Lecture: 28 min
N4509BZZ
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Jean-Pierre Camby, Professeur de droit public, Université Versailles Saint-Quentin
le 08 Mars 2023
Mots clés : droit d’expression • opposition municipale • réglement municipal • tribune d'opposittion • campagne municipale
Le droit d’expression de l’opposition municipale, garanti par la loi et les règlements intérieurs municipaux sur les bulletins d’information et les sites informatiques des villes, par la publication de tribune, a bien du mal à s’imposer lorsque les maires sont réticents à appliquer les règles qu’ils ont eux-mêmes fait adopter : irrecevabilité des référés, suspensions illégales des tribunes de l’opposition en période électorale, censures, répliques ou inégalités rédactionnelles qui subsistent jusqu’à ce que la jurisprudence, à effet trop différé, y mette un terme.
La communication institutionnelle des collectivités locales est un vecteur indispensable à la vie locale, quelle que soit la démographie de la commune concernée. On y trouve des renseignements sur les services publics, la couverture sanitaire, les travaux en cours ou à venir, la protection de l’environnement, l’urbanisme, les loisirs et la culture, qui constituent autant d’éléments nécessaires à la citoyenneté. Depuis des années, ils prennent la forme de bulletins, périodiques ou non publiés, et, depuis qu’Internet et les réseaux sociaux ont pris une place prééminente en matière de communication, les sites ou les comptes municipaux les intègrent, sans supplanter le papier.
Si le bulletin municipal tisse le lien social, il n’y a pas pour autant d’obligation légale à publier un bulletin, mais bien une exigence « politique » au sens courant du terme : c’est la vie de la cité. Evidemment, cette nécessité est plus forte encore en période de crise : le bulletin a permis de gérer au niveau local la crise du COVID et les confinements. Le juge de l’élection a d’ailleurs systématiquement rejeté les griefs invoquant le mélange des genres par l’utilisation des moyens d’information municipale, même lorsqu’ils permettent une présentation des plus flatteuses des élus candidats et même en cas d’écart des voix particulièrement restreint [1]. Le « contexte » a permis au juge de l’élection d’admettre, plus largement qu’à l’accoutumée, l’usage des moyens de communication institutionnels par des élus candidats [2].
La garantie d’un droit d’expression de l’opposition est apparue avec la loi n° 2002-276 du 27 février 2002, relative à la démocratie de proximité N° Lexbase : L0641A37. L’article L. 2121-27-1 du Code général des collectivités territoriales N° Lexbase : L2549KGI l’établit alors pour les communes de plus de 3 500 habitants et ouvre un espace d’expression aux conseillers « n’appartenant pas à la majorité municipale … lorsque la commune diffuse sous quelque forme que ce soit » un bulletin , et renvoie au règlement intérieur le soin d’en définir les modalités d’application. Avec la loi n° 2015-991 du 7 août 2015, portant nouvelle organisation territoriale de la République N° Lexbase : L1379KG8, dite «NOTRe » le texte connaît trois modifications. Premièrement, le droit d’expression est ouvert aux « conseillers élus sur une liste autre que celle ayant obtenu le plus de voix lors du dernier renouvellement du conseil municipal ou ayant déclaré ne pas appartenir à la majorité municipale », ce qui couvre les aléas de la vie municipale, dont la dissidence définitive, sans inclure ni les sièges acquis à l’occasion de la fusion des listes, lesquels restent « majoritaires » [3], ni les divergences partielles ou temporaires [4]. En revanche, un ralliement clair à la majorité avec maintien de la tribune sous le timbre de l’opposition détourne l’objet même de la loi. En second lieu, la loi s’applique désormais aux communes de 1 000 habitants et plus, pour coïncider avec les dispositions relatives aux modes de scrutin, qui ont connu le même abaissement de seuil par la loi n° 2013-403 du 17 mai 2013, relative à l'élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral N° Lexbase : L7927IWI. Enfin, ne sont plus visés par le dispositif les seuls bulletins municipaux mais la diffusion par la commune « d’informations générales », même sur d’autres supports que le seul bulletin. Sur ce point, la jurisprudence garantit que le droit d’expression s’applique « sur l'ensemble des supports de communication de la commune, notamment la publication mensuelle … et le site internet de la commune » [5].
