Réf. : Cass. civ. 3, 26 octobre 2023, n° 22-16.216, FS-B N° Lexbase : A42741PY
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par Bastien Brignon, Maître de conférences HDR à Aix-Marseille Université, Directeur du master Ingénierie des sociétés, Membre du Centre de droit économique (UR 4224) et de l’Institut de droit des affaires (IDA), Avocat au Barreau d’Aix-en-Provence
le 01 Décembre 2023
Mots-clés : bail commercial • référé • arriéré de loyer • délais de paiement • clause résolutoire • suspension • acquisition de la clause • mauvaise foi du bailleur
Lorsqu'une ordonnance de référé passée en force de chose jugée a accordé au titulaire d'un bail à usage commercial des délais pour régler un arriéré de loyers et le loyer courant en suspendant la réalisation de la clause résolutoire, le non-respect de ces délais rend la clause définitivement acquise sans que la mauvaise foi de la bailleresse à s'en prévaloir puisse y faire obstacle.
1. C’est une constante du statut des baux commerciaux : si le bailleur veut mettre en œuvre la clause résolutoire pour défaut de paiement du loyer, il le peut mais sous réserve d’être de bonne foi, et sous réserve également des délais que le juge des référés, juge de l’évidence, pourrait accorder au preneur demandeur. Par conséquent, un bailleur, en raison de sa mauvaise foi, pourrait se voir refuser le bénéfice de pareille clause. Ainsi, selon une jurisprudence constante, un commandement de payer délivré de mauvaise foi ne peut produire aucun effet [1].
2. La Cour de cassation précise toutefois, dans son arrêt publié du 26 octobre 2023, que la mauvaise foi du bailleur commercial n'empêche pas l'acquisition de la clause résolutoire, dans le contexte néanmoins d'une ordonnance de référé passée en force de chose jugée ayant accordé au titulaire d'un bail commercial des délais pour régler un arriéré de loyers, lesquels délais, parce que non respectés, rendent la clause définitivement acquise et ce, malgré la mauvaise foi du bailleur à s'en prévaloir.
3. En l’occurrence, le propriétaire de locaux commerciaux agit contre son locataire en vue de voir constater l’acquisition de la clause résolutoire du bail pour défaut de paiement de loyers. Une ordonnance de référé non frappée d'appel autorise le locataire à s'acquitter de sa dette locative (20 031 euros) en 24 mensualités et ordonne la suspension des effets de la clause résolutoire, tout en prévoyant leur reprise immédiate à défaut de paiement d'une seule mensualité selon l'échéancier fixé. Le locataire n'ayant pas réglé la totalité de sa dette à l'issue du délai accordé, le bailleur demande l'expulsion du locataire. Il faut noter que l’impayé était de 31 euros. La cour d'appel [2], relevant que le solde restant dû, 31 euros, étant si minime par rapport à l'importance de la dette initiale, et relevant également que le locataire avait versé 20 000 euros en 8 mois alors que l'ordonnance lui avait octroyé 24 mois pour apurer sa dette, considère que la clause résolutoire ne peut pas avoir joué car elle a été invoquée de mauvaise foi par le bailleur. Cependant, au visa de l’article L. 145-41 du Code de commerce N° Lexbase : L1063KZE, la Cour de cassation exerce sa censure : elle juge que lorsqu'une ordonnance de référé passée en force de chose jugée a accordé au locataire commercial des délais de paiement en suspendant la réalisation de la clause résolutoire, le non-respect de ces délais rend la clause définitivement acquise sans que la mauvaise foi du bailleur à s'en prévaloir puisse y faire obstacle. Et, effectivement, le preneur n’avait pas respecté les délais de paiement accordé par l’ordonnance irrévocable. Certes, l’impayé était infime, 31 euros. Mais c’était un impayé, entraînant ipso facto la fin du bail.
4. Comment comprendre cette décision ? Est-ce un revirement de jurisprudence qui permettrait au bailleur de mettre en œuvre une clause résolutoire même en étant de mauvaise foi ? Nous ne le pensons pas [3].
