Lexbase Droit privé n°527 du 16 mai 2013 : Propriété

[Questions à...] La cathédrale de Nice est bien la propriété de l'Etat russe - Questions à Maître Alain Confino, avocat au barreau de Paris

Réf. : Cass. civ. 3, 10 avril 2013, n° 11-21.947, FS-P+B (N° Lexbase : A0776KCQ)

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par Anne-Lise Lonné-Clément, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition privée

le 16 Mai 2013

Par un arrêt du 10 avril 2013, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre l'arrêt de la cour d'Aix-en-Provence du 19 mai 2011 (CA Aix-en-Provence, 19 mai 2011, n° 10/01453 N° Lexbase : A0785HSU) qui avait retenu que la prestigieuse cathédrale Saint-Nicolas de Nice était la propriété de l'Etat de Fédération de Russie, et non de l'association cultuelle orthodoxe qui occupait l'édifice depuis 80 ans. Pour faire le point sur les apports juridiques de cette affaire, Lexbase Hebdo - édition privée a rencontré Maître Alain Confino, avocat au barreau de Paris, ayant défendu les intérêts de l'Etat russe dans cette affaire, que nous avions déjà interrogé à l'occasion de la décision rendue par la cour d'appel le 19 mai 2011 (lire N° Lexbase : N4301BS4), et qui a accepté de revenir sur cette affaire définitivement tranchée, afin d'en dégager quelques enseignements. Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les termes du litige ?

Alain Confino : Pour résumer cette affaire à l'extrême, il s'agissait pour l'Etat de la Fédération de Russie de reprendre possession de la cathédrale orthodoxe russe de Nice (considérée comme le plus bel édifice religieux russe édifié, entre 1903 et 1912, hors les frontières de l'Empire tsariste), à l'expiration, au 31 décembre 2007, d'un bail emphytéotique consenti en 1909 par le Tsar Nicolas II à l'administration ecclésiastique diocésaine de Saint-Pétersbourg sur un terrain acquis en 1865 par son grand-père, le Tsar Alexandre II. En 1927, un acte dit d'"attribution", conforme aux lois de 1905 et 1926, avait été signé entre Monseigneur Euloge, chargé de l'administration des églises russes en Europe occidentale, et une association cultuelle locale (dénommée ACOR) constituée en 1923 pour continuer la gestion de la paroisse russe de Nice.

Fin 2005, mon cabinet a été chargé par l'Etat russe de préparer cette reprise de possession et a déposé à cet effet une requête au président du TGI de Nice afin d'ordonner un inventaire du contenu de la cathédrale et un constat de l'état de l'édifice. Cette mesure ayant été accordée, l'huissier chargé de réaliser ces opérations s'est heurté à l'obstruction physique des représentants de l'ACOR. Celle-ci a saisi le président du tribunal qui, face aux remous suscités par l'association dans les medias locaux à la suite de cette démarche, a rétracté son ordonnance et renvoyé les parties au fond.

C'est dans ces conditions que nous avons saisi le tribunal de grande instance de Nice qui, par un jugement rendu le 20 janvier 2010, faisait entièrement droit aux demandes de l'Etat. Sur appel de l'association, la cour d'appel d'Aix-en-Provence, par arrêt du 19 mai 2011, confirmait la propriété de la Fédération de Russie sur l'édifice et son droit d'en reprendre possession. L'association, qui ne s'avouait pas vaincue pour autant, s'est pourvue en cassation et a refusé l'accès à la cathédrale aux représentants de l'Etat russe chargés d'évaluer les importants travaux à y faire. Nous avons donc dû saisir le juge de l'exécution qui, par jugement du 31 octobre 2011, ordonnait à l'ACOR, sous astreinte de 6 000 euros par jour, de leur remettre un jeu de clefs de l'édifice. Saisi par l'ACOR d'une demande de sursis à exécution de ce jugement, le premier président de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, par ordonnance du 30 novembre 2011, rejetait ce recours. L'association s'est alors enfin exécutée. Son pourvoi contre l'arrêt au fond vient donc d'être rejeté par la troisième chambre civile par un arrêt du 10 avril 2013 qui met un point final à ce long procès.

Voilà pour le déroulement procédural, à l'occasion duquel les juridictions saisies ont été amenées à trancher un nombre considérable de questions tant de droit immobilier français que de droit impérial russe et de droit international.

Lexbase : Quelles ont été les principales questions soulevées en l'espèce ?

