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N5839BS3
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par Frédéric Dieu, Maître des requêtes au Conseil d'Etat
le 20 Octobre 2011
1) Impossibilité de transférer à une personne privée, fût-ce temporairement, la propriété d'une dépendance du domaine public
La décision rendue par le Conseil d'Etat le 4 mai 2011 porte sur un curieux montage juridique. En l'espèce, un district avait conclu le 15 mars 1991 et pour une durée de dix-huit ans, avec la société d'économie mixte locale, une convention de construction et d'exploitation des aménagements destinés à la pratique du ski alpin sur le massif du Queyras. Si cette convention se présentait comme une concession, elle était, en réalité, "l'inverse d'une concession" selon les termes de la chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte-d'Azur (1), puisque le contrat de location-vente, portant sur des biens appartenant au domaine public, était en contradiction avec la logique concessive sur laquelle il était censé reposer. La chambre avait invité le district soit à faire disparaître des relations contractuelles toute référence à un mécanisme de location-vente, soit à lancer une nouvelle procédure de délégation de service public. C'est la seconde option qui fut initialement retenue, mais, la procédure n'ayant pas abouti, la communauté de communes venant aux droits du district, décida finalement de reprendre le service en régie et de résilier la convention.
Cette convention comportait donc, en annexe, un contrat de location-vente (également dénommé crédit-bail) par lequel le district, propriétaire des remontées mécaniques après les avoir acquises auprès des communes membres, louait à la SEM les équipements en cause pendant une durée de quinze ans, au terme de laquelle cette dernière pouvait exercer la promesse de vente qui lui était consentie et devenir propriétaire des équipements en cause. A l'inverse du contrat de concession, les investissements ont donc été réalisés par la collectivité publique qui a perdu cette propriété au terme du contrat de location-vente (1er octobre 2005) pour la récupérer au terme normal de la délégation de service public (15 mars 2009).
Selon la décision commentée, les stipulations du contrat, en tant qu'elles prévoient "le transfert à une personne privée, sans désaffectation ni déclassement préalables, de la propriété de dépendances du domaine public", ont un "caractère illicite", et ce eu égard au "principe d'inaliénabilité" du domaine public. En effet, comme l'avait relevé la chambre régionale des comptes, la convention de location-vente porte sur "des installations (télésièges et téléskis), qui [...] sont des biens immobiliers appartenant incontestablement au domaine public : ils ne peuvent donc être vendus" (2). Ces équipements appartiennent à une personne publique et sont affectés à un service public ; non seulement ils font l'objet d'un aménagement spécial, condition à laquelle était, alors, subordonnée la domanialité publique, mais ils constituent, eux-mêmes, l'aménagement sans lequel le service public industriel et commercial ne pourrait être assuré.
Ce cas de figure se distinguait de celui ayant donné lieu à un avis de la section des travaux publics du 19 avril 2005 (3), selon lequel, dans une délégation du service public des remontées mécaniques, les installations nécessaires au fonctionnement du service ont la qualité de bien de retour : elles sont supposées appartenir dès le départ à la collectivité et doivent donc revenir gratuitement au délégant à la fin du contrat. L'avis relève que la convention ne pourrait, d'ailleurs, prévoir une propriété privée de ces installations pendant la durée de l'exploitation, sous réserve de la constitution de droits réels, lorsqu'une disposition législative le permet. Cet avis a été critiqué par une partie de la doctrine, au motif, notamment, qu'il excluait toute possibilité, par la voie contractuelle, pour les biens nécessaires au fonctionnement du service, de déplacer la ligne de partage entre biens de reprise et biens de retour.
La question ne se posait pas en l'espèce, puisque les installations de remontées mécaniques étaient propriété du district avant même qu'il ne délègue le service. La décision du 4 mai 2011 présente donc d'abord l'intérêt d'affirmer en principe, et au regard de la jurisprudence "Commune de Béziers 'I'" (4), que la stipulation contractuelle portant sur la vente à une personne privée (même s'il s'agit d'une société d'économie mixte locale) d'une dépendance du domaine public, hors déclassement préalable, est affectée d'une illicéité qui fait obstacle à ce que le juge du contrat règle un litige sur son fondement : en particulier, l'exigence de loyauté des relations contractuelles ne peut s'opposer à ce que le juge écarte le contrat. En l'espèce, cependant, alors que l'option d'achat ouverte à la SEM au terme de la période de quinze ans était illicite, ni le tribunal administratif ni la cour administrative d'appel (5) n'avaient soulevé d'office la nullité de la stipulation prévoyant cette option, et ils en avaient, au contraire, fait application.