5. Il faut rappeler ici le mécanisme de la clause résolutoire [4], régi, de façon stricte, par l’article L. 145-41 du Code de commerce, texte d’ordre public, et la jurisprudence y afférente. Ainsi, conformément à ce texte, la clause résolutoire prévue au bail ne peut jouer qu’un mois après un commandement délivré par acte extrajudiciaire demeuré infructueux, ce commandement devant viser une obligation ou une interdiction expressément formulée par le bail [5]. De plus, toujours en vertu de ce texte, le juge peut, en accordant des délais de paiement au locataire, suspendre la réalisation et les effets de la clause résolutoire d’un bail commercial, lorsque la résiliation n’est pas constatée ou prononcée par une décision de justice ayant acquis l’autorité de la chose jugée. Saisi par le locataire, le juge des référés peut donc lui accorder des délais de paiement sur le fondement de l’article 1343-5 du Code civil N° Lexbase : L0688KZI et, dans ce cas, suspendre les effets de la clause résolutoire. Mais alors, dans cette hypothèse, il est impératif que le locataire respecte strictement les délais accordés, qu’il s’agisse des dates de paiement ou des montants. À défaut, la clause résolutoire est définitivement acquise, même si le locataire a réglé en cours d’instance l’intégralité des sommes visées au commandement [6]. Il en résulte qu’en cas de violation des délais fixés par le juge, la clause résolutoire produit ses effets [7], même si le délai de paiement n’a été dépassé que de quelques jours [8], et même si l’ordonnance de référé, accordant les délais, n’a pas précisé expressément qu’à défaut de respect des délais la clause résolutoire serait acquise [9].
6. Surtout, la clause résolutoire ne joue pas si le locataire se libère dans les conditions fixées par le juge. La question est donc de connaître les conditions fixées par le juge. En pratique, et comme le relève Maître Blatter, « les conditions fixées par le juge, s’agissant du défaut de paiement des loyers ou des charges sont généralement, d’une part, le strict respect de l’échéancier accordé au locataire pour s’acquitter de l’arriéré mais également l’obligation de s’acquitter à bonne date des échéances du loyer courant […] Par ailleurs, la plupart des décisions de référé accordant des délais de paiement, suspendant les effets de la clause résolutoire et disant qu’en cas de manquement du locataire à l’une des échéances ou à défaut de paiement du loyer courant la clause résolutoire sera acquise, prévoient néanmoins qu’elle ne sera acquise qu’après une mise en demeure adressée au locataire par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, lui accordant un certain délai (huit ou quinze jours) pour s’exécuter » [10].
7. On voit ainsi que si le juge des référés a précisé que les loyers courants devaient être réglés à bonne date, qu’il s’agisse du retard d’un seul jour concernant les arriérés, ou d’un retard concernant les loyers courants, la clause résolutoire joue. « Ainsi, si vingt-quatre mois de délai ont été accordés, comme en l’espèce, cela oblige le locataire à surveiller strictement toutes les dates et tous les montants, au jour près et au centime près […] Dans l’affaire commentée, le locataire n’avait pas respecté, semble-t-il, un délai, mais la cour d’appel avait jugé que la clause résolutoire n’était pas acquise, au motif que la somme restant due était « minime » et que les sommes dues avaient quasiment été toutes réglées dans un délai bien plus bref que celui accordé par le juge. L’arrêt de la cour d’appel est cassé : les juges n’ont pas de pouvoir d’appréciation et, quel que soit le caractère minime de la violation du délai, le couperet est tombé »[11].
8. C’est bien la justification de la cassation : la clause résolutoire est acquise, seuls ses effets sont suspendus. Autrement dit, le juge n’a plus ici aucun pouvoir d’appréciation : dès lors que les conditions fixées par le juge ne sont pas respectées, et même si ce non-respect consiste en un impayé d’une somme dérisoire (31 euros), alors que 20 000 euros avaient été versés sur les 20 031 euros dus au total et même plus rapidement que prévu (en 8 mois au lieu de 24), objectivement, la décision de justice n’étant pas respectée, le bail doit être rompu et le preneur expulsé.
