Lecture: 10 min
N6874BZM
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Sylvian Dorol, Commissaire de justice associé, Directeur scientifique de la revue Lexbase Contentieux et recouvrement, Expert près l’UIHJ, Intervenant à l’ENM, EFB et Sciences Po
le 12 Décembre 2023
Mots-clés : commissaire de justice • déontologie • déontologie • acte numérique
Le « hors le droit » désigne toutes ces situations où l’application de la règle le droit est impossible, ou aboutit à un résultat contraire à l’esprit du texte. Urgentiste du droit, professionnel de terrain, le commissaire de justice est très régulièrement appelé à œuvrer dans cette zone grise qu’est le « hors le droit ».
La particularité du commissaire de justice est que, contrairement aux autres professionnels du droit, il ne dispose que très peu de temps pour résoudre les problématiques juridiques qu’il rencontre. En saisie-vente, en expulsion, ou en constat sur ordonnance, il est inenvisageable de prendre quelques minutes pour effectuer des recherches juridiques au risque de voir son autorité pâtir de cet aveu…
Les lignes qui suivent explorent les raisons qui peuvent pousser le commissaire de justice à œuvre « hors le droit », à ignorer la lettre du texte pour en respecter l’esprit.
« Moi ? Jamais ! »… Le sujet du hors la loi est très difficile, presque tabou, pour un commissaire de justice.
En effet, en tant qu’officier public et ministériel, il est délicat de ne pas respecter le droit. Cela découle de la formule même du serment que le commissaire de justice prête et dont il est ci-après rappelé la formule : « Je jure de loyalement remplis mes fonctions avec exactitude et probité de remplir en tout les obligations qu’elles m’imposent ».
Cependant, en tant qu’urgentiste du droit, le commissaire de justice doit souvent parer à l’imprévu : il ne sait jamais ce qui se cache derrière une porte avant de l’ouvrir… Ainsi, il est des situations où la règle de droit et la hiérarchie des normes de Hans Kelsen est bouleversée par la suprématie de la formule :« Nécessité fait loi ». La formule, si elle est appliquée sur le moment, est cependant parfois difficile à justifier a posteriori et c’est pourquoi il est important de s’y pencher quelques instants ensemble.
Parce que « nécessité fait loi », les lignes qui suivent dérogent au sacro-saint plan juridique en deux parties pour lui préférer un exposé en trois parties en étudiant :
Dans un premier temps : le hors le droit justifié par la déontologie du commissaire de justice ;
Dans un deuxième temps : le hors le droit justifié par l’acte numérique du commissaire de justice ;
Dans un troisième et dernier temps : le hors le droit justifié par la réalité du commissaire de justice.
I. Le hors le droit justifié par la déontologie du commissaire de justice
Étonnamment, la déontologie du commissaire de justice était difficilement accessible, presque réservée aux initiés. Cependant, avec la réforme de la déontologie des officiers publics et ministériels, il est sûr que cela va changer. Le texte spécifique à la profession étant en cours d’élaboration, les réflexions qui suivent naissent à la lecture du Règlement déontologique national du 5 décembre 2018.
L’alinéa 2 de l’article 2 dispose ainsi que « l’huissier veille avec humanité à la stricte proportionnalité de ses actes » et l’article 36 indique que « l’huissier de justice agit avec tact et humanité vis-à-vis des débiteurs, sans exercer de contrainte inutile, ni mettre en œuvre des mesures disproportionnées ». Il est possible de remarquer que le mot « humanité », utilisé à deux reprises dans le Règlement déontologique national du 5 décembre 2018, impose à l’huissier de justice de mesurer ces actions, alors même qu’il n’est employé ni dans le Code de procédure civile, ni dans le code des procédures civiles d’exécution… Cela pourrait même être dangereux puisque l’humanité renvoie au sens moral de l’homme qui porte la robe du professionnel : c’est donc une notion intime, voire arbitraire…
Justement : Jhering enseignait que « Ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté ». C’est alors qu’il est possible de commencer à comprendre le dilemme qui va s’imposer au commissaire de justice dans l’exercice de son ministère.
Pour comprendre, il faut envisager un cas concret :
Un huissier de justice, qu’on appellera Cadet Rousselle, est requis de signifier un acte en DJT (acronyme désignant dans la profession : Dernier Jour Tardif. Il s’agit d’un acte qui doit être signifié le jour-même sous peine de voir sa responsabilité civile professionnelle engagée), comme une assignation en contestation de saisie-attribution.
Parvenu au domicile du destinataire de l’acte, en ayant usé du pass Vigik dont le législateur l’a gracieusement équipé il y a peu, il monte au quatrième étage et tape à la porte du requis.
La porte s’ouvre sur un homme, qui se trouve être le frère du requis. Il explique à l’huissier de justice que son frère est bien là, mais effondré par la mort de sa fille qu’il vient d’apprendre le matin même.
La problématique qui se pose à l’huissier de justice est de savoir s’il doit demander à voir le père en larmes pour satisfaire à l’article 654 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6820H7Q qui dispose que l’acte doit être remis à la personne de son destinataire, ou s’il doit remettre l’acte au frère, voire se retirer... Sachant que dans toutes les hypothèses, son acte sera critiqué.
La déontologie commande dans cette hypothèse de faire preuve d’humanité et de se retirer. Il serait cependant possible d’affirmer que, plus que la déontologie, c’est la destinée de la signification qui impose à l’officier public et ministériel de se retirer. En effet, la signification n’est pas seulement remettre un acte, mais transmettre une information.