Cette évolution législative est sans nul doute confortée par l’insertion dans l’article 4 de la Constitution, avec la révision du 23 juillet 2008, du respect du pluralisme des courants d’expression. Il appartient donc à la jurisprudence de réaffirmer le principe, ce qu’elle ne manque pas de faire. Elle consacre ainsi « l’intérêt public qui s’attache à ce que ce droit consacré par la loi soit respecté et … commande qu’ils puissent effectivement et pleinement exercer ce droit » [6]. Le texte est clair, il a été affiné en 2015 ; sa source peut être recherchée dans la Constitution, l’affirmation jurisprudentielle du principe est sans faille. Mais derrière l’étendard, l’intendance suit-elle sur le plan juridique ? On peut en douter lorsqu’on aborde des questions plus concrètes.
I. Un droit de l’opposition contrarié par une reconnaissance implicite de la majorité
Dans ses deux versions successives, le dispositif légal n’ouvre aucun droit spécifique à la majorité, laquelle dispose du reste de la publication ou du site. Les informations rendent évidemment compte , sous un jour favorable , de la gestion municipale , donc de l’action de la majorité . la tribune de l’opposition est là pour contrebalancer cette appréciation « Il s'agit d'assurer aux administrés une information pluraliste, les bulletins d'information municipale ayant, de façon générale, pour objet de rendre compte aux administrés des actions entreprises par le maire et la majorité du conseil municipal qui ont toute possibilité de s'exprimer dans les publications dont ils ont en principe le contrôle » [7]. Dans le silence du texte, le juge admet cependant la possibilité d’une tribune de la majorité. Le tribunal administratif de Dijon juge que les dispositions, dans leur rédaction initiale « si elles prévoient un espace réservé aux conseillers n'appartenant pas à la majorité, ne font pas obstacle à ce que les pages des publications municipales créées à cet effet soient également ouvertes aux conseillers de la majorité municipale » [8], à la condition toutefois que cette tolérance n’aboutisse pas à réduire l’expression de l’opposition. Ainsi, si une ville « pouvait parfaitement ne réserver qu'une demi-page à l'expression des élus n'appartenant pas à la majorité municipale, elle ne pouvait cependant pas, sauf à contourner abusivement la loi, accorder dans le cadre de la même tribune une autre demi-page à l'expression des élus appartenant à la majorité municipale » [9].
Seule l’expression de l’opposition -telle que définie par la loi- est donc garantie [10]. Pour autant, les tentatives de majorités peu scrupuleuses ou irritées du droit de parole de leurs adversaires, la démocratie locale étant parfois plus « locale » que « démocratique », sont nombreuses, mais toujours jugées strictement. Ainsi, la tribune de la majorité ne saurait ni être proportionnelle au nombre de sièges détenus, ni même d’un volume supérieur à l’espace rédactionnel reconnu aux conseillers n’y apparentant pas. Sont de ce fait jugées illégales les textes et les pratiques qui en découlent réservant aux élus d’opposition un espace « manifestement insuffisant pour leur permettre d'exprimer un point de vues argumentées sur les réalisations de la gestion du conseil municipal » [11], imposant la signature de la tribune par tous les membres des listes d’opposition [12], figeant le périmètre de l’opposition selon le critère des seuls groupes constitués après l’élection [13], ne tenant pas compte des évolutions pouvant intervenir en cours de mandat [14], ou du nombre de sièges détenus [15]. Ces tentatives, systématiquement condamnées par la jurisprudence, mettent en évidence la difficulté pour les maires et les majorités d’admettre la critique sur un support institutionnel. Elles expliquent la modification législative de 2015 qui conforte le droit d’expression de l’opposition.
