La lettre juridique n°832 du 16 juillet 2020 : Covid-19

[Focus] Surcoûts et manque à gagner dans les contrats de la commande publique : Quelle prise en charge ?

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par Sophie Pignon, Avocat associée et Stephane Braconnier, consultant Droit public & Projet, cabinet Taylor Wessing

le 15 Juillet 2020

 

Mots clés : covid-19 • commande publique • fait du prince • imprévision

La crise sanitaire liée au Covid-19 a entraîné un bouleversement total des conditions d'exécution des contrats de la commande publique. Plusieurs options s'offrent aux co-contractants des personnes publiques pour voir allégées les conséquences des surcoûts induits par le confinement : invocation de la théorie dite du « fait du Prince » ; de la théorie de l’imprévision ; de la possibilité offerte par les textes de la modification des contrats en cours.

 

En raison de la crise sanitaire liée au Covid-19 et consécutivement aux mesures de confinement décidées par le Gouvernement le 16 mars 2020, de très nombreux opérateurs économiques parties à des contrats de la commande publique ont subi une dégradation majeure et souvent inédite des conditions d’exécution de ces derniers : contrats suspendus ou interrompus, notamment dans le secteur de la construction, diminution drastique du volume des prestations à réaliser ou du nombre des usagers (parkings publics, restauration collective, transports), interruption du service (piscines, remontées mécaniques par exemple). Cette situation inédite a provoqué, sur les contrats de la commande publique, une puissante onde de choc à laquelle le droit tente d’apporter des réponses.

La première série de réponses est venue de l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 (N° Lexbase : L5734LWB) qui, pour les marchés publics (art. 6-1° à 4°) et les concessions (art. 6-5° et 6°), prévoit des mécanismes d’aménagement des délais d’exécution, d’annulation des pénalités, de suspension des paiements au concédant ou d’aménagement du versement des sommes dues au concessionnaire. Cette ordonnance a permis de régler financièrement certaines conséquences de la période de confinement, mais elle se révèle impuissante à couvrir les surcoûts générés, en aval, par la sortie de la période d’urgence sanitaire. En d’autres termes, l’ordonnance du 25 mars 2020 contient des mécanismes d’amortissement des effets directs de la période d’urgence sanitaire. Elle ne comporte pas de mécanismes dédiés à la prise en charge, plus générale, des surcoûts et manques à gagner générés par la crise dans son ensemble (à l’exception des concessions qui sont explicitement mentionnés).  Il est à noter que le pouvoir réglementaire s’est saisi de cette question par la publication d’une la circulaire n° 6177/SG  du 9 juin 2020, sur la prise en charge des surcoûts liés à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de la reprise des chantiers de bâtiment et de travaux publics (N° Lexbase : N3776BYI). Toutefois, cette circulaire n’apporte aucune réponse satisfaisante. Tout au plus permet-elle de rappeler aux pouvoirs publics la nécessité d’un avenant ou d’un protocole transactionnel pour gérer contractuellement les modifications du délai contractuel et de prise en charge des surcoûts.

Dans ce contexte, plusieurs voies sont donc susceptibles d’être empruntées pour tenter de sécuriser l’indemnisation, par les pouvoirs publics co-contractants, des surcoûts et manques à gagner générés par cette crise sanitaire qui, compte tenu de sa nature et de son ampleur exceptionnelles, soulève des questions inédites. La principale d’entre elles est de savoir quels mécanismes actionner pour couvrir ces surcoûts et pertes générés par la crise.

1. Une première voie consiste à analyser ces conditions nouvelles d’exécution des contrats de la commande publique comme une modification unilatérale des contrats à l’initiative des personnes publiques et/ou comme la manifestation de la théorie dite du « fait du Prince ».

Cette voie privilégie l’idée selon laquelle la crise sanitaire a conduit la puissance publique (c’est-à-dire l’Etat et, par ricochet, ses établissements publics, les collectivités territoriales locales et les EPCI) à adopter des mesures qui ont provoqué une modification des conditions d’exécution des contrats (théorie du fait du Prince), ou une modification unilatérale des contrats pour motif d’intérêt général (CCP, art. L. 6 4° N° Lexbase : L4463LRQ : « L'autorité contractante peut modifier unilatéralement le contrat […], sans en bouleverser l'équilibre. Le cocontractant a droit à une indemnisation, sous réserve des stipulations du contrat »).

