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par Xavier Baki-Mignot et Marion Ferrière, Doctorants contractuels, centre Patrimoine et Contrats, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3
le 09 Janvier 2024
♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 3 octobre 2023, n° 21/04523 N° Lexbase : A36671KZ
Mots-clés : prescription acquisitive • revendication • superficie • usucapion • volume
Solution : un volume peut être revendiqué sur le sol d’autrui, en détruisant sa présomption de propriété du dessus, par titre ou prescription acquisitive contraire.
Portée : la propriété des édifices pouvant être divisée indépendamment du sol qui les soutient, les propriétaires fonciers sont toujours exposés à la revendication d’un volume, qui prospérera s’ils ont laissé un tiers le prescrire.
La toute-puissance du sol a ses limites. C’est ce que montre bien l’arrêt rendu le 3 octobre 2023 dans une situation peu commune. Le litige oppose deux voisines dont les maisons sont mitoyennes. Au premier étage de l’une se trouve une pièce dont on s’arrache la propriété. Les hostilités sont ouvertes en 2018, quand la propriétaire de cette maison décide de percer une porte pour y accéder depuis sa propre chambre, tout en condamnant celle qui communiquait avec la maison voisine. Là-dessus, l’autre agit en revendication de la pièce devant le tribunal judiciaire de Saint-Étienne, qui la déboute en 2020.
Il faut entendre combien la cause est inhabituelle, et la prétention, prima facie, téméraire. La demanderesse revendique en effet une pièce située sur l’emprise de la parcelle de sa voisine, dans la maison même de cette dernière. À cette idée, la conscience juridique se révolte volontiers, tant est prégnante la puissance d’attraction du sol, que l’adage immémorial résume non sans quelque mysticisme : cujus est solum, qui a le sol, ei est usque ad caelum usque ad inferos, a tout l’espace depuis les enfers jusqu’au ciel [1]. Le Code civil ne dit pas autre chose en disposant que « la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous [2] ».
Il n’y a là pourtant qu’une règle de preuve. Elle établit une présomption simple, qui peut être détruite tant par la prescription acquisitive [3] que par un titre contraire [4]. Il y a alors volume superficiaire sur le sol d’autrui, potentiellement enclavé, avec ce que cette situation hétérodoxe peut comporter de conséquences en termes de servitude, notamment de passage [5].
L’examen des titres se révélait ici peu concluant. Deux titres anciens, en 1887 et 1913, mentionnaient bien le volume, mais cette mention n’avait plus été reprise dans les titres ultérieurs. Celui de la défenderesse, en particulier, ne stipulait aucune restriction en volume, ce qui la conduisait logiquement à invoquer le bénéfice de la prescription abrégée [6]. Aussi bien, c’est sur la possession que le contentieux s’est dénoué. La cour d’appel admet le juste titre de la défenderesse, mais juge que sa possession, n’ayant commencé qu’en 2018 lorsque la porte fut percée, n’avait pu atteindre la durée décennale requise par la loi. D’un autre côté, elle constate de manière circonstanciée que la demanderesse, et surtout ses auteurs par jonction des possessions [7], avaient utilisé de longue date la pièce litigieuse, soit par eux-mêmes pour y entreposer divers effets, ce qui suffit assurément à caractériser le corpus, soit corpore alieno par des louages ponctuels, tantôt à un « commis de ferme pour les vendanges », tantôt à un artisan qui en avait fait son atelier. L’usucapion trentenaire étant parfaite, le jugement entrepris est infirmé et la défenderesse, condamnée sous astreinte à remettre les lieux en état.
Cet arrêt bien construit eût été en somme un bel exemple à suivre, s’il n’avait manifesté par ailleurs quelques lacunes dans la maîtrise des concepts fondamentaux du droit des biens. On est étonné d’apprendre en effet que « la preuve parfaite du droit de propriété étant impossible à rapporter, il appartient au juge de rechercher quelle partie justifie des présomptions les meilleures », expression que la cour a empruntée à quelques autres arrêts d’appel qui l’ânonnent comme une formule sacramentelle. Or s’il est exact que les titres ne prouvent rien en bonne théorie [8], la prescription acquisitive au contraire, « reine des preuves », fournit une preuve parfaite de la propriété, dont elle est justement un mode d’acquérir : et c’est bien une telle prescription que la cour finit justement par reconnaître au profit de la demanderesse. Autre curiosité, l’arrêt qualifie d’ « empiètement » la prise de possession de la pièce par la défenderesse. On ne peut que regretter pareille négligence terminologique. L’empiètement est toujours en effet réel, en ce sens qu’il s’exerce par le fait d’une chose, ouvrage ou plantation ; aussi est-elle sanctionnée par la démolition ou le rabotage. Devra-t-on démolir ou raboter la défenderesse ? La justice n’est point si cruelle. L’usurpation étant ici le fait d’une personne sur un volume, l’action est simplement revendicatoire [9], ou peut-être confessoire si l’on analyse, assez spéculativement d’ailleurs, l’utilité tréfoncière ou superficiaire comme un droit réel sur la chose d’autrui [10].
