Réf. : Cass. civ. 2, 2 juillet 2020, n° 19-11.417 et 19-13.636, FS-P+B+I (N° Lexbase : A15493QG)
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par Dimitri Nemtchenko, Maître de conférences, Université de Rouen Normandie
le 15 Juillet 2020
Mots-clés : Nantissement • Assurance vie • Privilège du Trésor • Concours entre créanciers • Sûreté exclusive
Résumé : le créancier bénéficiaire d'un nantissement de contrat d'assurance vie rachetable, qui peut provoquer le rachat, dispose d'un droit exclusif au paiement de la valeur de rachat, excluant ainsi tout concours avec les autres créanciers du souscripteur, même privilégiés.
Dans un arrêt rendu le 2 juillet 2020, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation apporte une précision importante et inédite à propos du nantissement portant sur un contrat d’assurance vie : « le créancier bénéficiaire […] dispose d’un droit exclusif au paiement de la valeur de rachat, excluant ainsi tout concours avec les autres créanciers du souscripteur, même privilégiés ». Ainsi, d’après la Haute juridiction, cette modalité particulière du nantissement le rapproche davantage des sûretés exclusives que sont la fiducie ou encore la cession Dailly, plutôt que des sûretés préférentielles aux côtés desquelles il est habituellement présenté – le gage en tête. De ce point de vue, l’affirmation peut surprendre, tant le nantissement est habituellement perçu comme une sûreté qui n’épargne pas le créancier de tout concours. En réalité, cette solution ne fait que préciser une question qui, jusqu’alors, n’avait pas été tranchée, à savoir la nature du droit du bénéficiaire d’un nantissement portant sur un contrat d’assurance vie. Le raisonnement qui la sous-tend est parfaitement conforme au droit positif, qu’il s’agisse des règles générales ou spéciales du nantissement, de l’agencement des différentes sûretés entre elles ou encore des prérogatives du comptable public, en cause dans cette affaire.
L’espèce opposait en effet le Trésor public à un professionnel de l’assurance, auprès duquel un particulier avait souscrit un contrat d’assurance vie. Ce dernier étant débiteur d’impôts sur les revenus, le comptable public a fait délivrer un avis à tiers détenteur auprès de l’assureur afin de saisir les sommes versées à l’occasion de ce contrat. L’assureur a opposé un refus au Trésor public, car le contrat d’assurance vie était, au moment de la notification de l’avis à tiers détenteur, déjà grevé d’un nantissement valablement constitué et notifié au profit d’un établissement bancaire. Pourtant les juges du fond, de première comme de seconde instance [1], ont condamné l’assureur à remettre au Trésor public les fonds versés par le souscripteur. L’assureur et le créancier nanti forment alors un pourvoi en cassation.
Le pourvoi met en évidence plusieurs difficultés. La première est de savoir qui, entre le souscripteur, le créancier nanti, voire le Trésor public, dispose de la faculté de rachat prévue par le contrat d’assurance vie. La réponse à cette première question conditionne la suivante, qui est celle de savoir si le créancier nanti dispose d’un droit exclusif sur la valeur que représente ce contrat. Une troisième et dernière question est soulevée, relative à l’existence d’un droit de rétention du créancier nanti sur les sommes litigieuses. La Haute juridiction n’y répond pas, car la solution qu’elle retient évacue l’intérêt d’une telle prérogative : le créancier nanti est dans une situation d’exclusivité. Ainsi, en précisant l’effet du nantissement sur la faculté de rachat (I), la Cour de cassation déduit l’existence d’un droit exclusif du créancier nanti (II).
I. L’effet du nantissement sur la faculté de rachat
La singularité du contrat d’assurance vie est notamment liée à la nature rachetable de la créance du souscripteur. Par principe, ce dernier conserve la mainmise sur les sommes en jeu, dont il peut décider de l’utilité. Telle était précisément la volonté du législateur que de permettre au souscripteur de mobiliser une somme initialement destinée à l’épargne afin, par exemple, de se constituer une réserve de crédit. À cette particularité s’ajoute celle du nantissement qui grève le contrat d’assurance vie. Titulaire de cette sûreté, « le créancier nanti peut provoquer le rachat nonobstant l'acceptation du bénéficiaire » [2]. Il s’agissait donc d’abord, à l’occasion de cette espèce, de déterminer l’incidence précise du nantissement sur cette faculté de rachat.
