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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)
le 17 Novembre 2011
L'occasion a déjà été donnée d'évoquer, ici même, une tendance assez nettement perceptible en jurisprudence consistant dans le refoulement de la responsabilité civile délictuelle pour faute de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) en cas de dommages causés par voie de presse. Le constat est avéré lorsque les faits reprochés relèvent de la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW). La question n'en demeure pas moins discutée, notamment lorsque l'on s'interroge sur la mesure de l'exclusion de l'article 1382 : c'est que, en dehors de l'intérêt théorique qui y est attaché, l'enjeu du débat est pratiquement important, essentiellement parce que l'article 65 de la loi de 1881 a enfermé l'action de la victime dans un délai de prescription très court, le texte disposant, en effet, que "l'action publique et l'action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d'instruction ou de poursuite s'il en a été fait" (1). Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 6 octobre 2011, à paraître au Bulletin, mérite, sous cet aspect, d'être ici signalé.
En l'espèce, un maire recherchait la responsabilité civile de l'auteur d'un blog le dénigrant, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, et sollicitait, à ce titre, le paiement de dommages-intérêts, la fermeture du blog litigieux et la publication de la décision. Les premiers juges avaient accueilli cette demande, relevant, pour rejeter le moyen de défense tendant à l'application aux faits litigieux des dispositions de la loi du 29 juillet 1881, que le contenu du blog cherchait effectivement à discréditer le maire auprès des électeurs, mais que cette entreprise ne reposait que sur une présentation générale le tournant en ridicule à travers le prisme caricatural d'une vision orientée et partiale de sa politique locale ou de sa personnalité, sans imputer spécialement à l'intéresser de faits précis de nature à porter, par eux-mêmes, atteinte à son honneur ou à sa considération. Cette décision est cassée, sous le visa de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 : la Haute juridiction énonce, en effet, "qu'en statuant ainsi alors que dans son assignation [le maire] reprochait à [l'auteur du blog] de l'avoir dénigré dans des termes de nature à lui causer un préjudice et que les abus de la liberté d'expression ne peuvent être réprimés que par la loi du 29 juillet 1881, la cour d'appel a violé le texte susvisé".
L'arrêt est intéressant à un double titre.
D'abord, quant à la teneur de la règle, l'arrêt confirme l'éviction de l'article 1382 du Code civil en cas de dommage causé par voie de presse. A vrai dire, aujourd'hui, plus personne ne saurait douter de cette solution, la seule question qui se pose tenant à la détermination de la mesure de l'éviction des règles du droit commun de la responsabilité pour faute : soit, en effet, on considère que l'éviction de l'article 1382 du Code civil est totale, peu important alors qu'ait pu être caractérisé un délit de presse au sens de la loi de 1881 ; soit, au contraire, on décide que cette éviction n'est que partielle, celle-ci ne valant que dans les hypothèses dans lesquelles, précisément, un délit de presse serait caractérisé. Entre ces deux interprétations, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, en décidant, le 12 juillet 2000, que "les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être poursuivis et réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil" (2), avait dans un premier temps paru autoriser la seconde, laissant en effet penser, en raisonnant a contrario, que, si les abus de la liberté d'expression n'étaient pas prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, alors ils pouvaient être poursuivis et réparés sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile pour faute, l'article 1382 du Code civil retrouvant en quelque sorte dans ce cas son empire (3). Mais cette interprétation a semblé, ensuite, remise en cause : une nouvelle étape a, en effet, été franchie par un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 27 septembre 2005, écartant la responsabilité civile pour faute de l'article 1382 du Code civil, alors même qu'aucun délit de presse ne serait caractérisé (4), jugeant ainsi que les abus de la liberté d'expression envers les personnes ne peuvent être poursuivis sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, sans plus viser les abus "prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881" (5). Un coup d'arrêt a cependant été porté à cette orientation par un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 30 octobre 2008, censurant, sous le visa des articles 29 et 53 de la loi du 29 juillet 1881 ainsi que de l'article 1382 du Code civil, des juges du fond qui avaient rejeté l'action en réparation dont ils avaient à connaître sur le fondement de l'article 1382 "quand l'imputation de la paternité d'une publication en l'absence de propos injurieux ou portant atteinte à l'honneur ou à la considération ne relève pas des dispositions de la loi du 29 juillet 1881" (6). Au sujet des dommages aux personnes, la position extrême adoptée en 2005 par la Cour de cassation était ainsi abandonnée puisque la Haute juridiction décidait, en 2008, que dans un cas où les dispositions de la loi de 1881 n'avaient pas lieu d'être appliquées, l'article 1382 du Code civil demeurait bien, lui, applicable. Un arrêt de la deuxième chambre civile du 3 février 2011 a d'ailleurs paru confirmer cette nouvelle tendance, prenant soin, pour justifier l'application exclusive de la loi du 29 juillet 1881, de relever que les abus de la liberté d'expression qui étaient en l'espèce stigmatisés étaient bien "prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881", ce qui justifiait qu'ils puissent n'être réparés "que sur le fondement de cette loi", laissant ainsi implicitement la possibilité d'appliquer l'article 1382 du Code civil dans l'hypothèse inverse (7). L'arrêt du 6 octobre 2011 adopte certes une formule plus générale, puisqu'il énonce que "que les abus de la liberté d'expression ne peuvent être réprimés que par la loi du 29 juillet 1881", sans donc spécifiquement viser les abus "prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881", mais il semble tout de même bien que, au cas présent, l'abus dont il était ici question constituait un délit de presse au sens de la loi de 1881.
