La lettre juridique n°823 du 7 mai 2020 : Covid-19

[Focus] Comment rebondir ?

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par Pascal Mendak, Directeur Conseil chez Eliott & Markus

le 13 Septembre 2022


Mots-clefs : Focus • Avocats • Crise sanitaire • Gestion de crise • Marketing • Communication • Business Development

Comment rebondir ? Nul besoin de rappeler les chiffres publiés dans la presse. Face à une situation aussi difficile qu’inédite, il existe des pistes pour vous aider à affronter la tempête. Nous avons interrogé des experts en gestion de crise, marketing, communication et business development.


 

Quel est votre premier bilan sur la communication durant cette crise ?

Emmanuelle Hervé [1] : « On a vu deux sortes d’acteurs : ceux qui se sont préoccupés de leurs équipes, qui ont organisé et ont instauré une routine, par exemple, des skype cafés quotidiens, qui ont donné des conseils pro-bono rapidement et ceux qui ont mis la pression à leurs clients pour être payés et/ou qui ont mis leurs employés en chômage partiel tout en les faisant travailler, qui ont été négligents sur la cyber-sécurité. Rien ne s’oubliera, ni en interne ni en externe ».

Florence Henriet [2] : « Au début, les cabinets ont pratiquement tous envoyé des messages rassurants sur la continuité de l’activité. C’était nécessaire mais ça s’est vite transformé en infobésité. J’ai reçu, certains jours, jusqu’à 22 newsletters de cabinets d’avocats, avec parfois une newsletter différente par pratique. Parler d’une seule voix aurait été, sans doute, plus judicieux ».

Comment faut-il communiquer sur la situation financière en interne ?

Emmanuelle Hervé : « Il faut être transparent et faire des points réguliers sur l’état économique, sanitaire, business du cabinet ainsi que sur les décisions prises. Si vous choisissez l’opacité, cela risque d’être perçu très négativement par vos collaborateurs, notamment dans un contexte de réduction des rétrocessions. Je conseille de les associer à la réflexion sur l’avenir du cabinet car ils peuvent être une très grande force de proposition. Par ailleurs, nous traversons tous une période d’incertitude : ce n’est pas parce que les dirigeants exprimeront leurs doutes que leur leadership en ressortira amoindri. Il faudra, en revanche, se montrer exemplaire dans son comportement : des associés qui réduisent les rétrocessions ou se séparent brutalement de collaborateurs sans explications ou sans coupes dans leurs rémunérations personnelles, risquent de provoquer des dommages irréparables sur leur marque employeur ».

Une telle situation sera, on l’espère, rarement constatée, les cabinets qui s’y risqueraient, auront une empreinte négative pour la suite…

Comment les cabinets peuvent organiser leur gestion de crise ?

Emmanuelle Hervé : « Il faut consacrer du temps à la réflexion non opérationnelle. La cellule de crise n’a qu’une seule fonction, celle de permettre d’anticiper. C’est un moment hors de l’urgence où l’on se pose et où l’on réfléchit aux scénarii d’évolution défavorable à 1 semaine, 2 semaines, 1 mois, 6 mois. C’est contre instinctif, car sous le stress, on a tendance à être soit dans la tétanie soit dans l’activité compulsive. La bonne méthode c’est d’avoir une gestion opérationnelle et une réflexion sur l’après. »

Gwénaëlle Henri [3]: « Au-delà des aspects pratiques, il est impératif de garder un esprit prospectif et de réfléchir aux opportunités ouvertes par la crise, et, surtout, de réfléchir à celles qui s’ouvriront demain. Evidemment, les professionnels devront se mettre dans la bonne posture, être capable de remettre en question leur offre de service, leur discours et tenter de mettre en œuvre de nouvelles initiatives. En ces temps incertains, l’important et de créer et de tester, en faisant preuve d’agilité ». 

Comment gérer la reprise ?