Comment admettre que l’homme éploré qui se voit remettre un acte sera conscient de la portée de celui-ci, tant ce bout de papier est dérisoire par rapport au chagrin qu’il traverse ? Même remis à son destinataire dans ce cas, la signification serait inutile eu égard à sa finalité en raison de l’incapacité émotionnelle temporaire du requis.
Dans ce cas, et dans d’autres, la déontologie du commissaire de justice sera le motif du non-respect du droit par cet officier public et ministériel. Il instrumentera hors le droit…
Mais il est certaines hypothèses qui sont tout autant surprenantes, comme celle où la pratique hors droit est justifiée par l’acte numérique du commissaire de justice.
II. Le hors le droit justifié par l’acte numérique du commissaire de justice
Dans les développements qui suivent, il faut garder à l’esprit la célèbre formule de Lessig : « Code is Law »… Cette maxime en tête, il faut aborder le cas de la procédure de saisie-attribution, qui permet à un créancier porteur d’un titre exécutoire de procéder à la saisie des créances de son débiteur entre les mains d’un tiers (c’est classiquement le cas de la saisie de compte bancaire).
Cette procédure est régie par le code des procédures civiles d’exécution et l’acte de saisie est décrit en l’article R. 211-1 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L2207ITW. Cet article dispose notamment que l’acte contient « L’indication des nom et domicile du débiteur ou, s’il s’agit d’une personne morale, de sa dénomination et de son siège social ».
Le problème est qu’en pratique, il est impossible de réaliser une saisie-attribution si l’acte ne porte pas les date et lieu de naissance du débiteur. Sur ce point, il était possible de lire dans le journal de la Chambre nationale des huissiers de justice de septembre 2021 que certaines banques rejetaient les saisies à ce motif, sans pour autant s’avancer sur les conséquences de droit, et notamment si cela constituait un motif légitime permettant à la banque de s’exonérer de son obligation de réponse sur le champs… Dans ce cas, le hors le droit va à l’encontre de la force de la saisie, puisqu’aucun texte n’exige ces mentions !
Dans le même sens, il est prévu que, lorsque la banque a consenti à la signification électronique, la saisie doit lui être délivrée ainsi. Pour autant, rien n’est indiqué quant à la validité de la saisie « papier », qui peut parfois s’avérer nécessaire, notamment en cas de mise à jour informatique… Dans cette hypothèse, il est possible de penser que l’acte « papier » sera valide, mais que le tiers saisi disposera d’un motif légitime pour ne pas répondre sur le champ...
La saisie-attribution électronique pratiquée, il faut la dénoncer au débiteur. Pour cet acte, il faut donc se référer à l’article R. 211-3 du code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L2667ITX qui prévoit notamment que l’acte doit contenir « la reproduction des renseignements communiqués par le tiers saisi ». Dans l’hypothèse où la réponse tarde, la dénonciation de la saisie ne comportera pas la déclaration du tiers saisi. La cour d’appel Toulousaine dans ce cas juge qu’il s’agit d’une nullité de forme, nécessitant pour le débiteur de prouver le grief que lui cause l’absence de réponse écrite de la banque (CA Toulouse, 9 juillet 2021, n° 20/03273 N° Lexbase : A55434YX)…
Si le cœur a ses raisons que la raison ignore, il ressort des lignes précédentes que l’acte numérique a ses raisons que le droit ignore…
III. Le hors le droit justifié par la réalité du commissaire de justice
Dans certaines situations, il est difficile pour l’officier public et ministériel qu’est le commissaire de justice de garder les mains propres, au sens propre du terme. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder quelques photographies d’expulsion qui fleurissent sur les réseaux sociaux abreuvés par des commissaires de justice très enclins à partager leur quotidien et leurs visites de domiciles de personnes atteintes du syndrome de Diogène.
Pour comprendre le rapport avec le sujet, il faut savoir que le procès-verbal d’expulsion, doit notamment comporter l’inventaire des biens de la personne expulsée (CPCEx, art. R. 433-1 N° Lexbase : L5601LTM).
Dans le cas d’un syndrome de Diogène, l’inventaire exhaustif est souvent impossible et il appartient à l’huissier de justice de sélectionner les biens mentionnés à l’inventaire, en photographiant les lieux pour démontrer en cas de contestation que l’inventaire était matériellement impossible. La réalité démontrée justifiera le non-respect du texte par le commissaire de justice.
Dans un autre esprit, il faut évoquer à nouveau la problématique de la signification. Trop souvent, le commissaire de justice de justice se trouve confronté à une porte à code qui l’empêche de pénétrer dans un immeuble pour signifier un acte. Depuis peu, il est possible de disposer de pass Vigik grâce à la signature d’une convention entre la Chambre nationale des commissaires de justice et l’association Vigik C’est là une réelle avancée. Mais comment faisaient les commissaires de justice avant ?
Il existait deux voies :
« Nécessité fait loi ». Il est facile de le penser lorsque l’officier public et ministériel constate que le droit n’est pas assez fort pour affronter la réalité.
Que penser du « hors le droit » finalement ? Chacun est libre d’avoir son opinion. Mais le commissaire de justice n’est pas un robot, et ne souhaite pas le devenir en appliquant sans distinction la règle de procédure et ainsi contribuer à une justice déshumanisée, en totale contradiction avec sa déontologie…
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:486874