Ces deux options nous paraissent toutefois délicates à mettre en œuvre, d’abord parce que, dans la théorie du fait du Prince, l’aggravation des charges pesant sur le cocontractant de l’administration doit résulter d’une décision, non contractuelle, de l’autorité publique qui a passé le contrat (CE, 20 octobre 1971, n° 79315 N° Lexbase : A3880B89, Rec. CE, p. 624 ; CE, 29 novembre 1997, n° 146753 N° Lexbase : A5475ASL), notamment de l’exercice, par l’Administration, de ses pouvoirs de police ou de son pouvoir réglementaire (CE, Ass., 2 mai 1958, n° 32401 N° Lexbase : A9976Y4A, Rec. CE, p. 236). Or, si les mesures de confinement et toutes les décisions qui ont découlé de la crise sanitaire sont à l’évidence extérieures aux contrats de la commande publique impactés, elles doivent, en revanche, être considérées comme émanant de l’Etat seul. Conséquemment, la théorie du fait du Prince pourrait être plus difficilement actionnée à l’encontre des collectivités territoriales et de leurs établissements publics. En conséquence, si la théorie du fait du Prince pourrait sans doute être invoquée dans les contrats auxquels l’Etat et ses établissements publics sont parties, il serait plus difficile de le faire dans ceux auxquels sont parties des collectivités locales ou établissements publics locaux.

Ensuite, l’invocation d’une modification unilatérale des marchés publics ou concessions sur le fondement de l’article L. 6 4° du Code de la commande publique peut s’avérer fragile. Certes, le fait que les mesures d’où procède cette modification soient de nature quasi-réglementaire et affectent toute une série de contrats ne forme pas un obstacle au droit à indemnisation des cocontractants lésés (CE, 2 février 1983, n° 32407 N° Lexbase : A4431AQ8, Rec. CE, p. 33 ; CE, 12 mars 1999, n° 176694 N° Lexbase : A4868AXL, Rec. CE, p. 62). Cependant, le pouvoir de modification unilatérale du contrat ne peut pas être mis en œuvre, et donc produire des effets juridiques, s’il aboutit à un bouleversement de l’équilibre du contrat (V° art. L. 6 4° précité). Or, dans le cas des contrats de la commande publique affectés par la crise sanitaire, il est vraisemblable que, compte tenu de l’ampleur des mesures à prendre pour couvrir les surcoûts et le manque à gagner, la plupart d’entre eux verront leur économie bouleversée. Il est donc difficile de fonder une demande d’indemnisation sur un support juridique (art. L. 6 4° précité), dont la « surface » est, d’emblée, insuffisante pour absorber la totalité du préjudice subi.

Compte tenu de ces limites, peut être privilégiée une approche dans laquelle sont prises en compte les circonstances imprévisibles qui s’imposent aux parties, leur sont extérieures et viennent modifier, sinon bouleverser, l’équilibre économique du contrat, en rendant ce dernier excessivement plus onéreux que ce qui était convenu au départ (augmentation des charges) ou en diminuant sensiblement les recettes d’exploitation.

2. La théorie de l’imprévision, aujourd’hui codifiée à l’article L. 6 3° du Code de la commande publique (« Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l'équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l'exécution, a droit à une indemnité »), est reprise sous une forme sensiblement différente en droit civil (C. civ., art. 1195 N° Lexbase : L0909KZP : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation »). Elle n’est mise en œuvre que de manière très exceptionnelle par le juge administratif. Elle est, en effet, insérée dans des conditions qui rendent son application positive très aléatoire (voir en dernier lieu, pour une décision de rejet en raison du non-respect de la condition d’extériorité : CE, 21 octobre 2019, n° 419155 N° Lexbase : A9739ZR7).

Fondée à titre principal (voir ci-dessous) sur la continuité du service public, la théorie s’applique de manière privilégiée aux concessions de service public, dans lesquelles la rémunération du cocontractant est très étroitement dépendante du contexte économique dans lequel le contrat s’exécute, le plus souvent sur une durée assez longue. Elle est, à l’inverse, plus difficile à mettre en œuvre dans le champ des marchés publics, qui entretiennent un lien plus distant avec la continuité du service public. L’application de la théorie demeure toutefois possible dans le champ des marchés publics (voir notamment la circulaire du Premier ministre et du ministre de l'Economie et des Finances du 20 novembre 1974, relative à l'indemnisation des titulaires de marchés publics en cas d'accroissement imprévisible de leurs charges économiques - application de la théorie de l'imprévision -), sous réserve, naturellement, que les conditions posées aujourd’hui par l’article L. 6 3° du Code de la commande publique puissent être remplies : évènement imprévisible, extérieur aux parties et bouleversement de l’économie du contrat.

