Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 18 juillet 2018, n° 409035, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0947XYQ)
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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale
le 26 Septembre 2018
Le Conseil d’Etat casse -avec cette décision n°409035- l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes (CAA Nantes, 19 janvier 2017, n° 15NT03652 N° Lexbase : A9979S9H) pour erreur de droit.
Appelé à cogiter sur le sort d’époux mariés sous le régime de la séparation de biens et résidant dans deux endroits différents, le Conseil d’Etat se penche sur la lecture combinée des articles 4 B (N° Lexbase : L1010HLY) (domicile fiscal) et 6 (N° Lexbase : L1177ITR) (imposition commune ou distincte des revenus) du Code général des impôts. Si un contribuable possède son domicile fiscal en France (cf. le a) du 1 de l’article 4 B) par attraction familiale (résidence habituelle sur le territoire français de son conjoint séparé de biens et de ses enfants), on ne saurait opérer lecture ductile de cette situation. En d’autres termes, cela s’avère sans incidence sur l’appréciation à porter sur la question de savoir si celui-ci vit en France sous le même toit que son conjoint (cf. CGI, arts. 4 B et 6). Le raisonnement de la cour administrative d’appel de Nantes mérite censure dans la mesure où le juge d’appel a écarté l’argumentation des requérants «au seul motif que M. avait son foyer fiscal en France». Selon les requérants, seule une imposition séparée avait vocation à survenir : mariés à Jersey sous le régime de la séparation de bien, ils ne vivaient pas sous le même toit (monsieur résidant habituellement à Jersey pour raison professionnelle, madame résidant habituellement en France dans un immeuble propriété du couple).
Après examen contradictoire de leur situation fiscale personnelle (années 2009 et 2010), les requérants avaient été taxés d’office à l’impôt sur le revenu (sur le fondement du 1° de l’article L. 66 N° Lexbase : L9380LHU et de l’article L. 67 N° Lexbase : L7602HEB du Livre des procédures fiscales). Ils n’avaient pas en effet opéré de déclarations de revenus au titre des années vérifiées dans les délais impartis par deux mises en demeure. Saisi, le tribunal administratif de Rennes (TA Rennes, 30 septembre 2015, n° 1301726) fait seulement droit -après avoir prononcé un non-lieu à statuer à hauteur de dégrèvements accordés en cours d’instance- à cette demande des intéressés : une décharge des impositions à concurrence -pour chaque année litigieuse- du bénéfice du crédit d’impôt (CGI, art. 200 quater B N° Lexbase : L3081HNG). La cour administrative d’appel de Nantes rejette le surplus de leur appel contre le jugement du tribunal administratif de Rennes, en ce que ce dernier n’avait pas entièrement fait droit à leurs prétentions.
Comme vu en amont, le Conseil d’Etat casse l’arrêt de la cour administratif d’appel de Nantes pour erreur de droit, refusant que l’argumentation des requérants soient -automatiquement- balayée au seul motif que monsieur avait son foyer fiscal en France au sens du a) du 1 de l’article 4 B du Code général des impôts. En vertu de ce dernier, sont réputées avoir leur domicile fiscal en France les personnes y possédant leur foyer ou le lieu de leur séjour principal. Remplir les conditions visées ici est «sans incidence» sur le regard que l’on doit porter sur les dispositions du 4 de l’article 6 du Code général des impôts. En vertu de ce dernier, les époux font l’objet d’impositions distinctes quand ils sont séparés de biens et ne vivent pas sous le même toit. Des époux mariés sous le régime de la séparation de biens -et résidant dans deux endroits différents- connaissent une imposition distincte à condition que la résidence séparée ne présente pas un caractère temporaire.
Avec cette censure -sèche- de la décision d’appel, il semble y avoir volonté, de la part du Conseil d’Etat, de baliser le terrain pour éviter certains raccourcis herméneutiques préjudiciables. Il suffit de se pencher sur l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes pour entrevoir la démarche factuelle et juridique alors suivie. Après avoir constaté que les requérants sont mariés sous le régime de la séparation de biens et vivent sous des toits distincts, la cour administrative d’appel recourt à un «toutefois» qui scelle leur sort fiscal : toutefois, monsieur a son foyer fiscal en France (au sens du a) du 1 de l’article 4 B du Code général des impôts). Dès lors, l’obligation de résider à Jersey pour des raisons professionnelles n’a pas pour conséquence qu’il vivait sous un toit distinct (au sens du a) du 4 de l’article 6 du Code général des impôts). Au regard des éléments ainsi formulés, les revenus des époux doivent, selon le juge d’appel, relever d’une imposition commune. C'est cela même que déconstruit le Conseil d'Etat.