Pour autant, la reconnaissance d’une tribune de la majorité fait figure de passager toléré de la loi : sa place n’est pas réservée, mais elle n’est pas interdite : il ressort de ces arrêts que le dispositif n’a pas pour effet de priver la majorité d’une tribune. On peut toujours s’interroger sur les dispositions des règlements intérieurs qui assurent une expression à « parts égales » de la majorité et de l’opposition, auxquelles sont préférables les répartitions par groupes, qui assurent davantage le pluralisme dès lors qu’il ne peut pas y avoir plusieurs majorités : « en fixant à 7 200 le nombre de signes de l’ensemble des tribunes, sans définir de limite par groupe d’élus, l’article 20 du règlement intérieur pose le principe d’une répartition strictement égalitaire de l’espace d’expression mis à la disposition de chacun des groupes siégeant au conseil municipal. Ces dispositions garantissent ainsi un espace d’expression suffisant et équitable entre groupes d’élus, qu’ils appartiennent à la majorité ou à l’opposition, et dont les tribunes, en cas de création d’un nouveau groupe, seront toutes réduites dans les mêmes proportions » [16]. Mais même lorsque c’est la part égale qui est retenue par le règlement, les irrégularités sont fréquentes, ce qui explique l’abondance du contentieux. Les maires sont souvent tentés de contourner les règles qu’ils ont pourtant eux-mêmes fixées via le règlement intérieur. Comment faire respecter la loi face à des maires irrités de se voir critiqués et de ce fait a priori peu enclins au strict respect de la loi ou du règlement, alors même qu’ils agissent en tant qu’agents de l’État en publiant le bulletin municipal ?
II. Le maire, directeur de la publication, et le maire critiqué sont-ils dissociables ?
Il est clairement jugé que le maire ne dispose d’aucune compétence pour contrôler le texte rédigé par les conseillers d'opposition [17]. L’espace spécifique qui est réservé dans chaque bulletin à l’opposition doit en toute hypothèse être garanti et la commune n’est pas fondée à refuser la publication d’un texte au motif qu’étant tenue de publier un droit de réponse suite à une précédente tribune, il ne restait plus l’espace suffisant pour insérer le texte litigieux [18]. Plus généralement, « ni le conseil municipal ni le maire de la commune ne sauraient, en principe, contrôler le contenu des articles publiés, sous la responsabilité de leurs auteurs, dans cet espace. Il en va seulement autrement lorsqu'il ressort à l'évidence de son contenu qu'un tel article présente un caractère manifestement outrageant, diffamatoire ou injurieux au regard des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse » [19]. Le juge doit alors « rechercher s'il ressortait à l'évidence du contenu de cette tribune que son caractère injurieux, ou diffamatoire, était manifeste » pour justifier d’un refus de publication [20]. Tel n’est pas le cas d’un ton vif et polémique. Le maire ne saurait s’opposer à une tribune parce qu’elle traite d’une question qui n’entre pas dans les compétences de la commune, par exemple d’une question nationale [21]. En dehors donc d’un contenu outrageant, le maire n’exerce aucun contrôle sur le contenu du texte de l’opposition. Il commet, au sens exact du terme, un excès de pouvoir s’il le caviarde ou le refuse dès lors qu’il est présenté dans les délais et formes requis par le règlement intérieur.
Et pourtant, on ne compte pas le nombre de décisions dans lesquelles le maire tente de limiter le droit d’expression, au prétexte qu’il « serait déjà exercé par d’autres » [22], qu’il s’agit d’un bulletin spécial, hors périodicité [23]. On peut ajouter à cela le cas dans lequel l’opposition annonce un clair ralliement, dans le cadre d’une élection à venir, ce qui constitue un détournement du droit d’expression de l’opposition, mais avec une chance à peu près nulle de voir le juge de l’élection retenir l’argument : « le protestataire fait valoir qu’une conseillère municipale aurait utilisé le bulletin municipal pour faire part de son ralliement au maire en méconnaissance des dispositions précitées, il résulte de l’instruction que ce ralliement a été annoncé dans l’édition du mois d’août 2019, soit avant le 1er septembre 2019, date qui marque le début de la période à laquelle s’appliquent les dispositions de l’article L. 52-1 du Code électoral » [24].