2) Obligation pour le juge de soulever d'office la nullité du contrat et divisibilité des clauses du contrat au regard de la jurisprudence "Commune de Béziers 'I'"
Le deuxième apport de la décision est donc d'indiquer que les stipulations qui portent atteinte au principe d'inaliénabilité du domaine public peuvent être divisibles des autres clauses du contrat et voir leur nullité soulevée d'office par le juge de cassation. Il en est jugé, ainsi, en l'espèce, au motif que les stipulations en cause n'avaient pas pour conséquence de transférer définitivement la propriété des biens du domaine public à la SEM. La collectivité publique était en droit de récupérer la propriété de ces biens au terme du contrat de délégation de service public, et cela sans avoir à verser d'indemnité. Dès lors, la divisibilité des stipulations entachées de nullité conduit le Conseil d'Etat à admettre que le litige puisse être réglé dans le cadre contractuel.
Les stipulations en cause relatives à la vente de dépendances du domaine public ont, ainsi, été regardées comme divisibles du reste du montage contractuel, et, en particulier, des stipulations relatives à la gestion du service public délégué. Certes, l'on pourrait soutenir qu'elles mettaient en cause l'équilibre financier du contrat, puisque la perspective de devenir propriétaire des installations aurait pu conduire le délégataire à verser des loyers d'un montant supérieur à celui qui aurait été fixé en cas de simple mise à disposition. Mais, en réalité, il ressort de la décision du Conseil d'Etat que les "loyers" en question ont été calculés sur la base du coût des équipements, c'est-à-dire en prenant en compte l'amortissement des installations et les intérêts des emprunts non encore remboursés, comme ils auraient dû l'être dans le cadre d'une mise à disposition de droit commun, puisqu'un service public industriel et commercial doit être à l'équilibre. L'illicéité de l'option d'achat n'a donc pas rejailli sur l'ensemble des obligations à la charge des deux parties.
Cette solution illustre, néanmoins, la force et la prééminence de l'objectif de sécurité des relations contractuelles. En effet, il résulte de la décision du Conseil d'Etat commentée que la méconnaissance d'une règle aussi fondamentale que le principe d'inaliénabilité du domaine public ne conduit qu'au constat de la nullité partielle du contrat et ne fait pas obstacle à ce que le litige soit réglé dans un cadre contractuel, et non par application des principes de la responsabilité quasi-contractuelle et de la responsabilité délictuelle.
Il résulte de cette décision du Conseil d'Etat que l'état du droit issu de la décision "Commune de Béziers 'I'" ne repose plus sur la logique antérieure, selon laquelle le juge se bornait à constater la nullité du contrat qui lui était soumis. Lorsqu'il n'est pas saisi d'un recours de plein contentieux engagé par l'une des parties aux fins de contester la validité du contrat, mais d'un litige relatif à l'exécution de celui-ci, le juge ne se prononce plus sur la nullité du contrat ; simplement, il ne peut régler le litige sur le terrain contractuel lorsqu'il est confronté "au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif, notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement". Cependant, en ces hypothèses, il a l'obligation d'écarter le contrat.
L'erreur de droit commise par les juges du fond en n'écartant pas l'application d'un tel contrat doit donc être relevée par le juge de cassation, le cas échéant, d'office. De même, le juge de cassation doit, avant comme après la décision "Commune de Béziers 'I'", s'interroger, lorsque l'illicéité ne concerne qu'une partie des clauses d'un contrat, sur leur caractère divisible, afin de déterminer si l'illicéité rejaillit sur le tout.
