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par Frédéric Lombard, Professeur agrégé de droit public, Aix-Marseille Université
le 22 Mars 2023
Il s’agit, dans le cadre de cette brève étude, de s’intéresser aux frontières c’est-à-dire aux bornes celles au-delà desquelles le domaine public n’est plus c’est-à-dire les cas dans lesquels les règles de la domanialité publique n’ont pas vocation a priori à s’appliquer ou sont inefficaces ou même inaptes à saisir, qualifier et résoudre un problème donné. Le sujet ne s’intéresse pas aux frontières physiques. Celles-ci sont des frontières juridiques. Elles sont tracées par les critères de la domanialité publique. Les frontières ainsi tracées ne sont pas immuables mais elles restent purement juridiques. De ce point de vue, l’actualité récente donne à voir des évolutions sinon majeures du moins remarquables.
Si le Conseil d’État a refus d’intégrer l’image des biens publics dans le domaine public, la révolution numérique l’a conduit a traité des biens publics très immatériels que sont les données numériques dont certaines sont désormais incluses dans le domaine public (à travers la notion de biens de retour dans les concessions). Il s’agit, à nouveau, de frontières physiques. Ce n’est pas l’objet de cette étude : celle-ci envisage les seules frontières intellectuelles. Il s’agit d’envisager la portée des catégories et principes de gestion du domaine qui ont été pensés pour un certain type d’usage (il y a fort longtemps d’ailleurs). Ces principes partent de postulats simples (une occupation est licite ou non, privative ou collective, liée à la gestion d’un service public ou à l’utilisation directe par le public ; l’autorité gestionnaire est, peu ou prou, une autorité de police qui dispose du pouvoir de limiter des libertés publiques qui ont pur siège le domaine).
La question que nous souhaitons poser est celle de la pertinence des règles directrices du domaine public (catégories générales et principes de gestion) pour face et ordonner les nouveaux usages du domaine public. L’interrogation n’est pas nouvelle ; elle est même permanente. Une série de questions nouvelles et récurrentes se posent en effet aux gestionnaires du domaine public (notamment routier mais pas seulement). La question est de savoir si les nouveaux usages constatés, les nouvelles notions émergentes, les nouvelles attentes du public (au sens large, le public ordinaire et celui qui exerce une activité économique sur le domaine) peuvent être correctement appréhendées avec les outils traditionnels de la domanialité publique.
I. L’évolution du contexte
A. Lévolution structurelle
Elle tient, pour l’essentiel à la place que prennent désormais les droits fondamentaux dans la gestion du domaine.
Traditionnellement le domaine public est administré par le gestionnaire pour satisfaire l’intérêt général directement ou non selon que le bien est affecté à l’usage directe du public ou à un service public. La question des droits, et donc des libertés, des administrés sur ce domaine n’est envisagée qu’indirectement. Elle n’est pas niée bien sûr mais l’affectation (et le respect de celle-ci) fait écran entre la gestion du domaine et les droits des administrés. Il faut ajouter à cela que le droit (et notamment le CGPPP) repose sur une logique, propriétariste du domaine, qui privilégie franchement le propriétaire dans la gestion du domaine au détriment des occupants et usagers (la logique de valorisation va dans ce sens) ; c’est une logique presque exclusiviste (des libertés).
L’essor (qui n’est plus nouveau) des libertés et droits fondamentaux affectent nécessairement cette situation. Il n’est pas rare, loin s’en faut, que le domaine public soit désormais le lieu d’expression de revendications individuelles souvent articulées sur des libertés fondamentales (liberté du commerce et de l’industrie, liberté religieuse, liberté de communication).
Le droit positif n’est pas démuni pour organiser ces revendications et assurer leur comptabilité avec la domanialité publique, le respect de l’affectation et la sauvegarde des pouvoirs du gestionnaire : la police administrative (de l’ordre public) le permet (et exige un contrôle de proportionnalité entre les droits des uns et le pouvoir de l’autre (le gestionnaire) ; il en est de même du contrôle de la compatibilité des occupations privatives avec l’affectation de la parcelle (qui permet de réguler l’exercice des libertés (notamment économiques le juge décidant que la liberté du commerce et de l’industrie n’est pas opposable au gestionnaire du domaine).