Le rachat est présenté dans le Code des assurances comme une faculté reconnue au créancier nanti – lequel « peut » provoquer le rachat. Les dispositions du Code civil relatives au nantissement de créance, soit le droit commun du nantissement, prévoient quant à elles : « Après notification, seul le créancier nanti reçoit valablement paiement de la créance donnée en nantissement tant en capital qu'en intérêts » [3]. Une contrariété ressort à première vue entre le droit commun, qui offre une exclusivité, et le droit spécial, qui offre une simple faculté. Cette contrariété n’est qu’apparente : l’exclusivité prévue par le droit commun ne retire pas au créancier nanti sa liberté de décider du sort des sommes grevées, prévue par le droit spécial. Une lecture croisée de ces deux textes amène à la solution que la deuxième chambre civile retient : le nantissement retire au souscripteur la faculté de provoquer le rachat, dont seul le créancier nanti est investi – ce qui est bien conforme aux textes qui prévoient cette faculté « nonobstant l’acceptation du bénéficiaire ».
En conséquence, les sommes versées par le souscripteur sortent de son patrimoine dès l’instant où le nantissement, qui prévoit une faculté de rachat, est valablement formé. Dès lors, au moment où il est notifié à l’assureur, l’avis à tiers détenteur ne peut donc plus être mis en œuvre car il « frappe dans le vide ». Il ne s’agit pas d’une créance insaisissable ou indisponible, mais bien d’une créance qui n’existe plus entre les mains du saisi, puisque seul le créancier nanti est à même de décider de son sort [4].
Par l’effet du nantissement sur la faculté de rachat, l’administration fiscale, en tant que créancier concurrent, se trouve alors reléguée. L’argument de la primauté, habituellement reconnu à ce créancier particulier, n’avait toutefois aucune chance de prospérer en l’espèce. Certes le privilège mobilier général du Trésor public bénéficie d’un statut avantageux, car il « s'exerce avant tout autre sur les meubles et effets mobiliers appartenant aux redevables en quelque lieu qu'ils se trouvent » [5]. Or cette supériorité de principe peut être parfois remise en cause selon la chronologie des évènements. C’est ce que prévoit explicitement le deuxième alinéa de l’article 2327 du Code civil (N° Lexbase : L1151HIH), selon lequel : « Le Trésor public ne peut cependant obtenir de privilège au préjudice des droits antérieurement acquis à des tiers ». La supériorité des intérêts de l’État s’efface lorsque des tiers peuvent prétendre à une situation juridique antérieurement acquise. En d’autres termes la sécurité juridique prime, en l’espèce, les impératifs publics [6].
La solution se comprend d’autant plus que l’administration fiscale avait eu l’occasion de se prononcer dans le même sens avant cet arrêt : « En présence d'un acte de nantissement régulièrement et valablement constitué, l'avis à tiers détenteur ne produira pas ses effets » [7].
Seul un autre fondement aurait pu justifier la décision de la cour d’appel. Il s’agit de l'article L. 263-0 A du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L9448IYL), qui prévoit l’avis à tiers détenteur sur des contrats d’assurances rachetables « y compris si la possibilité de rachat fait l'objet de limitations ». Par extension, la renonciation du souscripteur à exercer la faculté de rachat pourrait s’apparenter à une limitation, ce que les juges du fond semblent avoir retenu. Or une limitation n’est pas une exclusion : elle est synonyme de réduction, de restriction ou encore de circonscription. L’exclusion est plus radicale et ne saurait être assimilée à une limitation. Dès lors, le comptable public ne saurait saisir des sommes qui ont déjà été appréhendées par un tiers et sur lesquelles le débiteur est privé de sa faculté de rachat [8].
Le nantissement a ainsi pour effet de modifier le contrat d’assurance vie sur lequel il porte, car la faculté de rachat est transférée du souscripteur au créancier nanti. Cette précision de la Cour de cassation emporte une conséquence de taille : le droit exclusif du créancier nanti.
II. Le droit exclusif du créancier nanti
La présente solution est aussi inédite qu’elle est utile à la détermination de la nature du nantissement. La Haute juridiction retient en effet le « droit exclusif » du créancier nanti « au paiement de la valeur de rachat excluant ainsi tout concours avec les autres créanciers du souscripteur, même privilégiés ».