9. Comment justifier cette rigueur ? Par l’absence de pouvoir d’appréciation, à ce stade, du juge ? Sans doute [12]. Par le fait également que « La chose jugée est tenue pour vraie et doit être exécutée, sans qu’il y ait lieu de s’interroger sur la bonne ou mauvaise foi de celui qui exécute » et qu’« il ne faut donc pas confondre la mise en œuvre d’une décision de justice avec la mise en œuvre d’une clause résolutoire » [13] ? Sans doute également. Par le fait encore que, parce que les conventions qui doivent être exécutées de bonne foi, contrairement aux « décisions de justice » [14], un créancier, même de mauvaise foi, n’en demeure pas moins créancier ? [15] Sans doute aussi.
10. Ce qui, à notre avis, justifie le plus la solution, qui met surtout en exergue l’absence de pouvoir d’appréciation du juge, mieux finalement que la mauvaise foi du bailleur, c’est, d’une part, que la clause résolutoire était acquise et, d’autre part, que dans son ordonnance, le juge avait indiqué, au titre des conditions libératoires, que le preneur devait régler, à la date près et à l’euro près, les échéances, ce qu’il n’a pas fait, certes une fois, qu’une seule fois, mais qu’il n’a pas fait tout de même. Une fois, comme ici, et une fois seulement, un seul impayé, aussi infime soit-il, cela peut suffire.
11. Il faut donc voir dans cette solution beaucoup de rigueur et d’objectivité, mais rigueur et objectivité liées finalement à une ordonnance du juge des référés fixant des conditions de libération du preneur à la fois classiques tout en étant strictes. « Si la solution est stricte, il convient d’observer toutefois que les conditions de la mise en œuvre de la sanction sont également strictes, la Cour de cassation semblant réserver cette solution à l’hypothèse de l’ordonnance de référé passée en force de chose jugée, c’est-à-dire non susceptible d’un recours suspensif. La bonne ou la mauvaise foi du bailleur dans l’application de la sanction tirée de la décision de justice elle-même, n’est donc plus de mise à ce stade la procédure, alors qu’elle aurait pu être examinée lors de la mise en œuvre de la clause » [16].
12. Il s’agit par conséquent, selon nous, d’une décision d’espèce, à laquelle de la nuance peut être apportée dès lors que le juge des référés lui-même accorde plus de souplesse dans les conditions fixées au preneur pour se libérer de la clause résolutoire. Mais si le juge qui accorde les délais est trop « tolérant », peut-il encore contraindre le locataire débiteur, efficacement, à respecter ses engagements ? C’est toute la question et toute la difficulté à laquelle les juges sont quotidiennement confrontés. Si bailleur et preneur respectent leurs engagements, il n’est nullement besoin d’engager de procédure ; il n’est nullement besoin d’avoir recours à des avocats et il n’est nullement besoin de faire appel à la justice pour trancher le litige car il n’y a pas ou plus de litige. Dans ces conditions, la négociation est sans doute préférable à la justice étatique, dans l’intérêt de tous.
[1] J.-D. Barbier et S. Valade, note sous Cass. civ. 3, 26 octobre 2023, n° 22-16.216, FS-B, Dalloz Actualité, 7 novembre 2023, citant la jurisprudence ci-après : Cass. civ. 3, 25 octobre 2018, n° 17-17.384, F-D N° Lexbase : A5526YII, AJDI, 2019, 359 , obs. P. Haas ; Gaz. Pal., 19 mars 2019, p. 72, note J.-D. Barbier – Cass. civ. 3, 25 février 2016, n° 14-25.087, F-D N° Lexbase : A4447QD3, D., 2016, 1613, obs. M.-P. Dumont-Lefrand ; AJDI, 2016, 509 , obs. D. Lipman-W. Boccara ; Administrer, 3/2016, 32, note J.-D. Barbier.
[2] CA Toulouse, 17 mars 2022, n° 21/01073 N° Lexbase : A79517QK.