III. Pendant les campagnes électorales, seule la majorité est contrainte
Cette jurisprudence qui fait respecter la loi contre les maires réticents a été rendue compatible avec celle qui s’applique spécifiquement aux campagnes électorales. La tribune de l’opposition ne saurait être qualifiée de don émanant de la commune, personne morale, au sens des dispositions de l'article L. 52-8 du Code électoral N° Lexbase : L7612LT4 [25], ou de campagne de promotion publicitaire au sens des dispositions de l'art. L. 52-1, alinéa 2, du même code N° Lexbase : L9941IPU [26]. La tribune de l’opposition doit donc continuer de paraître en période électorale, dès lors que le bulletin paraît. Aucune disposition légale ou réglementaire n'interdit aux conseillers municipaux d'opposition de continuer à bénéficier de ce droit d'expression pendant les périodes précédant un scrutin [27]. La tribune peut donc être critique à l’endroit des élus sortants, alors que la majorité, elle, ne saurait se servir du bulletin municipal à des fins de propagande électorale. Cette inégalité, liée à la prohibition de l’aide de la commune à la campagne est donc curieuse mais parfaitement explicable. Elle peut conduire soit à suspendre la publication elle-même pendant les six mois précédant l’élection, soit à suspendre la tribune majoritaire, comme souvent les éditoriaux du maire, en ramenant la loi à son seul objet donc à son seul périmètre : garantir un droit d’expression à l’opposition.
Et pourtant la suspension de leur publication, qui porte atteinte au droit d'expression reconnu aux élus concernés par la loi, n’est pas considérée, en elle-même, comme les privant d'un moyen de propagande électorale. Ainsi « la décision de suspendre les tribunes libres dans le bulletin Bron Magazine ne peut être regardée comme ayant été de nature à porter atteinte à l'égalité entre les candidats ni à altérer la sincérité du scrutin » [28]. Sans doute cette décision a-t-elle inspiré la modification législative de 2015.
IV. Quel impact sur l’élection ?
Pour autant, le juge de l’élection ne tire pas de conséquence de la suspension irrégulière de la tribune de l’opposition en période électorale : « alors même que, en raison de leur contenu et de la date de leur publication, les tribunes publiées par des élus municipaux dans le bulletin d'information générale de la commune sont susceptibles de comporter des éléments de propagande électorale, la suspension de leur publication, qui porte atteinte au droit d'expression reconnu aux élus concernés par la loi, ne peut être regardée, en elle-même, comme les privant d'un moyen de propagande électorale. » [29]. Dans d’autres cas où il constate également l’irrégularité de la suspension [30], il utilise les moyens classiques d’écarter le grief en matière électorale eu égard « à l’écart des voix entre les listes en présence et à la possibilité pour ces groupes politiques [d’opposition ] de demander à nouveau la publication de leur tribune en temps utile») ou lorsqu’« il ne résulte pas de l’instruction que le candidat évincé de son droit d’expression « n’aurait pas été invité en temps utile à diffuser un message dans cet espace réservé » [31]. Il prend également acte par exemple de l’absence de toute propagande dans le bulletin [32]du fait que majorité et opposition se soient l’une et l’autre servies du bulletin à des fins de propagande [33], de la suppression de l’éditorial du maire [34]Il ne sanctionne pas davantage le cas où la majorité se livre à de la propagande électorale [35].