Emmanuelle Hervé : « Tous ceux qui peuvent faire du télétravail sont incités à continuer à le faire. On est parti pour une course de fond où l’on va peut-être alterner des phases de confinement et déconfinement. Pour les retours en cabinet, il faut bien sûr prévoir un plan de reprise extrêmement solide du point de vue sanitaire. Il convient de documenter toutes vos démarches, voire de les faire constater par un huissier, afin de vous protéger des actions en responsabilité ».

Gwénaëlle Henri : « L’industrie juridique est un monde à part. Il faut s’inspirer des méthodes des autres industries, mais il faut surtout créer nos propres méthodes et les partager entre nous. Je salue l’initiative de Thinks Tanks tels que Emerize qui organise entre ses membres, tous professions réglementées de différents domaines (voire même concurrents), des visio-conférences où chacun met à profit ses initiatives internes. »

Cette crise va-t-elle être un catalyseur de changement pour la communication des cabinets d’avocats ?

Florence Henriet : « Il y a 45 jours, les cabinets appliquaient des solutions toutes faites (newsletters, réseaux, évènements, …) sans forcément tenir compte de la spécificité de chaque client. Il va falloir être beaucoup plus attentif à la personnalisation du message et mêler communication institutionnelle et communication personnelle. Il faut savoir rebondir : associer, par exemple, une communication très générale avec une communication plus personnelle. Appeler ou écrire aux contacts qui ont aimé ou commenté un post sur LinkedIn ou sur Twitter pour en discuter avec eux et en profiter pour prendre des nouvelles tant personnelles que professionnelles ».

Jorn Vermeulen [4] : « En général, les cabinets sont en retard dans l’adoption des canaux de communication digitale. Il va falloir être plus proactif pour s’en sortir. Il faudra en pratique intensifier avec mesure ses relations presse et poursuivre les interactions avec la presse, car les médias veulent avoir des informations du marché ».

Les cabinets d’avocats qui n’avaient pas auparavant digitalisé leurs process ont dû s’adapter rapidement à de nouveaux modes de fonctionnement à distance pour poursuivre leur activité. La prise de conscience fut violente pour certains. Le temps qu’ils ont pu affecter à la communication a été décuplé car ils se sont dits : nous n’avons plus le choix, il faut accélérer nos actions, comprendre davantage les besoins des clients et y répondre de façon plus pertinente et plus ciblée avec toutes les forces vives du cabinet.

Gwénaëlle Henri : « C’est évidemment une prise de conscience sur l’importance du digital, à la fois comme outil de travail et outil de visibilité. Et là, comme dans tous les autres secteurs, l’industrie juridique devra y prêter attention : qualité de la présence digitale, lisibilité et accessibilité mais aussi référencement et e-réputation ».

Quel sont vos conseils pratiques en termes de business development pour les cabinets d’avocats ?

Florence Henriet : « Reprendre sa liste de clients principaux et voir ce qu’ils ont fait pendant cette crise, notamment au niveau sociétal, pourrait être un premier pas. Cette crise nous a tous rappelé la nécessité du lien et de l’empathie. La vente du service ne doit pas être un objectif à tout prix. Le lien entre l’avocat et son client est souvent fort quand il s’appuie sur une relation personnelle et extra-professionnelle. Il faut, toutefois, que cela soit empreint de sincérité. Ne pas se forcer, cela se voit ! Certains avocats m’ont dit qu’ils en avaient appris plus sur leurs clients durant cette crise que durant des années de collaboration. Il ne faut pas non plus négliger le rôle des collaborateurs qui peuvent être une source importante de business development. Il faut prendre le temps de les écouter et de faire davantage participer ceux qui ont une réelle appétence.