Par Xavier Baki-Mignot
[1] H. Roland, L. Boyer, Adages du droit français, Litec, 4e éd., 1999, n° 70.
[2] C. civ., art. 552 N° Lexbase : L3131ABL.
[3] C. civ., art. 553 N° Lexbase : L3132ABM.
[4] Cass. civ. 3, 12 juillet 2000, n° 97-13.107, publié au bulletin N° Lexbase : A9103AGA.
[5] C. civ., art. 682 N° Lexbase : L3280AB4.
[6] C. civ., art. 2272, al. 2 N° Lexbase : L7195IAQ.
[7] C. civ., art. 2265 N° Lexbase : L7206IA7.
[8] Cependant la jurisprudence est depuis longtemps réaliste et admet les titres comme présomptions. Pour une étude approfondie de ce paradoxe, v. E. Lévy, Preuve par titre du droit de propriété immobilière, th. Paris, A. Pedone, 1896.
[9] La superficie n’étant qu’un autre visage de la propriété : v. H., L. et J. Mazeaud, F. Chabas, Leçons de droit civil, t. II, Biens, Montchrestien, 8e éd., 1994, n° 1287 : « il n’y a pas là un droit réel particulier, il s’agit seulement de la division d’une chose entre deux propriétaires : c’est un droit de propriété qu’exerce le superficiaire sur les constructions et plantations. »
[10] En ce sens, T. Revet, RTD civ., 2002, p. 539 ; F. Zenati-Castaing, T. Revet, Droit des biens, PUF, 3e éd., 2008, n° 147.
♦ CA Lyon, 1re civ., sect. B, 28 novembre 2023, n° 21/05853 N° Lexbase : A46037WE
Mots-clés : jour • prescription • servitude de vue • voisinage • vue
Solution : une vitrerie opaque, mais susceptible d’être ouverte, constitue une vue et non un jour.
Portée : la qualification de servitude de vue emporte nécessairement le caractère continu de la servitude, quand bien même pour l’exercer il faut ouvrir une vitrerie opaque.
Pour assurer une bonne relation de voisinage, il semble désormais habile, à l’arrivée de nouveaux voisins, de présenter, en sus des vœux de bienvenue, quelques réclamations. En tout cas, cela semble être la ligne de conduite qu’ont adoptée les protagonistes de l’espèce. Puisque dès leur arrivée, de nouveaux acquéreurs se sont vu sommer de quelques injonctions. En effet, les propriétaires contigus leur ont demandé de restaurer l’un des murs de leur maison d’habitation qui donne sur la propriété voisine. Ce mur séparatif est litigieux à d’autres égards. En plus du caractère très dégradé de l’ouvrage, les tuiles qui le surplombent semblent édifiées dans le mauvais sens d’écoulement et la fenêtre, qualifiée de jour de souffrance, paraît avoir été construite illégalement.
Face à cet accueil chaleureux et enthousiaste, aucun accord entre les parties n’a été trouvé pour résoudre le litige. Alors, pour préserver ce climat d’hospitalité, les propriétaires contigus ont décidé d’assigner leurs nouveaux voisins aux fins d’obtenir leur condamnation sous astreinte de 100 euros par jour de retard ainsi que des dommages et intérêts.
C’est dans cette atmosphère cordiale que le tribunal de grande instance de Villefranche-sur-Saône a condamné les nouveaux acquéreurs à la réfaction du mur, la modification du sens de descente des tuiles et la suppression du jour. Partant, les nouveaux voisins ont interjeté appel du jugement. Ainsi, le 28 novembre 2023, la cour d’appel de Lyon a rendu un arrêt partiellement confirmatif. Le point de désaccord se situe à l’endroit de l’ouverture dans le mur.
