La lettre juridique n°937 du 9 mars 2023 : Fiscalité internationale

[Brèves] Affaire « LukLeaks » : la CEDH consolide sa jurisprudence en matière de protection de lanceur d’alerte

Réf. : CEDH, 14 février 2023, Req. 21884/18, Halet c/ Luxembourg N° Lexbase : A89139DH

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par Yannis Vassiliadis, Doctorant Contractuel, Université Toulouse Capitole, Centre de Droit des Affaires

le 08 Mars 2023

La CEDH a reconnu le statut de lanceur d’alerte à  un collaborateur qui avait divulgué des accords fiscaux avantageux entre son employeur et l’administration fiscale luxembourgeoise ;

► Pour la Cour, au vu des constats opérés quant à l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle, l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations, l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables.

Faits. Un ressortissant français (Raphaël Halet) travaillait pour PricewaterhouseCoopers. Entre 2012 et 2014 des déclarations fiscales et rescrits fiscaux établis par PwC ont été publiés dans différents médias. Les documents mettaient en lumière des accords fiscaux très avantageux passés entre PwC pour ses clients (des sociétés multinationales) et l’administration fiscale luxembourgeoise. Les documents provenaient, selon une enquête interne de PwC, de copies réalisées par un auditeur. À la suite des publications, une seconde enquête interne établit le fait que le requérant avait contacté le journaliste responsable des publications pour lui proposer et lui remettre de nouveaux documents finalement publiés par un consortium international (ICIJ).

PwC a porté plainte et obtenu la condamnation de M. Halet à une amende de 1 000 euros et le paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral. La condamnation finale, celle de la cour d’appel puisque le pourvoi en cassation a été rejeté, établit que la divulgation des documents couverts par le secret professionnel avait causé un préjudice supérieur à l’intérêt général.

Le requérant invoque l’article 10 de la CEDH relatif à la liberté d’expression en estimant que sa condamnation constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Le 11 mai 2021, la Cour conclut à la non-violation de la CEDH, ce qui entraîne une demande du requérant de renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre qui rend en février 2023 la décision dont il est ici question.

Rappel. Le statut de lanceur d’alerte n’est pas légalement défini mais fait l’objet d’une définition jurisprudentielle impliquant la mise en perspective des faits reprochés avec leurs conséquences tant sur le débat public que sur l’entité dont les secrets/documents ont été révélés.

La Cour rattache la situation à la notion de lanceur d’alerte et rappelle en quoi cette situation est particulière vis-à-vis de la liberté d’expression. Le requérant est en effet dans une relation de travail avec PwC et a donc des obligations de loyauté, de réserve et de discrétion mais aussi de secret professionnel. Aussi, il se situe dans une situation de faiblesse économique vis-à-vis de l’entité dont les secrets ont été révélés.

La Cour rappelle que la notion de lanceur d’alerte n’a pas de définition juridique univoque mais se rattache aux critères définis dans l’arrêt Guja c/ Moldova (CEDH, 12 février 2008, Req. 14277/04, Guja c/ Moldova N° Lexbase : A7465D4A) qu’elle met en regard de la présente situation :

  • existence d’autres moyens pour procéder à la divulgation : puisque les faits portent sur des faits habituels de l’employeur qui n’ont rien d’illégal, la communication d’éléments présentant un intérêt public suppose d’admettre le recours direct à une voie externe, tels que les médias comme c’est le cas en l’espèce ;
  • l’authenticité de l’information divulguée : les faits doivent être exacts et authentiques ce qui est le cas ;
  • la bonne foi du requérant : le requérant doit, comme en l’espèce, agir de bonne foi en ne cherchant pas l’enrichissement ou la nuisance ;
  • l’intérêt public de l’information : contrairement à la cour d’appel qui estime que l’objectif est d’interpeller ou scandaliser, la Grande Chambre retient que les informations participent à un débat social majeur portant sur les questions d’évitement fiscal des multinationales. C’est aujourd’hui une question de société fondamentale du fait de leur importance dans l’économie. Le requérant a ainsi contribué à la révélation d’éléments ayant un intérêt public ;
  • les effets dommageables de la divulgation : la Grande Chambre estime que la cour d’appel n’a pas considéré avec assez de précisions et de mesure les effets négatifs des révélations et du vol et que l’affirmation d’atteintes supérieures à l’intérêt général était faite sans preuve et reposait sur une interprétation trop restrictive de l’intérêt public des informations divulguées. Ainsi, les effets dommageables devant être relativisés eu égard à l’importance des informations cela ne saurait être reproché outre mesure au requérant ;
  • enfin, la sévérité de la sanction : le requérant a été licencié, l’affaire a eu un retentissement médiatique majeur et le requérant a été condamné à 1 000 euros d’amende. La Grande Cour estime que l’accumulation des sanctions amplifie leur gravité et entraîne un effet dissuasif au regard de la liberté d’expression du requérant mais aussi d’autres futurs lanceurs d’alertes.

Solution. Le requérant remplissant les conditions jurisprudentielles de la notion de lanceur d’alerte. Sa condamnation et l’ingérence qu’elle entraîne dans son droit à liberté d’expression ne sont pas nécessaires dans une société démocratique. En conséquence, la Grande Chambre estime qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention et condamne et Luxembourg à verser 15 000 euros au titre du dommage moral et 40 000 euros pour frais et dépens au requérant.

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