Réf. : TJ Marseille, 11ème, 23 mars 2020, n° 20041000013 (N° Lexbase : A02843L4)
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par Cloé Fonteix, Avocate au barreau de Nice
le 06 Mai 2020
Mots-clefs : Jurisprudence • Observations • Tribunal judiciaire de Marseille • Comparution immédiate • Droit de la défense • Grève • Confinement
Le 23 mars 2020, pendant la première semaine de confinement, les juges correctionnels du tribunal judiciaire de Marseille avaient à juger un prévenu pour des faits de violences dans le cadre d’une comparution immédiate. L’audience venait sur un premier renvoi, décidé le 10 février 2020, date à laquelle aucune commission d’office n’avait pu intervenir en raison de la grève des avocats, et où le prévenu avait été placé en détention provisoire aux Baumettes. Le jour de l’audience du 23 mars, l’ARPEJ (Autorité de Régulation et de Programmation des Extractions Judiciaires) [1] avait envoyé un mail indiquant que le prévenu ne pouvait être extrait, des rumeurs rapportées par l’huissier-audiencier expliquant cette difficulté par une mutinerie survenue la veille dans « l’établissement pénitencier de Luzerches » (comprendre « Uzerche »).
Les juges ont décidé de le juger hors sa présence et sans avocat. Contradictoirement. C’est-à-dire comme s’il avait été présent. Ou comme s’il avait choisi de ne pas l’être.
Selon les termes du jugement : « le tribunal a décidé de passer outre la non-extraction du prévenu en ce que le renvoi de l’audience n’était pas envisageable, les audiences ultérieures se tenant dans les mêmes conditions de confinement, que ces mêmes audiences sont saturées en raison des conséquences de la grève des avocats, de sorte que l’extraction ultérieure du prévenu était très incertaine qu’enfin l’ordre public sanitaire impose de juger le dossier afin de permettre au prévenu de passer à un statut de condamné, pouvant éventuellement bénéficier d’un aménagement de peine ». Il ajoute que « le tribunal s’est estimé suffisamment informé par les déclarations initiales des parties ». Enfin, il énonce que « s’il est regrettable qu’aucun avocat ne se soit présenté pour assurer la défense du prévenu, cela n’est dû qu’à la décision de l’Ordre des avocats de ne pas prévoir de commission d’office ».
Quelques observations factuelles sur les motifs invoqués par la juridiction correctionnelle.
Avant tout, il aurait pu être opportun d’expliquer en quoi la survenance d’une mutinerie dans une prison située à environ 500 kilomètres des Baumettes, la veille du jugement, affectait la possibilité pour l’ARPEJ (ou peut-être pour un service de gendarmerie, le cas échéant appelé en renfort ?) d’assurer l’extraction depuis la prison marseillaise jusqu’au tribunal situé dans cette même ville. L’absence de justification plausible et objective de l’impossibilité de procéder à l’extraction rend d’autant plus surprenante la décision du tribunal de « passer outre ». Laisse également perplexe l’affirmation selon laquelle les circonstances (le confinement, mais surtout les audiences saturées « à cause » de la grève des avocats) priveraient de la possibilité d’envisager le report de l’audience. Un tel renvoi est toujours possible, même s’il doit se faire à quelques mois, et même si ce faisant, eu égard aux spécificités de la voie procédurale que constitue la comparution immédiate, une remise en liberté s’impose. On peut d’ailleurs noter que cette décision de « passer outre » a été prise juste avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 (N° Lexbase : L5740LWI), dont l’article 17 a élargi de deux à quatre mois la durée de détention possible dans cette hypothèse. On est encore saisi par la phrase selon laquelle l’absence de commission d’office résulterait de la seule volonté de l’Ordre, comme si cette décision n’avait pas été contrainte par l’impossibilité d’organiser celle-ci dans des conditions sanitaires satisfaisantes à la fois pour le prévenu et pour l’avocat. Et, on est ébranlé en lisant que ce serait respecter « l’ordre public sanitaire », et, quasiment, agir dans l’intérêt du prévenu et de sa santé, que de le condamner, afin qu’il puisse bénéficier d’un aménagement de peine.
Quelques observations, en droit, si tant est qu’il existe un intérêt à commenter une décision au regard d’un système de normes qui semble étranger aux juges dont elle émane. Les droits de la défense sont consacrés à tous les niveaux de la hiérarchie des normes. Prérogatives attachées à la qualité de personne suspectée, ou poursuivie pour avoir commis une infraction pénale, ces droits s’ajoutent aux garanties plus générales du procès équitable. Parmi eux figure - peut-être en premier lieu, bien qu’il doive rarement être rappelé - le droit de « rencontrer ses juges ». La personne jugée doit pouvoir être vue et entendue, se positionner par rapport aux faits, les nier, les expliquer, les regretter. Cette communication, même seulement visuelle, souvent réduite à quelques mots, apparaît essentielle. Sur le fondement des droits de la défense, qui sont constitutionnellement garantis [2], le Conseil constitutionnel a rappelé, par deux fois en 2019, au sujet du recours à la visioconférence en matière de détention provisoire, « l’importance de la garantie qui s’attache à la présentation physique de l’intéressé devant la juridiction compétente pour connaître de la détention provisoire » [3]. La liste des droits de la défense, fixée par l’article 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (N° Lexbase : L7558AIR), comporte expressément le droit de tout accusé à « se défendre lui-même ». Ainsi, selon la Cour européenne, « quoique non mentionnée en termes exprès au paragraphe 1 de l'article 6, la faculté pour l'« accusé » de prendre part à l'audience découle de l'objet et du but de l'ensemble de l'article » [4]. La Cour européenne considère que « l’obligation de garantir à l’accusé le droit d’être présent dans la salle d’audience - soit pendant la première procédure à son encontre, soit au cours d’un nouveau procès - est l’un des éléments essentiels de l’article 6 » [5]. Elle a encore pu faire état d’une « obligation positive » pour l'Etat d'assurer la comparution personnelle de l'accusé au procès, lorsque la question en jeu revêt une importance particulière [6].
