cette formalité est d’ailleurs dans un certain nombre d’hypothèses expressément requise par le législateur [2]. Néanmoins, le contenu et les circonstances entourant la mise en demeure peuvent lui conférer un caractère fautif. Grâce à sa motivation étayée, l’intérêt de la décision du 29 juin 2023 est de mettre en lumière les écueils à éviter lors de la rédaction de la mise en demeure.
Trois éléments sont explicitement invoqués par la cour d’appel au soutien de la qualification de faute. Tout d’abord, le caractère « exclusivement affirmatif » des termes de la mise en demeure est retenu. Bien qu’aucune décision judiciaire n’ait été rendue, le rédacteur de la mise en demeure tient pour acquis l’existence d’actes de concurrence déloyale ainsi que celle de préjudices réparables et les opposent au destinataire de la mise en demeure. Cette façon de procéder participe indéniablement à la caractérisation de la faute. Il faut donc en déduire que, même pour défendre ses intérêts, l’expéditeur d’une mise en demeure ne saurait anticiper l’issue d’un litige futur. Si la formulation de menaces de poursuites judiciaires ne semble pas, en elle-même, critiquée, il semble toutefois qu’il faille se garder d’énoncer des certitudes quant à leurs résultats. C’est ensuite le ton « péremptoire » qui est souligné. Aucune place n’est laissée à la discussion en ce qui concerne tant la réalité des faits que leur qualification (des actes de concurrence déloyale) ou encore leurs conséquences juridiques (un droit à réparation). À nouveau, il semble donc recommandé de laisser au destinataire de la mise en demeure une possibilité de se justifier, conformément à une logique qui semble s’inspirer du principe du contradictoire. Ce sont enfin les demandes complémentaires qui sont visées par la cour d’appel. Les demandes de constitution d’une provision aux fins d’indemnisation ainsi que de transmission de données commerciales (liste des clients) et financières (documents comptables) confèrent un caractère menaçant à la mise en demeure. La cour d’appel retient dès lors que les termes utilisés étaient « hors de proportion, comminatoires et sans mesure » et conclut au caractère fautif de l’envoi de cette mise en demeure. En creux, la Cour précise ainsi le standard de l’expéditeur d’une mise en demeure normalement diligent : celui-ci est mesuré, procède de manière non exclusivement affirmative, reste ouvert à la discussion et agit de façon proportionnée eu égard aux caractéristiques de l’espèce.
À ce propos et bien qu’elles ne soient pas explicitement mentionnées, deux considérations factuelles ont pu conduire la Cour à retenir le caractère disproportionné des termes de la mise en demeure. Le premier tient dans la nature de la responsabilité en cause. En matière délictuelle, le recours à la mise en demeure ne constitue pas un préalable indispensable à la mise en œuvre de la responsabilité [3]. La spontanéité de la démarche peut dès lors justifier un surcroît de mesure. En second lieu, le fait que cette mise en demeure ne soit pas adressée directement au concurrent prétendument déloyal, mais à l’un de ses clients pouvait également justifier une modération des menaces adressées. Enfin, l’on peut se demander si la décision judiciaire rejetant la qualification d’actes de concurrence déloyale n’a pas incidemment influé sur la qualification de faute. La cour ne fait pas mention de cette considération et se fonde sur « l’analyse du seul courrier ». L’on ne peut que l’en approuver : le caractère fautif de la mise en demeure doit s’apprécier au jour où elle a été envoyée et l’issue de l’action en concurrence déloyale doit rester indifférente. Néanmoins, l’on ne peut s’empêcher d’interroger la réalité de l’influence de la décision postérieure sur la qualification retenue : la solution aurait-elle été identique si l’action en concurrence déloyale avait abouti ?
II. L’indemnisation du préjudice
Concernant la caractérisation des autres éléments constitutifs de responsabilité, l’arrêt adopte une démarche classique. Seule l’annulation de la commande à la suite de la mise en demeure est retenue comme un préjudice réparable. Celui-ci est évalué au regard du taux de marge usuellement pratiqué avec ce client. Le demandeur alléguait en outre de préjudices supplémentaires résultant de la non-conclusion d’autres contrats de vente portant sur les terrines litigieuses. Néanmoins, la cour d’appel estime que, premièrement, la perte de ces contrats n’est pas démontrée et, que, deuxièmement, il existait une possibilité de trouver des substituts aux produits en cause. Remarquons que concernant la première commande, cette même considération – l’existence de solutions alternatives – est écartée au regard de la brièveté du délai entre la mise en demeure et la date prévue de livraison.
Concernant le lien de causalité entre la mise en demeure et l’annulation de la commande, celui-ci est jugé direct. Sur ce point, l’appréciation de ce lien semble assez lâche. Deux éléments auraient en effet pu être de nature à limiter le caractère direct de la causalité. Il en va tout d’abord ainsi de la liberté que conservait le destinataire de la mise en demeure d’annuler ou non cette commande. L’on aurait en effet pu considérer que la perte de chiffre d’affaires est la conséquence directe de cette décision et non de la mise en demeure, comme l’invoquait d’ailleurs le défendeur. Néanmoins, le contenu de la lettre semble ici avoir été déterminant. La cour d’appel retient en effet que les termes de la mise en demeure ne laissaient « l’intimée avec aucune autre possibilité que de cesser la commercialisation des produits litigieux ». L’affirmation est sûrement excessive, mais elle est nécessaire pour permettre de retenir une causalité directe et donc d’indemniser totalement le préjudice subi. C’est enfin la consultation d’un professionnel du droit qui est dépourvue de toute incidence sur le lien de causalité. Pourtant celui-ci peut orienter le destinataire de la mise en demeure quant au bien-fondé des accusations formulées à son encontre et ainsi peser sur le choix de souscrire ou non aux demandes formulées. Le message est donc clair : prudence et mesure sont de rigueur dans la rédaction des mises en demeure !
Par Cécile Granier
[1] C. civ., art. 1344-1 et s. N° Lexbase : L0689KZK.
[2] V. par exemple, en matière de réduction de prix (C. civ., art. 1223 N° Lexbase : L1984LKP) en cas de résiliation unilatérale (C. civ., art. 1226 N° Lexbase : L0937KZQ), de clause résolutoire (C. civ., art. 1225 N° Lexbase : L0938KZR) ou d’engagements de la responsabilité contractuelle (C. civ., art. 1231 N° Lexbase : L0932KZK).
[3] V. sur ce point, P. Brun, P. Pierre (dir.), Lamy Droit de la responsabilité civile, 2023, 296-15.
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