Il faut probablement désormais réévaluer cette situation et cette logique propriétariste à l’aune de l’essor des droits fondamentaux. Du fait de cet essor, se développe une forme de subjectivisation de l’occupation domaniale (qu’elle soit collective (paradoxalement) ou privative. Le droit positif évolue en ce sens : les occupants privatifs légaux du domaine (qui peuvent de plus en plus faire valoir une situation patrimoniale sur le domaine, même si le juge rechigne à leur appliquer par exemple le premier protocole additionnel de la CESDH N° Lexbase : L1625AZ9 ; le fonds de commerce, le rescrit, le droit de préférence dont jouissent les occupants réguliers lors d’un renouvellement…). Cette aspiration aux droits particuliers, subjectifs, aux libertés, s’étend du reste aux utilisation collective du domaine : l’affectation à l’usage direct du public (des rues, places, promenades…) offrent une multitude de possibilités d’usage que la population ne manque pas de faire valoir (de manière collective parfois) qui n’est borné que par le droit d’usage qui appartient à tous (CGPPP, art. L. 2122-1 N° Lexbase : L9569LDR).
La propriété publique doit probablement en effet considérer les utilités (c’est-à-dire les avantages) du domaine pour les usagers.
B. Les évolutions conjoncturelles
Je serai plus bref. Il s’agit ici de faire état de pratiques sociales assises sur le domaine public qui oblige les gestionnaires à s’interroger sur les modalités de gestion de celui-ci.
Dans cet essor, on ne peut pas ne pas mentionner la crise sanitaire que nous venons de vivre
Elle a non pas créé mais révéler ou accélérer certaines attentes du public et le développement de pratiques ou de solutions qui affectent la gestion et l’occupation du domaine. La sortie de crise a remis au gout du jour des thèses hygiénistes rendue nécessaire pour assurer la distanciation sociale (ce qui a engendré, notamment, le développement de la pratique du vélo sur les voies publiques impliquant à son tour des aménagements temporaires de la voirie ; faveur générale au mode de circulation alternatifs et de l’espace mis à la disposition des piétons en vue d’éviter l’entassement).
Il faut favoriser des utilisations de la voirie plus adaptées aux exigences sanitaires. Il s’en suit un effet d’aubaine pour les mobilités alternatives qui questionnent le droit domanial.
Plus globalement, il faut adapter les utilisations de la voirie au respect de l’environnement. De manière conjoncturelle (et immédiate) c’est la fin du « tout voiture » : le droit du domaine routier, de la ville, a essentiellement été pensé pour assurer les meilleures conditions de circulation possible pour les automobiles. La jurisprudence a très tôt reconnu la possibilité pour les autorités de police générale de limiter la circulation automobile au sein des villes. Elle l’a rarement fait néanmoins dans l’optique de favoriser d’autres catégories d’usagers du domaine public (les piétons, les cyclistes).
Le droit et la jurisprudence se sont peu préoccupés de l’utilisation simultanée du domaine routier par plusieurs catégories d’usagers. le fait est que la nécessité (ou le souhait) de limiter la circulation automobile au sein de ville et l’intérêt renouvelé accordé aux autres modes de déplacement (et on ne parle pas ici des transports en commun), oblige les autorités domaniales à envisager cette cohabitation et à l’ordonner.
II. L’apparition de nouvelles problématiques
A. Les nouveaux usages
L’usage ni privatif ni collectif. L’utilisation du domaine public suit apparemment une logique binaire : elle est soit une utilisation collective soit une utilisation privative. Mais il existe une zone de gris fondée sur le droit d’usage qui appartient à tous. C’est un mode d’utilisation singulier.
Les biens à l’usage direct du public bénéficie d’un droit d’usage qui appartient à tous (selon les termes de l’article L. 2122-1 du CGPPP). Cela n’empêche pas, néanmoins, certains usagers de développer ou retirer, des utilités particulières, qui leurs sont propres (sinon exclusives) de l’occupation du domaine sans pour autant l’occuper privativement. Cela se manifeste lorsque des usagers (de la voirie souvent) modifie temporairement le domaine, dans le respect de son affectation, pour y développer des modes d’occupations singuliers souvent collectifs (terrasses éphémères, spectacles de rue…). Cela se manifeste aussi lorsqu’un utilisateur du domaine, bien qu’identifiable, ne semble pas excéder ce droit d’usage ordinaire qui appartient à tous (donc à chacun). C’est bien une occupation privative ; mais elle ne dépasse pas le droit d’usage donc pas soumises aux rigueurs de l’occupation privative (autorisation et redevance).