Cette affirmation renseigne explicitement sur la nature du nantissement de contrat d’assurance vie : il s’agit d’une sûreté exclusive. Sans jamais avoir été reconnue comme telle jusqu’alors par les tribunaux, cette caractéristique est assez largement partagée en doctrine.
La justification de cette nature exclusive est à trouver dans le droit commun du nantissement. L’article 2363 du Code civil (N° Lexbase : L1190HIW) dispose en effet que : « Après notification, seul le créancier nanti reçoit valablement paiement de la créance donnée en nantissement ». L’expression employée est peu équivoque. Un créancier « seul » est bien un créancier qui jouit d’une exclusivité, sans quoi il aurait été expressément prévu qu’il bénéficie d’un droit de préférence, voire d’un droit de suite.
Certains auteurs estiment cependant que la notification du nantissement n’emporte aucun effet particulier entre le créancier nanti et ses concurrents et que l’article 2363 se borne à déterminer qui, du constituant ou du créancier, peut recevoir paiement [9]. D’autres, plus nombreux, considèrent que le nantissement valablement formé et notifié confère au bénéficiaire un droit exclusif et évacue toute considération liée à la concurrence des autres créanciers [10]. Cette lecture est d’ailleurs conforme au droit spécial du nantissement de contrat d’assurance vie, qui ouvre le rachat au créancier nanti « nonobstant l'acceptation du bénéficiaire » [11]. Le créancier nanti est bien le seul à pouvoir décider du sort des sommes grevées.
Outre les justifications déjà exposées tenant à la chronologie des évènements, la solution a aussi le mérite de donner une efficacité singulière à cette sûreté. Cette efficacité renforcée apporte un peu plus d’équilibre parmi les sûretés réelles, largement dominées en la matière par le droit de rétention. Le pourvoi tendait d’ailleurs à voir reconnaître ce droit de rétention au créancier nanti. La solution retenue évacue l’intérêt d’une telle reconnaissance, dans la mesure où le nanti est dans une situation d’exclusivité. Il n’a donc aucun intérêt à opposer au débiteur ou aux créanciers concurrents la possibilité de retenir le bien grevé, puisqu’il est déjà dans une situation d’exclusivité par rapport à ce bien – nul ne retient ce qui lui appartient déjà. Il est le seul à pouvoir appréhender sa valeur. En effet, la réalisation du nantissement suppose la mise en œuvre d’un pacte commissoire implicite. Seul bénéficiaire du paiement, le créancier s’approprie les sommes grevées en même temps qu’il réalise sa sûreté. Le droit de rétention n’a donc pas lieu d’être reconnu.
Au-delà de l’efficacité du nantissement, c’est aussi à la simplification de son régime que cette décision aboutit. En désignant le créancier nanti comme bénéficiaire exclusif, la Cour de cassation écarte une difficulté : la détermination des effets de la notification du nantissement selon les échéances respectives de la créance nantie et de la créance garantie. Désormais, soit la créance garantie arrive à échéance en premier et le créancier devra alors seulement attendre le terme de la créance nantie pour obtenir un paiement exclusif ; soit la créance nantie échoit la première et le créancier pourra alors obtenir un paiement exclusif sur les sommes, son nantissement prenant alors la nature d’un gage-espèces [12].
Plus largement, la solution interroge sur la pertinence des divisions fondamentales du droit des sûretés réelles, encore marqué par la distinction qui oppose les meubles aux immeubles. Dès lors que le nantissement de contrat d’assurance vie se rapproche désormais de la fiducie, ou plus largement des propriétés-sûretés [13], un critère de distinction plus pérenne pourrait résider dans l’effet de la sûreté, selon qu’elle place le créancier dans une situation de concurrence ou qu’elle l’épargne d’une telle situation. Cela serait d’autant plus logique que cette distinction est mise en relief par le droit des entreprises en difficultés, lorsqu’il met à l’épreuve les sûretés que les créanciers se sont ménagées.
La question se pose d’autant plus que la portée de la solution reste à préciser, particulièrement au regard du double visa, qui renvoie tant au droit spécial qu’au droit commun du nantissement. Bien que la solution, au fond, soit exprimée en des termes qui sembleraient la circonscrire au seul nantissement de contrat d’assurance vie, il n’est pas douteux qu’elle concerne en réalité le droit commun du nantissement.