3) Rappel de la possibilité de transférer des dépendances du domaine public à d'autres personnes publiques à un prix inférieur à leur valeur vénale : la jurisprudence constitutionnelle
Rappelons, cependant, que la décision n° 2009-594 DC du 3 décembre 2009 du Conseil constitutionnel (6) a jugé conforme à la Constitution la cession de biens du domaine public par une personne publique à une autre personne publique, pour un prix inférieur à la valeur des biens en cause. Les fondements sont, d'ailleurs, ceux qui avaient été utilisés dans deux décisions de 1986 et 2008 pour proscrire la vente à des personnes privées de tels biens pour un prix inférieur à leur valeur (7), à savoir "le principe d'égalité devant la loi et les charges publiques, ainsi que la protection du droit de propriété, qui ne concerne pas seulement la propriété privée des particuliers, mais aussi la propriété de l'Etat et des autres personnes publiques".
Les mêmes principes permettent donc, à la fois, d'interdire les cessions de biens publics à vil prix au profit de personnes privées poursuivant des buts d'intérêt privé et d'autoriser de tels transferts entre personnes publiques : dans cette seconde hypothèse, il n'est pas porté atteinte à la propriété des personnes publiques, dès lors que l'avantage financier consenti est destiné à permettre la réalisation d'un objectif d'intérêt général, ce qui est le cas des cessions entre personnes publiques. Les sections administratives du Conseil d'Etat avaient, d'ailleurs, déjà consacré cette solution (8).
L'article 5 de la loi n° 2009-1503 du 8 décembre 2009, relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires et portant diverses dispositions relatives aux transports (N° Lexbase : L0264IGU), et la décision du Conseil constitutionnel confirment, également, que tous les biens publics peuvent faire l'objet de ces transferts de propriété gratuits entre personnes publiques, qu'il s'agisse de biens du domaine privé (les biens non affectés à l'exploitation, mais destinés à un usage administratif, social ou de formation et appartenant initialement à l'Etat, ainsi que les biens mobiliers de la RATP affectés et nécessaires à l'exploitation de l'activité), ou de dépendances du domaine public (les biens affectés et utiles à l'exploitation de l'activité transport de l'Etat et les infrastructures de transport). Ces transferts à titre gratuit peuvent indifféremment porter sur des immeubles ou des meubles publics.
1) Les origines de la zone des cinquante pas géométriques et de l'article L. 5112-3 du Code général de la propriété des personnes publiques
Dès décembre 1674, l'édit portant révocation de la Compagnie des Indes occidentales donné à Saint Germain-en-Laye a transféré à l'Etat la pleine propriété des terres qui appartenaient à cette compagnie et qui se trouvaient dans les actuelles Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique). Cette zone, dite des "cinquante pas géométriques", correspondait à cinquante pas du roi, devenus les pas géométriques, chaque pas représentant une longueur de cinq pieds, soit environ 1,64 mètre, et elle était d'une largeur de 81,20 mètres. Ainsi donc, dès 1674, les cinquante pas relèvent du domaine de la Couronne et deviennent inaliénables et imprescriptibles.
La loi "littoral" du 3 janvier 1986 (loi n° 86-2, relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral N° Lexbase : L7941AG9) a réincorporé dans le domaine public de l'Etat les parcelles de la zone des cinquante pas géométriques qui se trouvaient encore dans son domaine privé, supprimant la possibilité de cession, mais maintenant le droit de propriété des personnes qui peuvent en justifier. Aux termes de l'actuel article L. 5111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L5040IMM) : "La zone comprise entre la limite du rivage de la mer et la limite supérieure de la zone dite des cinquante pas géométriques définie à l'article L. 5111-2 [du même code (N° Lexbase : L2748IN4)] fait partie du domaine public maritime de l'Etat". Aux termes de l'article L. 5111-2 précité : "La réserve domaniale dite des cinquante pas géométriques est constituée par une bande de terrain délimitée dans les départements de La Réunion, de la Guadeloupe et de la Martinique. Elle présente dans le département de la Guyane une largeur de 81,20 mètres comptée à partir de la limite du rivage de la mer tel qu'il a été délimité en application de la législation et de la réglementation en vigueur à la date de cette délimitation".