Il est souhaitable qu’au moins cette dernière jurisprudence soit abandonnée, pour deux raisons : la tribune de la majorité ne correspond pas à une obligation légale alors qu’elle devient un moyen de propagande sous une apparence institutionnelle, et l’utilisation des moyens municipaux à son profit ne saurait être admise, même s’il ne s’agit pas d’une campagne promotionnelle au sens du code électoral . La CNCCFP est totalement dans son rôle et dans le sens du respect de la loi en retenant une approche rigoureuse . Dans une décision du 30 septembre 2020, elle retient que : « la tribune présentée par la majorité dans le bulletin municipal du mois de mars 2020 appelle expressément à voter pour le maire et revêt un caractère indéniablement électoral. De plus, elle n’est accompagnée d’aucune tribune émanant des conseillers n'appartenant pas à la majorité municipale. Sa publication doit être regardée comme un don d’une personne morale au sens de l’article L. 52-8 du Code électoral », décision qui est confirmée par le juge au motif de « la publication d’une tribune dans l’édition de mars 2020 du bulletin municipal, appelant à voter pour sa liste « Ris pour tous » quelques jours avant le premier tour du scrutin municipal » [36]. Pour des faits plus flagrants encore, une décision de la CNCCFP du 8 février 2021 va dans le même sens en reconnaissant un usage électoral des tribunes prohibé par l’article L. 52-8 du Code électoral (« - la tribune d’octobre 2019 s’achevait pas la mention : « rejoignez-nous au sein de notre comité de soutien … la tribune de décembre 2019 évoquait les opposants qui « ne duperont pas les électeurs qu’ils cajolent aujourd’hui par une présence indécente sur tous les événements et les portes palières et des sourires forcés et de circonstance, et celle de mars 2020 envisageait de « continuer cet engagement avec une équipe renouvelée et tout aussi motivée derrière notre Maire, avec son allant, son dynamisme et sa vision moderne de notre ville » »). Il y a loin de l’objet de la loi, garantie de l’opposition, à de tels propos, porte-voix de la majorité. Mais cette décision n’a pas été confirmée par le juge électoral qui a annulé l’élection pour un autre motif [37]. On peut donc souhaiter qu’une telle utilisation de la tribune de la majorité soit précisément sanctionnée par le juge de l’élection, y compris par l’inéligibilité, puisque l’existence légale des tribunes est détournée de son objet. Tant que ce n’est pas le cas, cet usage pourtant indéniablement contraire à la loi, se présente comme un risque contentieux plus que comme une limite réelle.
V. L’effet utile des jugements est-il garanti ?
Une fois la tribune publiée de façon irrégulière, comment faire cesser les effets d’une telle publication ? Hors périodes électorales, le risque de sanctions est également bien faible.
La seule voie ouverte pour que l’irrégularité ne produise pas d’effets à long terme liés à des délais de jugement trop longs est celle du référé. La jurisprudence distingue alors deux cas : la demande de référé, lorsqu’elle ne porte pas seulement sur une question de surface rédactionnelle ou de contenu, remplit la condition d’urgence [38]. le juge des référés du tribunal administratif de Lille n'a ni commis d'erreur de droit, ni dénaturé les faits et pièces du dossier en jugeant que le moyen tiré de ce que la décision attaquée méconnaissait l'article L. 2121-27-1 du Code général des collectivités territoriales était de nature à créer un doute sérieux sur sa légalité [39] ?
En cas de refus irrégulier, le référé permet d’exiger de rétablir, dès la prochaine publication du bulletin municipal suivant la date de notification, le droit des élus d’opposition à la tribune que le maire a décidé de suspendre [40], ou encore de suspendre un règlement irrégulier.
Mais la différence ainsi opérée par les décisions du 14 avril 2022 fait apparaître une faible recevabilité des référés. Ainsi, une rupture d’égalité, même flagrante, de surface rédactionnelle et l’argument selon lequel le maire ne dispose pas du droit de modifier unilatéralement – et sans respect du règlement intérieur –ne caractérisent pas un « doute sérieux » justifiant que la condition tirée de l’urgence soit remplie [41]. Le juge des référés, après avoir hésité sur ce point [42], ne considère pas que la condition d’urgence est remplie du fait d’un seul refus [43], ou d’un déséquilibre méconnaissant les prescriptions du règlement intérieur [44], ni d’une incertitude résultant du règlement intérieur [45]. La perspective d’une faible chance de voir aboutir un recours en cassation devant le Conseil d’État portant sur un refus de référé du fait d’une irrégularité de contenu – par exemple un déséquilibre entre les tribunes, ou une censure de propos- est naturellement décourageante pour le requérant [46].
Il arrive même que des maires, compte tenu des délais de jugement et de l’irrecevabilité des référés, récidivent dans des pratiques pourtant irrégulières, alors que des contentieux sont engagés. Des années après publication, quel sera l’effet utile d’un jugement ?
Les nombreuses annulations au fond prononcées par le juge administratif - le plus souvent par les tribunaux administratifs - n’effacent donc pas l’irrégularité : la tribune irrégulièrement publiée subsiste, la tribune irrégulièrement caviardée ou refusée ne sera rétablie qu’à terme.