[3] V. toutefois La Quotidienne, éd. F. Lefevbre, 23 nov. 2023, qui considère que la décision commentée revient sur la solution selon laquelle si le locataire ne parvient pas à s'acquitter de sa dette dans les délais et conditions prévus par l'ordonnance de référé en raison de la mauvaise foi du bailleur, les juges du fond peuvent refuser de constater la résiliation du bail (Cass. civ. 3, 5 juillet 1995, n° 93-15.637, inédit N° Lexbase : A0693CNY, RJDA, 8-9/95 n° 945), alors que la Cour de cassation a décidé que, lorsque l’échéancier fixé par le juge des référés n’a pas été respecté, les juges du fond ne peuvent pas accorder de nouveaux délais au locataire (Cass. civ. 3, 2 avril 2003, n° 01-16.834, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A6457A7B, D., 2003, 1366 , obs. Y. Rouquet ; AJDI 2003. 583 , obs. J.-P. Blatter – Cass. civ. 3, 15 octobre 2008, n° 07-16.725, FS-P+B N° Lexbase : A8054EAK, Dalloz Actualité, 22 octobre 2008, obs. Y. Rouquet ; AJDI, 2009, 194 , obs. M.-P. Dumont-Lefrand ; RTD com., 2009. 81, obs. F. Kendérian, cité in J.-D. Barbier et S. Valade, note préc.).
[4] F. Kendérian, La clause résolutoire du bail commercial, JCP E, 2020, étude 1341.
[5] Cass. civ. 3, 8 juin 2023, n° 21-19.099, F-D N° Lexbase : A36869ZK.
[6] Cass. civ. 3, 14 mai 2008, n° 07-17.121, F-D N° Lexbase : A5392D89, Administrer, 10/2008, 48, note J.-D. Barbier, cité in J.-D. Barbier et S. Valade, note préc.
[7] Cass. civ. 3, 19 mars 2003, n° 00-22.422, FS-D N° Lexbase : A5463A7H, AJDI, 2003, 582 , obs. M.-P. Dumont ; Loyers et copr., 2003, n° 156 – Cass. civ. 3, 6 juillet 2017, n° 16-18.869, F-D N° Lexbase : A8287WLI, cité in J.-D. Barbier et S. Valade, note préc.
[8] Cass. civ. 3, 3 décembre 2003, n° 02-14.645, FS-P+B N° Lexbase : A3724DA8, AJDI 2004. 374 , obs. M.-P. Dumont ; Administrer 2/2004. 28, cité in J.-D. Barbier et S. Valade, note préc.
[9] Cass. civ. 3, 14 mai 2008, n° 07-17.121, préc.
[10] J.-P Blatter, note sous Cass. civ. 3, 26 octobre 2023, Lettre d’actualité novembre 2023.
[11] J.-D. Barbier et S. Valade, note préc.
[12] Selon Maître Blatter, « Si certes lorsque la clause résolutoire est mise en œuvre de mauvaise foi par le bailleur, le juge peut en écarter les effets, en revanche, il ne semblait pas possible, dans les circonstances de cette affaire, pour le juge de relever la mauvaise foi alléguée du bailleur alors que la clause avait été antérieurement déclarée acquise, seuls ses effets ayant été suspendus », in Lettre d’actualité, préc.
[13] J.-D. Barbier et S. Valade, note préc.
[14] J.-D. Barbier et S. Valade, note préc.
[15] La mauvaise foi contractuelle ne peut être sanctionnée par une atteinte à la substance même des droits et obligations nés du contrat : Cass. com., 10 juillet 2007, n° 06-14.768, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A2234DXZ, JCP G, 2007, II, 10154, note D. Houtcieff ; D., 2007, p. 2839, note P. Stoffel-Munck ; Cass. com., 7 octobre 2014, n° 13-21.086, FS-P+B N° Lexbase : A2088MYY, Gaz. Pal., 2015, n° 99, p. 18, obs. D. Houtcieff ; JCP G, 2015, 306, obs. J. Ghestin et G. Virassamy – Cass. com., 8 novembre 2016, n° 14-29.770, F-D N° Lexbase : A8955SGR, RTD civ., 2017, p. 133, obs. H. Barbier. En matière de baux commerciaux v. : Cass. civ. 3, 9 décembre 2009, n° 04-19.923, FS-P+B N° Lexbase : A4350EPS, J. Prigent, Lexbase Droit privé, janvier 2010, n° 378 N° Lexbase : N9547BMK.
[16] J.-P. Blatter, Lettre d’actualité, préc.
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