Il ne s’agit pas d’occupations privatives (qui exigeraient l’octroi d’un titre et le paiement d’une redevance) ni nécessairement collective (comme vu ci-dessus). Toute la difficulté est de connaitre la limite à partir de laquelle on bascule dans l’occupation privative. Le juge a déjà eu l’occasion de statuer sur ces questions (taxe trottoir, plaques professionnelles, utilisation de l’image d’un bien public). Il est difficile d’une part d’identifier ces utilisations singulières et d’autre part d’en connaitre le régime. Un bon exemple peut être proposé de ce type d’usage : le free floating sur le domaine public. Ce système permet la location de véhicules en libre-service (vélos, trottinettes ou autre) sans stations dédiées ni bornes de recharge. A l’orée du développement de ce modèle d’usage de la voirie, les opérateurs estimaient ne pas être occupants privatifs du domaine (et ne payaient donc pas de redevance). De fait, l’activité se situait dans une forme de Zone grise juridique (l’utilisation n’était ni purement collective évidemment ni privative faute d’emprise bornée sur le domaine). Il fallut une intervention du législateur (loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités N° Lexbase : L1861LUH) pour indiquer que le titre délivré aux opérateurs de services de partage de véhicules, cycles et engins permettant le déplacement de personnes ou le transport de marchandises, mis à disposition des utilisateurs sur la voie publique et accessibles en libre-service, sans station d'attache, est établi dans les conditions définies au CGPPP (C. transp., art. L. 1231-17 I N° Lexbase : L3501LU9).
Les conflits d’usage. La problématique n’est pas nouvelle. Elle consiste à s’interroger sur la manière d’ordonner la coexistence de plusieurs types d’usage (parfois conflictuels) sur une même dépendance. Encore une fois, la voirie fait office d’exemple. Le Conseil d’État a déjà traité ce genre d’hypothèse d’utilisation concurrentes dans les années 1970 et même avant. Il s’agit de la conciliation entre la circulation automobile et piétonne (mais elle s’étend à toutes les autres circulations individuelles). Elle met en jeu deux libertés au moins et que l’autorité de police doit concilier avec les nécessités de la circulation. A titre d’exmeple de questionnement, un maire peut-il interdire totalement pendant une journée l’accès d’une rue à tous les véhicules y compris ceux des immeubles riverains ? Peut-il, en sens inverse, autoriser le stationnement de véhicules automobile sur les trottoirs ne comportant pas de piste spéciale de stationnement ? Dans les deux cas, mais aussi dans d’autres hypothèses, le juge mobilise les principes de la police administrative (et notamment ceux issus de l’article L. 2213-1 du CGCT N° Lexbase : L3140LUT[1]) pour réguler ces conflits d’usage. La jurisprudence est riche d’enseignements (au passage relevons que les problèmes posés en 1970 restent les mêmes et que le droit contemporain ne fait que revisiter des questions classiques). Ainsi : les outils du droit domanial sont peu opérants ; ceux de la police générale le sont en revanche. L’autorité de police doit veiller à assurer la circulation respective des divers usagers de la voirie.
C’est cette conciliation et les nécessités de la circulation générale qui forme l’objet d’intérêt général de la police. Dans cette recherche d’équilibre et de conciliation, l’administration peut prendre en compte non seulement les questions de sécurité et de commodité mais aussi l’agrément des divers usagers : il s’agit d’un élément que doit prendre en compte l’autorité de police (elle n’est donc pas qu’une police de l’ordre au sens strict mais de l’harmonie). Ces conflits ne concernent pas toujours des dépendances voisines (la chaussée et le trottoirs) mais parfois une seule et même dépendance (la chaussée).