S’agissant de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19, et compte tenu du caractère exceptionnel de cette crise, les deux premières conditions (imprévisibilité et extériorité) pourront être considérées comme remplies. C’est bien la crise sanitaire, imprévisible et extérieure aux parties, qui a d’abord conduit à une suspension ou quasi-interruption de l’exécution des contrats de la commande publique et va, ensuite, affecter profondément l’exécution de ces derniers en sortie de confinement. En dépit du fait que les obligations de confinement ont été prescrites par l’Etat, elles trouvent bien leur origine dans un évènement (la crise sanitaire) extérieur aux deux parties (CE, 20 octobre 1971, n° 79315, précité).

En revanche, le « test » du bouleversement de l’économie du contrat peut se révéler, par nature, plus difficile à remplir. La théorie de l’imprévision ne vise pas, en effet, à compenser le simple renchérissement du coût de l’exécution d’un contrat public, mais suppose un véritable et grave déficit d’exploitation (CE, 5 novembre 1921, Compagnie pour l’éclairage des villes : Rec. CE, p. 1001) dépassant toutes les prévisions initiales. Or, la jurisprudence administrative demeure sur ce point très exigeante (CE, 14 juin 2000, n° 184722 N° Lexbase : A9265AGA), même si cette dernière pourrait, à terme, subir l’influence de l’article 1195 du Code civil qui, en visant le caractère « excessivement onéreux » de la poursuite du contrat, apparaît moins contraignant.

Mais au-delà du « test » du bouleversement de l’économie du contrat, il faut relever que l’indemnité d’imprévision suppose que la situation d’imprévision soit temporaire, puisque si l’évènement n’est pas temporaire, l’imprévision devient de la force majeure justifiant, par exemple, la résiliation du contrat (CE, Ass., 9 décembre 1932, n° 89655 N° Lexbase : A6802B73, Rec. CE, p. 1050). Cette condition figure expressément à l’article L. 6 4° du Code de la commande publique. Or, dans le cas des contrats de la commande publique affectés par la crise sanitaire, la dégradation des conditions d’exécution qui a prévalu en phase de confinement va sans doute perdurer pendant toute la durée des restant à courir. Cela est vrai, à l’évidence, des marchés publics de travaux, qui vont devoir, jusqu’à leur terme, appliquer des mesures de protection sanitaires coûteuses. Mais cela est vrai, également, de beaucoup de concessions, qui ne pourront, d’ici le terme du contrat, rétablir un équilibre satisfaisant. En conséquence, dès lors qu’il ne s’agira pas, dans la plupart des cas, de régler les conséquences financières d’une situation temporaire, mais de sécuriser les surcoûts afférant à des conditions d’exécution dégradées et définitives au regard de chacun des contrats, la théorie de l’imprévision risque de s’avérer inadaptée.

3. C’est la raison pour laquelle la voie des articles L. 2194-1 3° (N° Lexbase : L4685LRX) et R. 2194-5 (N° Lexbase : L4268LRI) du Code de la commande publique pour les marchés publics et L. 3135-1 3° (N° Lexbase : L7143LQM) et R. 3135-5 (N° Lexbase : L4401LRG) du même code pour les concessions, paraît pouvoir être privilégiée, afin d’obtenir une modification des contrats en cours, tenant compte des conditions dégradées dans lesquelles ils sont censés poursuivre leur exécution.

Le Code de la commande publique autorise ainsi la modification du contrat en cours d’exécution lorsque « les modifications sont rendues nécessaires par des circonstances imprévues » (CCP, art. L. 2194-1, 3° et L. 3135-1-3°). Il doit s’agir de « circonstances qu’un [acheteur ou une autorité concédante] diligent ne pouvait pas prévoir » (CCP, art. R. 2194-5 et R. 3135-5).

Il ne définit pas quelles sont les circonstances qui peuvent ou ne peuvent pas être prévues par un acheteur ou une autorité concédante diligent, ni ce qu’est un acheteur diligent ou une autorité concédante diligente. Il est certain, toutefois, que « circonstances » visées par ces articles sont plus larges que les seules « sujétions techniques » visées par l’ancien article 20 du Code des marchés publics qui, conformément à une jurisprudence constante, ne pouvaient être que des « difficultés matérielles rencontrées lors de l’exécution d’un marché, présentant un caractère exceptionnel, imprévisible lors de la conclusion et dont la cause est extérieure aux parties » (CE, 30 juillet 2003, n° 223445 N° Lexbase : A2385C99 ; CE, 27 septembre 2006, n° 269925 N° Lexbase : A3341DR8). Ainsi, les « circonstances imprévues » envisagées par les articles R. 2194-5 et R. 3135-5 peuvent sans doute être rapprochées des hypothèses admises en jurisprudence dans le cadre de la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision et intégrer les conséquences nées de la pandémie de Covid-19.