Au moins les annulations peuvent-elles conduire à faire modifier la version électronique des bulletins irréguliers figurant sur le site officiel de la commune. Un maire peu scrupuleux continuera donc des pratiques mettant en cause la liberté d’expression de l’opposition, d’autant plus qu’il détient la clef de la publication : il dispose du texte de l’opposition avant publication, puisqu’il le publie, et peut , au mépris de l’égalité, répliquer à celui-ci par la tribune de la majorité si les délais de remise des manuscrits ne sont pas identiques ou permettent des corrections au profit de la seule majorité, ce que condamne la jurisprudence [47]. On voit alors la tribune de la majorité, légalement inexistante et jurisprudentiellement tolérée, répondre à celle de l’opposition qui devra attendre la publication suivante pour répliquer. On voit même l’insertion d’un droit de réplique immédiat par la majorité. La cour d'appel de Colmar a ainsi sanctionné l'insertion par le directeur de la rédaction d'une réponse en lettres rouges à la suite d'une tribune de l'opposition sous forme de démenti anonyme qui ne constituait pas un exercice régulier du droit de réponse et avait confisqué indûment une partie de l'espace réservé au groupe d'opposition [48].
Reste alors à faire respecter la loi, ce que bien des édiles – agents de l’État – ont du mal – leaders de la majorité – à admettre. Plusieurs questions se posent, dont les réponses sont donc plutôt , en l’état peu satisfaisantes.
D’abord, celle de la compétence de la cour administrative d’appel parfois retenue sur les « seules les conditions d'exercice du droit de réponse » et non sur la mise en œuvre des dispositions de l'article L. 2121-27-1 du Code général des collectivités territoriales – ce qui peut être discuté –. En principe, le contentieux relatif à la mise en œuvre du droit d'expression des élus, sous réserve du contentieux des dispositions adoptées par le conseil municipal dans son règlement intérieur, devrait être qualifié, comme en matière de local commun ou de groupes d'élus, de contentieux relatif aux élections municipales, relevant directement en appel du Conseil d'État.
Ensuite, celle de l’effet utile des jugements, rendus bien après la diffusion d’un texte litigieux ou annulé. Des délais de jugement trop longs sont de nature à aggraver le constat selon lequel l’irrégularité subsiste, même en période électorale. Ne faudrait-il pas ouvrir une voie de référé suspension qui tienne compte du fait qu’une fois la publication diffusée, l’effet utile de décisions longtemps après la publication est bien peu dissuasif face à la tentation immédiate du maire de censurer l’opposition ? Peut-être faut-il envisager qu’une voie de référé pour des conclusions tendant à une obligation de publier une tribune de l’opposition supprimée à tort ou irrégulièrement publiée soit spécifiquement ouverte.
Enfin, il faut poser plus nettement la question : ne faudrait-il pas interdire les tribunes de la majorité, en tant que telles, qui ne résultent pas d’un droit légalement reconnu ? L’espace rédactionnel serait ainsi réservé « à titre exclusif » à l’opposition.
En effet, la majorité dispose de tout le reste du bulletin : éditorial du maire, photographies, portraits des élus, explicitation du travail et des décisions. S’ y trouvent confondues l’information et la promotion de l’action de la majorité… A-t-on besoin de lui reconnaître, en plus, la possibilité, en dehors de l’objet de l’article L. 2121-27-1 du Code général des collectivités territoriales, de s’exprimer, alors même que la jurisprudence peine à faire sanctionner utilement les violations, même les plus flagrantes, du droit d’expression de l’opposition ?
[1] CE, 22 avril 2021, n° 446735 N° Lexbase : A10514QY ; deux voix d’écart avec utilisation du compte Facebook de la ville pour des « messages accompagnés de photographies faisant état de la remise à titre gracieux de deux mille masques au profit des personnes âgées et des résidents de maisons de retraite par une société dont le dirigeant était un membre de la liste conduite par M. D..., ces messages, diffusés dans le contexte de crise sanitaire, revêtaient un caractère purement informatif ».