La cour administrative d’appel ne devait pas asseoir sa décision sur une logique descriptive/inductive la faisant glisser de l'article 4 B à l'article 6 du Code général des impôts. La cour administrative d’appel ne devait pas tirer d'indues conclusions des éléments suivants : madame résidait, avec l'enfant du couple, dans l'immeuble dont les requérants sont propriétaires...la valeur locative de cet immeuble était supérieure aux montants planchers visés à l'article 170 bis du Code général des impôts (N° Lexbase : L0683IPY). Or, de telles circonstances sont jugées suffisantes -par la cour administrative d’appel- pour constituer des indices d'assujettissement à l'impôt sur le revenu, permettant à l'administration de faire application des articles 170 (N° Lexbase : L3880LCP) et 170 bis du Code général des impôts. Le juge d'appel adopte un tel raisonnement «alors même» que monsieur exerce son activité professionnelle à Jersey, « alors même » que l'article 170 bis du Code général des impôts est applicable aux seuls contribuables domiciliés en France au sens de l'article 4 B du Code général des impôts. Ce qui mérite critique, dans l'arrêt cassé, est la propension du juge d'appel à inverser la logique probatoire. Selon la cour administrative d’appel, il revenait «seulement» (!) aux contribuables d'apporter la démonstration suivante pour récuser le principe de la taxation d'office : démontrer qu'ils n'étaient soumis à aucune obligation déclarative en raison de la résidence fiscale de monsieur à Jersey et de la faiblesse des revenus de madame. De manière subsidiaire, précise encore la cour administrative d’appel, ils pouvaient démontrer ne pas être soumis à obligation déclarative commune en raison de leur régime matrimonial (séparation de biens) et de leur résidence séparée (de fait). La cour administrative d’appel rejette une autre prétention des requérants, celle tirée de la spécificité territoriale et fiscale de Jersey : ils arguaient ne pas être passibles de l'impôt sur le revenu en France dans la mesure où ils avaient été imposés -pour ces mêmes revenus- à Jersey (retenue à la source sur les salaires). La cour administrative d’appel de Nantes rappelle, de prime abord, que les dispositions combinées des articles 156 (N° Lexbase : L9114LKR] et 158 (N° Lexbase : L9111LKN) du Code général des impôts conduisent à imposer les contribuables ayant leur domicile fiscal en France, à raison de leur revenu net annuel. Il n'y a pas lieu de distinguer si les éléments de ce revenu ont leur source en France ou hors de France. De plus, l'île de Jersey est un territoire tiers (TFUE, art. 355 du N° Lexbase : L2679IPW) n'ayant pas conclu de convention avec la France pour éviter les doubles impositions en matière d'IR ; monsieur est donc imposable -conclut la cour administrative d’appel- en France au titre de l'impôt sur le revenu, quand bien même il a subi une imposition -pour ces mêmes revenus- à Jersey.
L'arrêt de cassation apporte une pierre supplémentaire à la politique jurisprudentielle du Conseil d'Etat en matière d'imposition séparée des époux, mariés sous le régime de la séparation de biens et vivant dans deux domiciles distincts. Avec le régime de la séparation des patrimoines des époux, chacun est imposé à raison de ses seuls revenus et doit déposer sa propre déclaration. Il s'agit là d'une dérogation au principe de l'imposition par foyer fiscal. Les deux conditions -séparation des biens, résidences séparées- sont cumulatives. Il échoit aux contribuables d'apporter la preuve qu'ils vivaient -lors de l'année d'imposition -dans des résidences différentes (CE, 21 mars 1960, n° 43229 : le contribuable apporte la preuve que sa femme, séparée de biens, avait une résidence distincte de la sienne au cours de l'année d'imposition). La règle de l'imposition distincte ne reçoit pas application en présence de diverses configurations, telles que : séparation de biens et corps mais maintien d'une vie sous le même toit (CE, 18 mai 1966, n° 60146), maintien d'une vie commune quand bien même les époux vivent en (très) mauvaise intelligence (CE 7° et 9° ch.-r., 16 juin 1971, n° 81220 N° Lexbase : A1256B8Z), habitation au domicile du conjoint « à différentes reprises » au cours de l'année d'imposition (CE, 21 mars 1960, n° 43229). Au contraire, l'imposition distincte s'impose dès lors que les époux sont mariés sous le régime de la séparation de biens et justifient résider sous un toit séparé (CE 3° et 8° ch.-r., 12 mars 2010, n° 311121, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1608ETQ). Il suffit en effet que les époux séparés de biens résident sous des toits séparés pour que s'applique le régime de l'imposition distincte, avec cette précision que la résidence ne doit pas avoir un caractère temporaire ; cela vaut même si l'un des conjoints effectue des retours réguliers au domicile possédé en commun (CE 9° et 10° ch.-r., 21 octobre 2011, n° 333898, inédit au Conseil d’Etat N° Lexbase : A8335HYD). Pour le juge, des époux séparés de biens et résidant séparément doivent être imposés distinctement y compris quand les intéressés agissent de concert pour la gestion d'intérêts matériels et patrimoniaux communs et se rendent réciproque visite lors de déplacements professionnels (CE 3° et 8° ch.-r., 25 avril 2003, n° 181719, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7636BSM). Tel est encore le cas en présence d'époux se retrouvant en fin de semaine quand leurs obligations professionnelles et familiales le permettent (CE 9° et 10° ch.-r., 24 avril 2013, n° 352310, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8762KCI). Subtile jurisprudence ; il n'est pas toujours aisé de démêler l'écheveau.
Pour conclure, revenons in fine sur le cœur de la décision du Conseil d'Etat, lorsqu'il rappelle le principe de l'imposition distincte en présence d'une résidence séparée ne présentant pas un caractère temporaire. Le juge d'appel ne saurait imposer une déclaration commune aux époux mariés sous le régime de la séparation de biens au seul motif que l'un des contribuables aurait -du fait de la résidence habituelle en France de son conjoint et de ses enfants- son domicile fiscal sur le territoire au sens du a) du 1 de l'article 4 B du Code général des impôts.
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