L’article 410 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L0906DY9) envisage la présence de la personne poursuivie davantage comme une obligation que comme un droit, puisqu’il énonce que « le prévenu régulièrement cité à personne doit comparaître, à moins qu'il ne fournisse une excuse reconnue valable par la juridiction devant laquelle il est appelé ». Pour autant, il en résulte que seul le prévenu dont il est établi à la fois qu’il connaît la date d’audience et qu’il n’a pas d’excuse reconnue valable peut être jugé contradictoirement. Pour les personnes détenues, l’article 409 du même code dispose qu’« au jour indiqué pour la comparution à l'audience, le prévenu en état de détention y est conduit par la force publique ». La Cour de cassation considère que le respect de cette disposition « est commandé par le libre exercice du droit de la défense et s'impose aux juridictions correctionnelles », même si, par exemple, celles-ci estiment qu’au regard de l’irrecevabilité de l’appel, la présence du prévenu n’est pas nécessaire [7]. Au visa de ces deux textes, elle a rappelé que « bien que régulièrement cité a personne, le prévenu détenu qui ne comparait pas, ne saurait être condamné contradictoirement par application des dispositions de l’article 410 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L0906DY9), dès lors que la décision ne constate pas que l’intéressé a manifesté sa volonté de ne pas être présent aux débats » [8]. Viole ainsi la loi l’arrêt d’appel dont il résulte « que le demandeur toujours détenu à la date ou l’affaire a été appelée à l’audience, se trouvait empêché de comparaître par une cause indépendante de sa volonté et qu’ainsi les conditions d’application de l’article 410 du Code de procédure pénale ne se trouvaient pas réunies » [9]. La cassation est encore prononcée, sur un moyen relevé d’office, lorsque la cour d’appel juge malgré la non-extraction du prévenu, en considérant que l’intéressé « avait négligé d’aviser les services pénitentiaires de manière à faire organiser son extraction en temps utile » [10].
En l’espèce, le prévenu a été condamné contradictoirement à deux ans et demi d’emprisonnement ferme, alors qu’il n’était ni présent, ni représenté, et que la publicité de l’audience se trouvait restreinte. Cette condamnation émane de la juridiction qui, un mois et demi plus tôt, l’avait placé en détention provisoire, sans assistance d’un avocat.
On ne peut lire ce jugement sans émotion. Il exprime bien plus qu’une mauvaise application du droit, ou qu’une manifestation répressive. Au-delà de l’agacement, on décèle un abattement de magistrats fatigués d’être tributaires de la présence de l’avocat ou de l’interprète, de subir les aléas liés aux extractions, et de devoir désormais faire face à une pandémie après plusieurs semaines de grève des avocats. Cette décision, parce qu’elle est excessive, devrait rester insignifiante, et isolée. Elle n’en est pas moins dangereuse, a fortiori dans un contexte de redéfinition de la notion d’exception dans les pratiques judiciaires.
Rappelons enfin que la seule voie de recours contre un jugement contradictoire est l’appel (l’opposition ne pouvant anéantir qu’un jugement par défaut), et que la cour d’appel qui annule un jugement, évoque. Un degré de juridiction aura donc été sacrifié.
[1] Autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires, sous l’autorité du Ministère de la Justice.
[2] Par rattachement à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen selon lequel « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
[3] Décision n° 2019-802 QPC du 20 septembre 2019, cons. 13 (N° Lexbase : L3421LR7) ; Décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, cons. 234 (N° Lexbase : A5079Y4U).
[4] CEDH, 10 novembre 2004, Req. n° 56581/00, §29 (N° Lexbase : A2232DNY).
[5] CEDH, 24 avril 2012, Req. n° 29648/03, § 31.
[6] CEDH, 21 septembre 1993, Req. n° 12350/86, § 68.
[7] Cass. crim., 26 mai 1993, n° 92-85360 (N° Lexbase : A0834CK4), Bull. crim. n° 194. Ainsi, « si le prévenu ne jouit pas de la liberté de déférer à la convocation, réciproquement, le tribunal ne jouit d’aucun pouvoir d’appréciation quant à l’opportunité de sa présence à l’audience », obs. M. Lena, Dalloz actualité, 17 février 2010.
[8] Cass. crim., 5 janvier 1982, n° 81-91619 (N° Lexbase : A1322CG3), Bull. crim. n°6 ; Cass. crim., 19 janvier 2010, n° 09-87.474, F-P+F (N° Lexbase : A6220ERS), Bull. crim. n°10.
[9] Crim. 5 janvier 1982, préc..
[10] Cass. crim., 12 mai 2010, n° 09-87.219, F-D (N° Lexbase : A1207E34).
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