Alain Confino : Nous avons dû, d'abord, faire la démonstration, à l'aide de très nombreux documents historiques et juridiques (que nous avons retrouvés dans les archives départementales et municipales de Nice ainsi que dans les archives d'Etat à Saint-Pétersbourg et Moscou), et avec le renfort de consultations rendues par d'éminents historiens du droit russe, que la cathédrale de Nice et son terrain avaient dès l'origine un caractère de bien d'Etat.

Nous avons pu ainsi établir :

- que le terrain appartenait à l'Etat dès son acquisition par l'Empereur Alexandre II en 1865, car il avait fait cette acquisition en sa qualité de chef de l'Etat impérial, et non à titre privé ;
- qu'un oukase (ordonnance) pris en 1908 par Nicolas II, reconnaissait le Cabinet Impérial comme étant le propriétaire du terrain ;
- que le Cabinet était désigné à cet égard en sa qualité d'institution de l'Etat impérial ;
- que, construite sous les ordres de Nicolas II et avec des deniers d'Etat mis par lui à la disposition de la commission d'édification, la cathédrale avait le caractère d'une propriété étatique et non celui d'un bien personnel de la famille impériale ; nous avons d'ailleurs été confortés dans notre démonstration par des témoignages de descendants de cette famille et notamment de l'actuel chef de la famille Romanov ;
- enfin, que le caractère étatique de la propriété de l'édifice était encore clairement attesté par les actes publiés au cadastre et au fichier immobilier français.

Lexbase : En l'espèce, s'agissant de la reconnaissance du droit de propriété de l'Etat russe, comment avez-vous pu démontrer sa qualité de bailleur emphytéotique ?

Alain Confino : Nous avons établi que la Fédération de Russie vient légalement et légitimement aux droits de l'Empire Russe et, partant, du bail emphytéotique, par une succession d'actes d'Etat réguliers et légitimes.

C'est ainsi que nous avons dû notamment démontrer que les mesures prises par le Gouvernement provisoire de février 1917 et le massacre de la famille impériale par la Révolution d'octobre n'avaient d'aucune manière remis en cause la propriété de la cathédrale de Nice, s'agissant d'un bien qui n'appartenait pas à la famille impériale mais à l'Etat.

Nous avons par ailleurs montré comment l'URSS était venue aux droits et obligations de l'Empire (après la République Socialiste de Russie puis la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie) et rappelé que la Fédération de Russie a été reconnue par la communauté des nations Etat continuateur de l'ex-URSS.

De sorte que la Fédération de Russie avait bien la qualité de bailleur emphytéotique et, de ce fait, était la propriétaire du terrain, de ses constructions et de leur contenu mobilier considéré par le droit français comme des immeubles cultuels par destination.

C'est ce que la Cour de cassation a retenu en énonçant "qu'ayant relevé que par oukase du 20 décembre 1908, le tsar Nicolas II avait ordonné de considérer le terrain litigieux comme étant la propriété de son cabinet, que le bail emphytéotique du 9 janvier 1909, signé au nom du bailleur par le consul de Russie à Nice agissant comme mandataire d'un ministre de la Cour impériale de Russie, mentionnait qu'il portait sur un terrain appartenant à la Cour impériale de Russie', que l'Etat de la Fédération de Russie a finalement succédé à l'Empire russe, la continuité juridique étant admise par l'Etat de la Fédération de Russie et par la République française, la cour d'appel, qui en a déduit, par une interprétation souveraine, exclusive de dénaturation, que l'ambiguïté de ces deux actes rendait nécessaire, que le bien litigieux était devenu la propriété de la Cour impériale de Russie à la date du bail puis celle de la Fédération, a pu, par ces seuls motifs et sans être tenue de répondre à des moyens que ses constatations rendaient inopérants, rejeter la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité de la Fédération et déclarer celle-ci propriétaire et bailleur emphytéotique du bien".

Lexbase : Des enseignements sont-ils à tirer de cette affaire quant au régime du bail emphytéotique ?

Alain Confino : L'association cultuelle avait mis en doute la qualification de bail emphytéotique au regard des dispositions de l'article L. 451-1 du Code rural (N° Lexbase : L4141AE4), aux termes desquelles "ce droit peut être cédé et saisi dans les formes prescrites pour la saisie immobilière" au motif que le bail consenti par Nicolas II comportait une clause selon laquelle "l'Administration de l'Eglise ne pourra céder son droit au présent bail ou sous-louer à quelque titre que ce soit", "ne pourra transformer la nature de l'Edifice qui doit demeurer Eglise Orthodoxe Russe livrée au culte" et "ne pourra également édifier sur le terrain présentement loué aucune autre construction que l'Eglise", et enfin que "le présent bail sera également résilié de plein droit au cas où pour une raison quelconque le culte orthodoxe russe cesserait définitivement d'être célébré à l'Eglise".