[2] CE, 16 juillet 2021, n° 451050 N° Lexbase : A23784Z4, identité du nombre de voix, annulation pour un autre motif.
[3] Sur les règles légales et leur évolution, V. Bluteau, Les tribunes libres de l’opposition, Territorial éditions, avril 2020, BK 345, p. 13.
[4] TA Cergy Pontoise, 28 septembre 2013, n° 1307692.
[5] CE, 14 avril 2022, n° 451097 N° Lexbase : A98267T4, concl Merloz, obs M.-C. de Montecler, Dalloz Actu, 9 mai 2022 ; CAA Versailles, 17 avril 2009, n° 06VE00222 N° Lexbase : A1570EHM, AJDA, 2009. 1712, concl. B. Jarreau.
[6] TA Nice, 15 décembre 2008, n° 0806670 ; TA Montreuil, 28 juin 2017, n° 1705129 N° Lexbase : A7466WL4.
[7] QE n° 40329 de Mme Branget Françoise, JOANQ, 27 janvier 2009 p. 659, réponse publ. 14 avril 2009, p. 3614, 13ème législature N° Lexbase : L0309MHW.
[8] TA Dijon, 27 juin 2003, n° 021277 N° Lexbase : A4783DQ9.
[9] J.-M. Maillot, note sous TA Montpellier, 4 novembre 2008, Dumont C/ ville de Montpellier, AJDA, 2009, p. 316.
[10] CE, 28 janvier 2004, n° 256544 N° Lexbase : A2218DBR, AJDA, 2004. 932, note S. Brondel, JCP éd. A, 2004. 1196, note J. Moreau.
[11] TA Nice, 15 décembre 2008, n° 0806670, JCP éd. A, 2009, n° 2185, note R. Poesy.
[12] TA Rouen, 24 mars 2005, Poilve c. Cmne de Saint-Valery-en-Caux.
[13] TA Grenoble, 26 mars 2010, n° 0604195 ; TA Grenoble, 29 mars 2012, n° 0805362.
[14] CAA Versailles, 13 décembre 2007, n° 06VE00383 N° Lexbase : A8979D3X.
[15] TA Montpellier, 31 mars 2009, n° 0803039.
[16] TA Versailles, 16 décembre 2022, n° 2008152 N° Lexbase : A853783L.
[17] TA Orléans, 5 janvier 2007, n° 0400702 N° Lexbase : A6412DXR, AJDA, 2007. 1149 ; CE, 30 decembre 2021, n° 450099 N° Lexbase : A44127HU.
[18] CAA Paris 27 mars 2007, n° 04PA03958 N° Lexbase : A0537D3B, JCP éd. A, 2007. 2215, note J. Moreau
[18] CE, 30 décembre 2021, n° 451385 N° Lexbase : A44287HH.
[20] CE, 27 juin 2018 n° 406081 N° Lexbase : A0408XUN, qui annule de ce fait le jugement d’appel mais, sur le fond constate que la condition est remplie : le texte attribue faussement au maire un cumul de mandats et fonctions et une rémunération de « plus de 10 000 euros par mois net d'impôts ». Il est accompagné d'une caricature qui représente le maire les poches remplies de billets de banque et déclarant « l'important c'est la taille des poches ». La juxtaposition de cette tribune, faisant ainsi allusion, sans preuve, à sa malhonnêteté, et de cette caricature présente à l'évidence un caractère manifestement diffamatoire.
[21] CE, 20 mai 2016, n° 387144 N° Lexbase : A0961RQN.
[22] TA Bordeaux, 14 novembre 2014, n° 1400645.
[23] TA Montreuil, 24 décembre 2013, n° 1303781.
[24] TA Pau, 30 septembre 2020, n° 2002669.
[25] CE, 7 mai 2012, n° 353536, Lebon N° Lexbase : A9014IK3, AJDA 2012. 975, obs. S. Brondel, JCP éd. A, 2012, Dalloz Actu. 330, obs. C.-A. Dubreuil : « la commune de Saint-Cloud a fait paraître dans le numéro de février 2011 du bulletin d'information municipale " Saint-Cloud Magazine ", dans la rubrique " tribunes " réservée, à l'opposition municipale, trois articles dont un, consacré pour l'essentiel à un rappel de la portée des élections cantonales et à l'annonce de la candidature de Mme D à cette élection, ne traduit, dans les circonstances de l'espèce, aucune irrégularité susceptible d'avoir altéré les résultats du scrutin ».