J’aurais le même conseil pour les cabinets qui font naturellement peu de business development, comme les pénalistes chez qui l’acquisition de clients se fait souvent par le bouche-à-oreille. Les petits cabinets, de par leur taille, peuvent être plus agiles, dès lors qu’ils n’ont pas de process complexes. Ils développent souvent un très fort intuitu personae, ce lien développé avec leurs clients leur apporte un plus dans cette crise. On se tourne vers ceux en qui l’on a confiance et que l’on connaît depuis longtemps. L’avocat doit être présent aux côtés de son client dans les bons ou les mauvais moments. Cette fiabilité paiera dans le futur ».

Comment revenir vers les prospects d’avant crise sans paraître désespéré ?

Florence Henriet : « Il faut faire attention à ne pas s’éparpiller. C’est vrai en période classique. Encore plus évident en période de crise. Le business development qui va être le plus efficace sera fondé sur les clients existants. En période de crise, les clients vont être plus enclins à se tourner vers leurs avocats historiques qui les connaissaient avant la crise et seront à même de les conseiller en raison de leur bonne connaissance de l’entreprise ».

Jorn Vermeulen : « C’est un équilibre à trouver mais il ne faut pas pour autant se servir de cette excuse pour éviter toute reprise de contact. Il est nécessaire aujourd’hui de travailler votre réseau. J’ai collaboré avec un de mes clients, un cabinet d’avocats sur une reprise de contact avec 50 de leurs plus gros clients et prospects. Les associés leur ont demandé dans quelle mesure leur activité était impactée par la crise et s’ils avaient besoin d’aide. Cela a permis à mes clients d’obtenir des nouveaux dossiers ».

Gwénaëlle Henri : « S’adresser à de nouveaux clients est essentiel. Il faudra préparer avec méthode et efficacité un plan stratégique identifiant les priorités selon les secteurs, les thèmes d’actualités porteurs, le message et le moyen de capter l’attention du prospect afin de répondre à ses besoins »

Cette crise va-t-elle bouleverser le modèle de facturation des cabinets ?

Florence Henriet : « Il faut y réfléchir dès à présent. On entrera bientôt dans une période de renouvellement des panels. Il est fort probable que les entreprises soient plus regardantes encore sur les honoraires de leurs avocats. Les cabinets se sont souvent construits sur la prestation de service à l’heure. C’est un modèle à repenser. On le dit depuis plusieurs années déjà. Mais les pratiques évoluent peu. On peut imaginer des systèmes de facturation basés sur un mix entre forfait raisonnable et honoraires de résultats en cas succès de l’opération. Ce type d’initiative pourrait être particulièrement adapté, notamment, dans le domaine des fusions-acquisitions très impacté par la crise. Cette prise de risque est un signe fort de partenariat et d’accompagnement du client dans l’adversité. Etre prêt à gagner avec eux mais à perdre aussi. Les cabinets qui sauront accompagner financièrement leurs clients dans cette période très compliquée les fidéliseront. Plus que jamais, les avocats doivent développer leur rôle de business partner ».

Gwénaëlle Henri : « Les entreprises seront logiquement très vigilantes sur les coûts et auront tendance à vouloir réduire les prix. On peut imaginer que les cabinets soient obligés de réviser leurs prix et d’aller sur des marchés où ils n’allaient pas. Le seul moyen de maintenir des honoraires élevés est de travailler les marchés de complexité pour lesquels les clients seront d’accord de payer. La performance, plus que jamais, sera liée à la capacité à créer ou démontrer sa proposition de valeur ».

Jorn Vermeulen : « J’espère que cette crise sera l’occasion de changer le modèle de facturation. Tout le business model des cabinets est à revoir. Les clients veulent payer en fonction de la valeur du produit final et non en fonction des heures passées. Les dernières crises n’ont pas provoqué de changement majeur. On verra si celle-ci en est le catalyseur ».

Va-t-on assister à des regroupements de cabinets ?