Jour, vue. La discordance se niche surtout dans la qualification de l’ouverture ; qualification qui appartient à l’appréciation souveraine des juges du fond [1]. Au vrai, lorsqu’une ouverture est construite sur un mur non mitoyen, les juges du fond doivent seulement s’assurer qu’il n’existe pas de risque d’indiscrétion [2]. En principe, seuls sont autorisés, dans ces murs, les verres dormants, c’est-à-dire insusceptibles d’être ouverts. Ici, on ne s’intéressera pas au bienfondé de la règle qui, pour certains auteurs, est « mal venue » quand l’ouverture ne permettrait pas la vue [3]. On constatera seulement, en l’espèce, que l’ouverture construite dans le mur non mitoyen est opaque, mais peut aussi être ouverte. L’enjeu du litige est donc de savoir si l’on se trouve face à une servitude de vue ou de jour.
Dans un premier temps, la cour nous rappelle la différence entre un jour et une vue en s’appuyant sur la note d’un expert. D’une part, « les jours sont de petites ouvertures qui laissent passer la lumière et au travers desquelles il est impossible de voir et […] ces ouvertures doivent être composées d’un châssis fixe qui ne peut pas s’ouvrir et comporter un verre dormant, translucide et non transparent ». D’autre part, « la vue est une ouverture pratiquée par un propriétaire dans une construction à partir de laquelle il peut plonger son regard sur la propriété voisine ». Le critère de distinction semble être la capacité à voir à travers l’ouverture. La difficulté, en l’espèce, est que lorsque la vitrerie est fermée, elle est opaque, mais lorsqu’elle est ouverte, elle permet d’apercevoir la propriété voisine. L’ouverture se situe donc à mi-chemin entre le jour et la vue. Pour trancher le litige, la cour considère que le simple fait de pouvoir ouvrir la fenêtre et donc de voir la propriété voisine empêche de qualifier cet ouvrage de jour. Pour la cour, il s’agit donc d’une vue.
Prescription de servitude. On peut émettre une réserve sur le caractère prescriptible de cette servitude de vue. On sait que seules « les servitudes continues et apparentes s’acquièrent par titre, ou par la prescription » (C. civ., art. 690 N° Lexbase : L3289ABG) ; et que sont continues les servitudes « dont l’usage est ou peut être continuel sans avoir besoin du fait actuel de l’homme » (C. civ., art. 688 N° Lexbase : L3287ABD). En somme, pour acquérir par prescription une servitude, il faut qu’il n’y ait besoin d’aucune action humaine. D’ailleurs, le seul caractère permanent d’un ouvrage ne suffit pas à qualifier la servitude de continue [4]. Pour cette raison, certains auteurs questionnent le caractère continu de la servitude de vue puisque, pour qu’elle soit effective, il faut que la vue soit regardée, donc cela nécessite l’action de l’homme [5]. Néanmoins, si l’on peut comprendre que le caractère toujours accessible de la vue lui permette d’être qualifiée de continue, on peut se s’interroger sur la justesse de cette qualification dans le présent litige.
En effet, en raison de l’opacité de la fenêtre litigieuse, la vue n’est pas continuellement accessible. Pour l’être, il faut que la fenêtre soit ouverte. Lorsqu’elle est fermée, il n’y a pas de vue. La propriété contigüe n’est donc pas visible. Seule l’ouverture de la vitre permet « le regard sur la propriété voisine ». Or cette ouverture manuelle s’apparente nécessairement à un fait de l’homme, à une action positive. En l’espèce, il faut, pour que la servitude de vue prenne vie, ouvrir la vitre. En somme, rien ne semble attester du caractère continu de la servitude. Pourtant, cela n’empêche pas les juges du fond de l’analyser comme une servitude de vue, continue et apparente ; une caractérisation permettant son acquisition par prescription. Cet arrêt nous invite une nouvelle fois à réfléchir au traitement de faveur dont bénéficie la servitude de vue, qui n’est pourtant pas la moins intrusive.
Par Marion Ferrière
[1] Cass. civ. 3, 27 mai 2009, n° 08-12.819, FS-P+B N° Lexbase : A4018EHB.
[2] CA Reims, ch. civ., 1re sec., 15 mai, 2018, n° 16/02440 N° Lexbase : A7134XM8.
[3] W. Dross, Les choses, LGDJ, 2012, p. 683, n° 370-2.
[4] Cass. civ. 3, 15 février 1995, n° 93-13.093, publié au bulletin N° Lexbase : A7658ABA.
[5] W. Dross, ibid., p. 699, n° 378-1.
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