[26] CE, ass., 4 juillet 2011, n°s 338033 et 338199 N° Lexbase : A6336HU9 et CE, 16 juillet 2021, n° 451050, préc..
[27] TA Versailles, 28 juin 2007, n° 0701599, AJDA, 2008. 250, note Alzamora.
[28] CE, 17 juin 2015, n° 385204 N° Lexbase : A1544NLR.
[29] CE, 22 novembre 2021, n° 450959 N° Lexbase : A74517CX.
[30] CE, 30 décembre 2021 n° 451358, préc..
[31] CE, 22 juillet 2021, n° 447067 N° Lexbase : A36144ZU.
[32] CE, 5 mai 2021, n° 449668 N° Lexbase : A88404S9.
[33] TA Lyon, 2 mars 2021, n° 2004285, n° 2004583 N° Lexbase : A59534IC.
[34] CE, 27 juillet 2015, n° 386219 N° Lexbase : A0838NND.
[35] CE, 3 juillet 2009, n° 322430 N° Lexbase : A5665EIN.
[36] TA Versailles, 25 janvier 2021, n° 2006625.
[37] TA Lyon, 2 mars 2021, n° 2004285, n° 2004583, préc. ; CE 16 juillet 2021, n° 451050, préc., qui ne retient pas la qualification générale de propagande électorale au titre des campagnes de communication publicitaire.
[38] TA Melun, 30 octobre 2007, n° 0705526/6 ; v. aussi CE, 14 avril 2022, n° 448912 et n° 451097, préc., obs. M.-C. de Montecler, Dalloz actu, 9 mai 2022 : « la condition d'urgence posée par l'article L. 521-1 du Code de justice administrative doit être regardée comme remplie dès lors que la décision attaquée produit ses effets à chaque publication mensuelle du magazine », le règlement suspendu faisait porter sur la seule délibération annuelle le droit d’expression.
[39] CE 14 avril 2022 n° 448912 et n° 451097, préc. et CAA Versailles, 17 avr. 2009, n° 06VE00222, préc..
[40] TA Melun, réf., 30 oct. 2007, préc.
[41] CE, 14 avril 2022, n° 448912 et n°451097, préc.
[42] CE, 6 avril 2007, n° 304361 N° Lexbase : A9369DUK.
[43] CE, 29 avril 2011, n° 348653 N° Lexbase : A0982HQG.
[44] TA Pau, 8 janvier 2021, n° 2022613.
[45] CE, 28 février 2003, n° 254411 N° Lexbase : A2327EDK, et CE, 28 janvier 2004, n° 256544 N° Lexbase : A2218DBR.
[46] CE, 12 avril 2021, n° 448966 N° Lexbase : A84229GZ, confirmant l’absence d’urgence : TA Pau, 8 janvier 2021, n° 2022613, préc.
[47] CAA Douai, 20 octobre 2020, n° 19DA01986 N° Lexbase : A46753YS : « il est loisible à la majorité municipale, dans le cadre du débat démocratique légitime que peut susciter le contenu de la tribune rédigée par les élus de l’opposition, d’y répondre, une telle réponse, qui ne saurait être apportée dans le même magazine municipal, peut l’être par tout moyen légal, et dans le respect de l’espace réservé à la tribune des élus de l’opposition ».
[48] CA Colmar 31 mars 2011 ; v. Olivier Maetz, Liberté d'expression des élus d'opposition dans un bulletin municipal et droit de la presse, AJDA, 2011. 1623 ; F. Dieu, Quand le droit d'expression de l'opposition se heurte à la liberté de la presse. ou de la compatibilité entre l'article L. 2121-27-1 du CGCT et les dispositions des articles 12 et 13 de la loi du 29 juillet 1881, AJDA, 2008. 72.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:484509