Toutefois, le contrat peut être modifié sur le fondement des articles précités, indépendamment de tout « bouleversement » de son économie et cette modification peut aboutir à une couverture intégrale du surcoût supporté par le cocontractant de l’administration. Le test du « bouleversement » est donc inutile et la couverture des surcoûts peut être plus large que dans la théorie de l’imprévision.

 

Les articles R. 2194-5 et R. 3135-5 renvoient néanmoins aux articles R. 2194-3 (N° Lexbase : L3557LR8) et R. 2194-4 (N° Lexbase : L3830LRB), d’une part, R. 3135-3 (N° Lexbase : L3652LRP) et R. 3135-4 (N° Lexbase : L3651LRN) d’autre part, ce qui signifie, d’abord que si l’acheteur ou l’autorité concédante est un pouvoir adjudicateur, les modifications ne peuvent pas conduire à une augmentation du prix supérieure à 50 % de la valeur du marché public ou de la concession initial ; ensuite que « lorsque plusieurs modifications successives sont effectuées, cette limite s'applique au montant de chaque modification » et « les modifications successives ne peuvent avoir pour effet de contourner les obligations de publicité et de mise en concurrence » (CCP, art. R. 2194-3, al. 2, et R. 3135-3). De plus, l’acheteur doit tenir compte de la mise en œuvre de la clause de variation des prix pour le calcul du montant de la modification (CCP, art. R. 2194-4). Une règle similaire existe pour les concessions (CCP, art. R. 3135-4) : « Pour le calcul du montant de la modification mentionnée à l'article R. 3135-2, le montant actualisé du contrat de concession initial est le montant de référence lorsque le contrat de concession comporte une clause d'indexation. Dans le cas contraire, le montant actualisé du contrat de concession initial est calculé en tenant compte de l'inflation moyenne ». Enfin, la publication d’un avis de modification s’impose lorsque le marché ou la concession qui a été modifié pour intégrer les modifications rendues nécessaires par les évènements imprévisibles est un contrat qui a été passé selon une procédure formalisée (CCP, art. R. 2194-10 N° Lexbase : L2724LRC et R. 3135-10 N° Lexbase : L4583LR8).

En l’absence de dispositions législatives imposant la prolongation automatique des concessions ou encore la diminution du volume d’investissements initialement mis à la charge du concessionnaire, la question de la couverture des pertes de recettes et de la prise en charge des surcoûts imposera aux parties aux contrats de la commande publique de s’entendre. La conclusion d’avenants, fondée sur l’imprévisibilité des circonstances nées de la pandémie, forme, dans ce contexte, la voie la plus sûre permettant d’optimiser la consolidation économique de ces contrats souvent complexes. C’est d’ailleurs la voie indiquée à l’article 6-5° de l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 en cas de suspension d'une concession par décision du concédant ou en raison d'une mesure de police administrative. Ainsi à l'issue de cette suspension, un avenant détermine, le cas échéant, les modifications du contrat « apparues nécessaires ».

Il est à noter que le champ d’application de l’ensemble de ces théories ne sont applicables qu’aux contrats administratifs et qu’aux relations entre les cocontractants et les pouvoirs publics dans ce cadre. En d’autres termes, les opérations liées à la valorisation commerciale et/ou immobilière ne peuvent bénéficier de la prise en charge de leurs surcoûts ou de leurs pertes d’exploitation dans le cadre des relations contractuelles liées à ces contrats administratifs. Il y a dans le cadre de ces montages complexes associant contrats de la commande publique et valorisation commerciale/immobilière une indépendance contractuelle., qui ne permet pas la prise en charge des pertes d’exploitation par les pouvoirs publics.

Toutefois, ces possibilités ouvertes par le droit de la commande publique ne sauraient être les seules voies que peuvent explorer les co-contractants des personnes publiques. Les récents débats sur la prise en charge des pertes d’exploitation dans le cadre des contrats d’assurance témoignent des actions qui peuvent être entreprises.

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