Ensuite, quant au domaine de la règle, la solution de l'arrêt mérite d'être remarquée en ce qu'elle applique les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 aux blogs. Cette applicabilité du droit spécial à ce type de communication ne fait, en réalité, pas débat. Il faut, en effet, rappeler que, après que la jurisprudence a décidé que les règles afférentes à la prescription de l'action publique et de l'action civile en matière d'infractions de presse doivent s'appliquer au réseau Internet (8), le législateur a prévu, à la faveur de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, que, à l'image des dispositions civiles ou spéciales tendant à protéger les personnes ou les droits des tiers, les textes de droit pénal trouvent à s'appliquer aux blogs. Aussi bien en va-t-il de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, comme d'ailleurs de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle (N° Lexbase : L0991IEG).
Pour l'avoir, à plusieurs reprises déjà, évoqué dans le cadre de l'édition "Professions", on n'ignore évidemment pas que le notaire doit, avant de dresser les actes, procéder à la vérification des faits et conditions nécessaires pour assurer l'utilité et l'efficacité de ces actes (9), en même temps qu'il doit éclairer les parties et attirer leur attention sur les conséquences et les risques des actes qu'il authentifie (10). Par où l'on voit bien que son obligation d'assurer l'efficacité des actes auxquels il prête son concours implique l'obligation d'informer les parties des avantages, des conditions et des risques encourus, afin d'éclairer leur consentement. On n'ignore pas, sous cet aspect, que le notaire, tenu de s'assurer, en sa qualité de rédacteur de l'acte, de l'efficacité de celui-ci, doit notamment vérifier la situation de l'immeuble au regard des exigences administratives (11) et, plus généralement, s'assurer de la conformité de l'acte aux exigences fiscales (12). Tout cela est, à vrai dire, parfaitement connu, et l'on sait bien que, dans un certain nombre d'hypothèses, la responsabilité du rédacteur de l'acte litigieux est recherchée par son client qui, du fait de la faute imputable au notaire, a fait l'objet d'un contrôle fiscal qui s'est soldé par une notification de redressement. Dans une affaire récente, un notaire, confronté à un tel cas de figure, avait tenté, plutôt que de contester le principe de sa responsabilité, de mettre en cause la constitutionnalité de la règle selon laquelle un tiers pourrait se trouver tenu, au titre de sa responsabilité, d'indemniser une personne faisant l'objet d'une sanction pécuniaire au motif qu'elle serait contraire au principe de personnalité des peines garanti par la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen.