Elle en concluait que cette convention ne pouvait être qualifiée de bail emphytéotique dans la mesure où certaines des caractéristiques essentielles de ce type de droit réel faisaient défaut. Soulevée par l'association détentrice, cette question aboutissait toutefois inéluctablement pour elle à une impasse totale puisqu'elle en concluait... que la convention devait être requalifiée en bail de droit commun et que celui-ci était nul faute de prix. De sorte qu'elle n'en était que davantage détentrice précaire du bien et ne pouvait donc prétendre au statut de possesseur au regard de la prescription acquisitive !

La question méritait sans doute d'être posée en droit pur. Il est de jurisprudence traditionnelle que le bail emphytéotique ne peut comporter aucune restriction à la liberté de l'emphytéote de donner au bien la destination qu'il souhaite, ni à celle de le céder ou sous-louer. Les circonstances historiques et la destination d'édifice cultuel légitimaient sans doute une entorse aux règles gouvernant l'emphytéose. Mais la qualification de commodat aurait pu aussi convenir. Cependant, les juges du fond n'ont pas eu à trancher cette question dès lors qu'elle n'emportait aucune conséquence particulière dans le débat qu'ils avaient à trancher.

Lexbase : L'association cultuelle revendiquait la propriété de la cathédrale au titre de la prescription acquisitive. En vain. Quels sont les apports de la décision de la Cour de cassation du 10 avril 2013 en matière de prescription acquisitive, et plus particulièrement de la possession équivoque ?

Alain Confino : En effet l'ACOR, contrairement à sa prise de position initiale devant le juge des référés de Nice en 2006, lorsqu'elle reconnaissait n'être qu'emphytéote, se prétendait devenue propriétaire par l'effet de la prescription acquisitive. Mais, au regard du droit français, elle était bien un détenteur précaire car elle ne pouvait se prévaloir d'une véritable possession, ni a fortiori d'une possession utile en raison du vice radical d'équivocité qui affectait sa prétendue possession.

Nous avons à cet effet démontré que l'ACOR était la continuatrice de l'emphytéote d'origine, que l'acte dit d'attribution de 1927 n'avait qu'une finalité fiscale et n'avait pu en toute hypothèse lui conférer la propriété (ce qu'elle reconnaissait), qu'elle s'était d'ailleurs elle-même prévalue du bail emphytéotique à différents moments de son existence. Elle avait invoqué ce bail, notamment, en 1925, à l'occasion d'une procédure qu'elle avait introduite devant le juge des référés du Tribunal civil de la Seine pour contester le périmètre de la mission d'inventaire des biens laissés à l'abandon par l'URSS, nommée par le Gouvernement Herriot à la suite de la reconnaissance par la France de l'Etat soviétique. Pour éviter que cette mission ne s'étendît à la cathédrale de Nice, l'ACOR déclarait alors avoir la jouissance de cette cathédrale en vertu du bail emphytéotique.

Ce simple fait confirmait clairement le caractère équivoque de la possession qu'elle revendiquait.

Mais l'ACOR invoquait, pour tenter d'échapper à cette difficulté, une "interversion de titre" en prétendant qu'elle avait ainsi agi à l'encontre de l'URSS. Ce qui ne tenait évidemment pas dès lors qu'en 1925 elle ne se prétendait nullement propriétaire et qu'au surplus l'URSS n'était même pas partie au procès.

Le caractère équivoque de la possession avait de ce fait été retenu par le tribunal, puis par la cour d'appel.

La troisième chambre civile s'en est donc très naturellement remise aux constatations souveraines des juges du fond en considérant "qu'ayant relevé qu'au cours de la procédure devant le président du tribunal civil de la Seine en 1925, l'association n'avait pas prétendu que le bail emphytéotique n'existait plus, qu'elle avait affirmé alternativement avoir la détention, la possession ou la jouissance de la cathédrale, et retenu souverainement que la position exprimée par l'association devant cette juridiction n'était pas révélatrice d'une intention claire et non équivoque de se comporter en propriétaire de la cathédrale et que l'acte du 12 avril 1927 entre l'administration religieuse des églises orthodoxes d'Europe occidentale et l'association n'avait pu avoir pour effet de transférer à celle-ci la propriété des biens litigieux, la cour, qui en a déduit que la possession de ces biens par l'association était entachée d'équivoque et que celle-ci ne pouvait se prévaloir d'une interversion de son titre, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision de ce chef".