Jorn Vermeulen : « Je suis persuadé que le positionnement full service est pertinent pour les cabinets de grande taille. Les petits sont déjà spécialisés. Ce qui pose question, c’est le positionnement des cabinets moyens. Je pense qu’il vaut mieux se spécialiser. Dans le contexte actuel, je ne pense pas que l’on va voir beaucoup de cabinets se séparer de pratiques, parce que cela leur reviendrait trop cher. Les collaborateurs de celles-ci vont être réorientés sur d’autres dossiers ».

Gwénaëlle Henri : « Cette crise va servir d’accélérateur pour le crosselling, la coopétition, l’inter-professionnalité, le co-branding ou les partenariats techniques. Il faudra plus que jamais innover et s’allier pour répondre à des situations complexes ou inédites. La captation des marchés de complexité demandera de travailler hors silos et d’adapter régulièrement son offre aux attentes des clients. Ces tendances existaient, mais la collaboration était souvent hésitante voire bloquée. Depuis quelques semaines, je vois du collaboratif comme jamais auparavant ».

Quels sont les secteurs en panne et quels seront les secteurs de demain ?

Florence Henriet : « Selon une étude de l’OFCE, 7 branches, sur les 17 retenues concentrent environ 80 % du choc (dont transports, hébergement-restauration, construction, loisirs et événementielles). A l’opposé, 7 branches sur 17 devraient être moins impactées (dont l’agriculture, l’industrie agro-alimentaire, consommation d’énergie pour l’habitation, information-communication). Entre les deux, l’incertitude est grande sur l’ampleur du choc pour 3 branches (fabrication d’équipements électriques, électroniques et autres produits industriels) ».

Gwénaëlle Henri : « L’économie de la vie ! La santé, l’hygiène, l’agro-alimentaire, l’agriculture, la distribution, la transition énergétique... Avec évidemment une mention spéciale pour tous les domaines touchant au digital et à l’innovation numérique, la compliance et les questions d’éthique en général ».

Va-t-on vers plus de sectorisation des expertises ?

Florence Henriet : « Les secteurs vont revêtir une importance essentielle. Les cabinets d’avocats qui s’affichent depuis quelques années comme des spécialistes sectoriels vont être obligés de s’y mettre réellement. Aujourd’hui, certains messages vont être inaudibles dans certains secteurs et très audibles dans d’autres. Dans le même esprit, les compétences en interne vont devoir être gérées avec habilité et agilité pour transférer les ressources disponibles dans des domaines moins pertinents, au regard de la crise, vers ceux où la demande va être plus forte.  Il va donc falloir être encore plus pragmatique dans les conseils aux clients et courageux dans les prises de risque».

Gwénaëlle Henri : « Ce sera une grande tendance de « fond ». La crise agit comme un révélateur, car on constate que tous les secteurs ont des besoins spécifiques. Il en va de l’adaptabilité des structures à la demande de leurs clients. Elle passera par la capacité à appréhender les besoins des différentes industries, à calibrer son offre sectorielle et à travailler ensemble ».

Sur quelles autres dimensions la crise va-t-elle affecter les cabinets ?

Florence Henriet : « La dimension RSE va prendre une ampleur majeure. Elle va être, plus encore, un facteur différenciant dans le choix des cabinets ».

Gwénaëlle Henri : « Les cabinets vont devoir s’interroger sur leur raison d’être, la formaliser et l’exprimer tant auprès de clients que de leurs équipes. Cela deviendra un argument commercial et un élément d’attractivité à moyen terme ».


[1] Emmanuelle Hervé dirige le cabinet de communication de crise EHA. En 2020, EHA et Eliott Markus ont unis leurs compétences pour créer une cellule dédiée à la crise judiciaire et la crise en cabinets.

[2] Florence Henriet est consultante indépendante (FHP Conseil) et a été l’une des toutes premières Directrices du Business Development et de la Communication au sein d’un cabinet d’avocats en France.

[3] Gwénaëlle Henri est fondatrice et dirigeante de Eliott & Markus.

[4] Jorn Vermeulen est le fondateur de W Consulting, agence de conseil néerlandaise spécialisée dans le business development.

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