En l'espèce en effet, à l'occasion du pourvoi qu'il avait formé à l'encontre d'un arrêt rendu le 7 décembre 2010 par la cour d'appel de Montpellier (13) ayant retenu sa responsabilité pour avoir manqué à ses obligations professionnelles en commettant une erreur sur le régime fiscal des biens immobiliers lors de l'établissement d'un acte authentique de vente, faute qui, à la suite d'un contrôle de l'administration fiscale, avait abouti au redressement de l'une des parties, le notaire avait demandé, par un mémoire spécial et distinct, que soient posées au Conseil constitutionnel un certain nombre de questions et, notamment, celle tenant au point de savoir si la règle jurisprudentielle suivant laquelle un tiers peut être tenu au titre de sa responsabilité d'indemniser une personne d'une sanction pécuniaire ayant la nature d'une peine est ou non contraire au principe constitutionnel de personnalité des peines résultant des articles 8 (N° Lexbase : L1372A9P) et 9 (N° Lexbase : L1373A9Q) de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, selon lequel nul n'est punissable que de son propre fait ? La Cour de cassation, pour juger la question irrecevable et décider, en conséquence, qu'il n'y avait pas lieu de saisir le Conseil constitutionnel, a énoncé "que, s'il a été décidé que tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative', sous la réserve que cette jurisprudence ait été soumise à la cour suprême compétente, il résulte tant des dispositions de l'article 61-1 de la Constitution [N° Lexbase : L5160IBQ] et de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée [N° Lexbase : L0276AI3] que des décisions du Conseil constitutionnel que la contestation doit concerner la portée que donne à une disposition législative précise l'interprétation qu'en fait la juridiction suprême de l'un ou l'autre ordre de juridiction". Or, relève la Cour, au cas présent, la question prioritaire de constitutionnalité proposée par le notaire "ne vise aucune disposition législative et se borne à contester une règle jurisprudentielle sans préciser le texte législatif dont la portée serait, en application de cette règle, de nature à porter atteinte au principe constitutionnel de la personnalité des peines résultant des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, tel qu'énoncé par le Conseil constitutionnel".
L'arrêt mérite d'être remarqué en ce qu'il confirme explicitement le ralliement de la Cour de cassation à la position du Conseil constitutionnel. Il faut en effet rappeler que la Cour de cassation avait, dans un premier temps, refusé de renvoyer au contrôle du Conseil constitutionnel l'interprétation jurisprudentielle de dispositions législatives (14). Cette solution, intenable s'agissant d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori ayant évidemment pour objet de saisir le droit vivant, donc l'interprétation faite de la loi par les tribunaux, avait finalement été abandonnée par la Cour de cassation, mais semble-t-il assez implicitement (15), alors que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 6 octobre 2010, avait, lui, été beaucoup plus explicite et catégorique, ne manquant en effet pas d'affirmer "qu'en posant une QPC, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition" (16). L'arrêt du 27 septembre 2011, en énonçant plus clairement sans doute que les précédents arrêts que "tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative", confirme en tout cas l'alignement de la Cour de cassation sur la position du Conseil constitutionnel.
Avec, on l'aura tout de même remarqué, une limite : est exclu du mécanisme de l'article 61-1 de la Constitution le renvoi d'une règle purement prétorienne élaborée sans l'appui d'une disposition législative. Et il est vrai que, au cas présent, la QPC soumise à l'examen de la Cour de cassation ne faisait référence à aucun texte législatif puisqu'elle se contentait de mettre en cause la constitutionnalité d'une règle jurisprudentielle, en l'occurrence de la règle selon laquelle un tiers peut être tenu au titre de sa responsabilité d'indemniser une personne d'une sanction pécuniaire ayant la nature d'une peine. Mais l'approche faite par la Cour de cassation n'est-elle pas, ici, excessivement rigoureuse et formaliste ? En effet, on conçoit assez aisément que, derrière la règle jurisprudentielle évoquée dans la question posée, c'est l'article 1147 du Code civil (N° Lexbase : L1248ABT) qui est concerné, tant il est évident que la règle jurisprudentielle invoquée n'est en réalité qu'une application des principes de la responsabilité contractuelle (17), à moins que ce ne soit l'article 1382 du Code civil compte tenu de la tendance contemporaine de la jurisprudence à retenir la responsabilité du notaire sur ce fondement, quand bien même il existerait un contrat le liant à son client (18). Mais il faut comprendre qu'en affirmant "qu'il n'appartient pas à la Cour de cassation de modifier" le contenu de la question posée, la Cour se refuse de pallier les lacunes du pourvoi. L'avocat qui a rédigé la question aurait-il ainsi fait perdre une chance au demandeur de voir sa question transmise au Conseil constitutionnel ? Si tel était le cas, et donc que sa négligence soit établie, le notaire n'aurait peut-être finalement pas tout perdu dans cette affaire, et pourrait peut-être rechercher la responsabilité civile de l'avocat...
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