Lexbase : Avez-vous dû affronter d'autres difficultés pour gagner ce procès, et lesquelles ?

Alain Confino : Certes oui ! Je pourrais d'abord évoquer les difficultés médiatiques et même politiques que nous avons connues, surtout au début, lorsque l'association locale avait mobilisé autour d'elle les médias, même nationaux, et les élus locaux, sur les thèmes : "il est inadmissible qu'un Etat étranger revendique la propriété d'un édifice cultuel sur le territoire français", "il est intolérable qu'une association regroupant les descendants de russes émigrés ayant fui le régime soviétique se voie priver de 'son' bien (un bien pourtant construit, financé par le Tsar et remis gratuitement à l'Eglise)", etc..

Progressivement, néanmoins, la presse et les élus qui s'étaient émus au début ont compris que l'Etat de la Fédération de Russie ne faisait rien d'autre qu'exercer légitimement un droit protégé par les lois de notre pays. Ils se sont mêmes rendus compte, au fil des ans, que la véritable motivation de l'association était financière, car cet édifice niçois est le monument le plus visité de la Côte d'Azur (150 000 visiteurs par an) et que l'association cultuelle en tirait un bénéfice considérable par les droits d'entrée qu'elle faisait payer en dehors des offices (à raison de 3 euros par visiteur). Or, la Fédération de Russie, par la voix de ses deux ambassadeurs successifs qui ont connu ce dossier, S.E. Alexandre Avdeev d'abord, puis S.E. Alexandre Orlov, avait fait savoir qu'elle rétablirait la gratuité des entrées dans ce lieu de culte.

Mais nous avons dû aussi affronter tardivement, devant la cour d'appel, une fin de non-recevoir à l'action de la Russie, soulevée par l'association après quatre ans de procédure. Selon elle, la Fédération de Russie (dont elle soutenait par ailleurs de façon très contradictoire qu'elle n'avait jamais eu la qualité d'emphytéote) avait perdu le droit d'agir en signant, le 27 mai 1997, l'accord franco-russe qui mettait fin aux contentieux soulevés avant 1945 entre les deux pays, notamment au sujet de la lancinante question des emprunts russes !

Cet accord interétatique contenait notamment une stipulation qui, selon l'ACOR, interdisait à la Russie de se prévaloir d'un droit de propriété né avant 1945, et notamment du droit de reprendre la propriété d'un bien au terme d'un bail emphytéotique conclu en 1909, en soutenant que ce droit était né dès la conclusion du bail. Pour astucieux qu'il fût, ce moyen ne pouvait prospérer. Nous avons bataillé ferme pour prouver que l'Accord de 1997 ne pouvait d'aucune façon valoir renonciation réciproque des deux pays à faire valoir leurs droits de propriété respectifs régulièrement acquis avant 1945. Nous avons également souligné que, de toutes façons, s'agissant d'un accord entre Etats, l'association ne pouvait l'invoquer à son profit devant une juridiction française, et ce conformément à la doctrine du Conseil d'Etat.

La cour d'appel d'Aix-en-Provence avait admis que l'action intentée par la Fédération de Russie à l'expiration du bail emphytéotique était de ce fait hors du champ de l'Accord de 1997.

Mais la bataille a repris de plus belle sur ce point devant la Cour de cassation qui, en définitive, pour rejeter le moyen soulevé sur ce point par le pourvoi, a substitué au motif retenu par les juges d'appel celui, de pur droit, tiré de la non-invocabilité de l'Accord de 1997 par l'association, s'agissant d'un accord interétatique dont l'objet était bien de régler les contentieux entre la France et la Russie.

Elle l'a fait en des termes très clairs :

"attendu qu'il résulte tant de son objet que des termes de ses stipulations que l'accord du 27 mai 1997 conclu entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement définitif des créances réciproques financières et réelles apparues antérieurement au 9 mai 1945, a entendu apurer un contentieux financier entre ces deux Etats, le règlement des litiges liés aux créances entre les particuliers et chacun de ces Etats demeurant exclusivement de la compétence nationale ; qu'il s'ensuit que l'association ne peut utilement invoquer, au soutien de sa fin de non-recevoir, un moyen tiré des dispositions de l'article V dudit accord".

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