La loi prend le relais du juge désormais. La loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019 prévoit l’adoption de plans de mobilités qui doivent notamment veiller à l'amélioration de la sécurité de tous les déplacements, en opérant, pour chacune des catégories d'usagers, un partage de la voirie équilibré entre les différents modes de transport (…)
C’est une logique urbanistique qui gouverne à l’élaboration de ces plans. Toujours est-il que c’est selon une logique et avec les outils de la police administrative que ces diverses utilisations concurrentes et ces conflits d’usage doivent être résolus. Le droit du domaine est sinon marginalisé du moins peu utile.
On pourrait ajouter à ces conflits d’usage une autre problématique d’usage (différente) la sur-fréquentation du domaine qui exige, encore, que l’administration limite le droit d’accès (c’est la même logique qui est alors à l’œuvre).
B. Les notions concurrentes ou perturbatrices
L’urbanisme tactique
Il s’agit d’un mouvement d’origine américaine qui désigne un phénomène citoyen (donc qui n’est pas initié par les pourvois publics, au moins dans un premier temps) et qui consiste pour des communautés actives d’habitants de ville à se réapproprier les espaces publics (relevant souvent de la domanialité publique) afin d’y développer une série d’activité sociales (souvent « triviales ») qui se caractérise par leur caractère éphémère, leur faible échelle et leur coût réduit. Il s’oppose à l’urbanisme stratégique (plus institutionnel qui consiste à travailler sur les infrastructures lourdes de la ville, physiques ou de communication).
Le lieu d’exercice de cet urbanisme est la ville et au sein de celle-ci les voies de communications et voirie. C’est, concrètement, un mode d’utilisation du domaine public.
Il y a un hiatus ou une difficulté : c’est fondamentalement une logique spontanéiste et citoyenne ; la gestion des voies publiques est une prérogative publique, c’est une police de l’utilisation des biens affectés à l’usage direct du public. La puissance publique (le gestionnaire du domaine) ne peut pas se désintéresser de ces mouvements.
Quelques exemples : parking day, terrasses éphémères, pistes cyclables éphémères.
Rien ne s’oppose apparemment de manière drastique à cela : le droit d’usage qui appartient à tous (les articles L. 2122-1 et L. 121-2 du Code de la route pour le domaine routier national) autorise de multiples usages sur les dépendances affectées à l’usage direct du public. Y compris donc l’urbanisme tactique. A condition qu’il soit exercé collectivement et dans le respect de l’affectation de la dépendance.
Quelques difficultés sont néanmoins relevées : si le respect de l’affectation de la dépendance ne pose pas de vrai problème, il faut être attentif à la limite entre cette pratique qui repose sur le droit s’usage qui appartient à tous et l’occupation privative avec la difficulté nouvelle qui est que les usagers se saisissent de ce droit d’usage pour revendiquer une forme de liberté d’utilisation du domaine, un droit sur le domaine ou un droit sur les utilisations possible du domaine (l’usus) (et plus seulement un droit d’accès) qui implique la liberté accordée aux usagers dans le choix des utilisations de la voirie (ils peuvent, dans le respect de l’affectation, proposer une redistribution des usages de la voirie). Le droit du domaine n’est pas pensé ainsi.
La notion d’espace public (Jean-Bernard Auby)
Je serai très bref et cela formera une ouverture. Il s’agit des espaces physiques ouvertes au public. Il est évidemment formé par le domaine public (notamment « urbain » et de voirie) mais aussi privé et parfois même par des propriétés privées ouvertes au public (parcs, galeries marchandes, parvis…). Il y a la une matière à construire car les enjeux sont souvent les mêmes (liberté d’accès ou non, rôle de la puissance publique, principes de gestion, gratuité, sélectivité à l’entrée…).
[1] Le maire exerce la police de la circulation sur les routes nationales, les routes départementales et l'ensemble des voies publiques ou privées ouvertes à la circulation publique à l'intérieur des agglomérations, sous réserve des pouvoirs dévolus au représentant de l'État dans le département sur les routes à grande circulation. À l'extérieur des agglomérations, le maire exerce également la police de la circulation sur les voies du domaine public routier communal et du domaine public routier intercommunal, sous réserve des pouvoirs dévolus au représentant de l'État dans le département sur les routes à grande circulation.
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