D’abord car selon la nature, les modalités ou les stipulations contractuelles de la créance nantie, il est tout à fait envisageable qu’un autre type de créance puisse recevoir les mêmes règles. En d’autres termes, un contrat d’assurance vie n’est pas le seul bien qui, grevé d’un nantissement, autorise cette solution [14].
Ensuite, car la réforme annoncée du droit des sûretés prend explicitement cette voie. L’avant-projet proposé par la commission Grimaldi [15] suggère en effet de clarifier la formule de l’article 2363 du Code civil : « Après notification, le créancier nanti a seul le droit au paiement de la créance donnée en nantissement tant en capital qu'en intérêts ». L’exclusivité concernerait alors tout créancier nanti, indépendamment du bien grevé.
La solution retenue par cet arrêt a ainsi le mérite de préciser un élément essentiel du régime du nantissement, lui conférant à cette occasion une pleine efficacité. Plus largement, elle anticipe de manière bienvenue ce qui risque fortement de devenir le droit positif du nantissement de créance à l’occasion de la prochaine réforme du droit des sûretés.
[1] CA Paris, Pôle 4, 8ème ch., 29 novembre 2018, n° 18/05223 (N° Lexbase : A5032YNP).
[2] C. assur., art. L. 132-10, al. 4 (N° Lexbase : L4411H9A).
[3] C. civ., art. 2363 (N° Lexbase : L1190HIW).
[4] Un arrêt plus ancien rendu par la première chambre civile semble se détacher de cette analyse en partant du critère, hasardeux, de l’absence de dépossession du constituant : Cass. civ. 1, 11 mai 2017, n° 16-12.811, F-P+B (N° Lexbase : A8947WCD).
[5] CGI, art. 1920 (N° Lexbase : L7944LGC).
[6] La cour d’appel de Paris (CA Paris, Pôle 4, 8ème ch., 29 novembre 2018, n° 18/05223, préc.) avait quant à elle retenu que la créance du Trésor public primait le nantissement « quelle que soit la date à laquelle ce dernier a été constitué ».
[7] BOI-REC-FORCE-30-30, 20170828, n° 366 [en ligne]. Cette précision de l’administration est intervenue postérieurement à l’exercice de l’avis à tiers détenteur, mais avant les décisions des juges du fond, qui invoquaient alors au soutien de leur décision l’absence de rétroactivité de la doctrine fiscale.
[8] Saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité, la Cour de cassation avait eu l’occasion d’anticiper la présente solution, en retenant que la renonciation à la faculté de rachat faisait sortir du patrimoine du souscripteur la créance dont il était titulaire : Cass. com., 9 juillet 2015, n° 15-40.017, F-D (N° Lexbase : A7688NMP).
[9] Ph. Théry, note sous Cass. com., 19 décembre 2006, Defrénois, 2008, art. 38726, n° 2 ; M. Mignot, L’indisponibilité de la créance nantie : une pièce manquante essentielle du dispositif législatif issu de l’ordonnance n° 2006-346 du 23 mars 2006, RD bancaire et fin., janvier 2010, étude n° 2.
[10] V. not. M. Julienne, Le nantissement de créance, Economica, 2012, n° 170 et s..
[11] C. assur., art. L. 132-10.
[12] Sur ce point, v. P. Crocq, Rép. civ. Dalloz, V° Nantissement, n° 40, 2019 ; L. Bougerol-Prud'homme, Exclusivité et garanties de paiement, 2012, Bibl. de droit privé, t. 538, LGDJ, n° 340.
[13] L. Aynès, Le nantissement de créance, entre gage et fiducie, Dr. et patr., septembre 2007, p. 66.
[14] La présente solution pourrait s’appliquer, par exemple, au futur nantissement de monnaie scripturale, s’il devait être consacré tel que l’avant-projet de la Commission Grimaldi le suggère. Selon l’article 2366-6 de cet avant-projet : « Ni le constituant, ni aucun tiers, ne peut retirer les fonds nantis aussi longtemps que la garantie subsiste » [en ligne]. La formulation renferme, même implicitement, l’idée d’exclusivité du créancier sur les fonds nantis, d’autant que le régime de ce nantissement ne serait pas cloisonné de son modèle de droit commun, dont l’exclusivité de paiement serait plus clairement affirmée.
[15] Sur lequel v. not. G. Piette et D. Nemtchenko, L'avant-projet de réforme du droit des sûretés, Lexbase Affaires, 2018, n° 540 (N° Lexbase : N2475BXX).
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