La loi n° 96-1241 du 30 décembre 1996, relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur de la zone dite des cinquante pas géométriques dans les départements d'outre-mer (N° Lexbase : L0282HUY), dont est issu l'article L. 5112-3 du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L3744IPD), a prévu des aménagements au principe d'inaliénabilité de la zone des cinquante pas géométriques afin de régler les problèmes posés par l'utilisation illégale de cette zone par des particuliers. Cette loi a prévu que le préfet de chaque département d'outre-mer délimiterait à l'intérieur de la zone les espaces urbains et les secteurs occupés par une urbanisation diffuse et les espaces naturels. Elle a aussi institué une commission départementale (en Martinique et en Guadeloupe) de vérification des titres de propriété, chargée d'apprécier la validité de tous les titres antérieurs à l'entrée en vigueur du décret n° 55-885 du 30 juin 1955, relatif à l'introduction dans les départements de la Guadeloupe, de la Guyane française, de la Martinique et de la Réunion, de la législation et de la réglementation, métropolitaines concernant le domaine public maritime (N° Lexbase : L3194HDN), qui n'ont pas été examinés par la commission créée par ce décret, et établissant les droits de propriété réels ou de jouissance sur des terrains compris dans cette zone.
Elle a organisé, ainsi, à nouveau une procédure de vérification des titres de propriété afin de permettre aux personnes disposant de titres sur des terrains situés dans cette zone, et n'ayant pu faire valoir leurs droits en 1955 de le faire devant une nouvelle commission de validation : "la commission départementale de vérification des titres [...] apprécie la validité de tous les titres antérieurs à l'entrée en vigueur de ce décret, établissant les droits de propriété, réels ou de jouissance sur les terrains précédemment situés sur le domaine de la zone des cinquante pas géométriques dont la détention par la personne privée requérante n'était contrariée par aucun fait de possession d'un tiers à la date du 1er janvier 1995 [...]".
2) Les difficultés posées par ces dispositions au regard du droit de propriété
De manière constante, la Cour de cassation a jugé que seuls les titres de propriété délivrés par l'Etat lui étaient opposables (9). Cette jurisprudence a été appliquée par la même formation de jugement à la commission départementale de vérification des titres de l'article L. 5112-3 du Code général de la propriété des personnes publiques (10). En conséquence, seul l'Etat a pu légalement aliéner une parcelle située sur la zone des cinquante pas : tous les autres actes, mêmes notariés, qui ne tirent pas leur origine d'une vente initiale de l'Etat sont inopérants et de nul effet au regard du droit de propriété.
3) Conformité à la CESDH de l'article L. 5112-3 du Code général de la propriété des personnes publiques
Dans son arrêt du 4 mai 2011, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a jugé que le refus de la validation, par la commission départementale de vérification des titres, d'un titre de propriété situé dans la zone des cinquante pas géométriques et émanant d'une personne privée et non de l'Etat, n'était pas une privation du bien au sens de l'article 1er du premier Protocole additionnel à la CESDH (N° Lexbase : L1625AZ9). La Cour juge, plus précisément, que ce refus, qui peut être motivé par la circonstance que le titre de propriété émane d'une personne privée et que l'Etat n'a pas entendu soustraire le bien immobilier en cause de son domaine public, relève d'une réglementation, justifiée par l'intérêt général, de l'usage des biens du domaine public maritime de l'Etat, n'entraîne pas une discrimination illicite, et ne traduit pas une ingérence prohibée dans la vie privée et familiale (CESDH, art. 8 N° Lexbase : L4798AQR).
Cette solution rejoint celle adoptée par le Conseil constitutionnel le 4 février 2011 (11), laquelle a affirmé la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l'article L. 5112-3 du Code général de la propriété des personnes publiques. Le Conseil constitutionnel a, en particulier, jugé que cet article, et la nécessité d'établir un titre de propriété délivré par l'Etat, étaient conformes à l'article 17 de la DDHC (N° Lexbase : L1364A9E) aux termes duquel : "La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité".
Si le transfert de propriété doit obéir à la double exigence du caractère juste et du caractère préalable de l'indemnisation, il faut relever, d'une part que, depuis 1674, date à laquelle les cinquante pas qui appartenaient à la Compagnie des Indes occidentales sont tombés dans le domaine de la Couronne, seul l'Etat a été en mesure d'aliéner un bien faisant partie de cette réserve, et, d'autre part, que, par l'édit de Saint-Germain-en-Laye du mois de décembre 1674, Louis XIV a approuvé toutes les ventes particulières qui avaient été faites dans les îles concédées : cet édit peut donc être invoqué dans l'hypothèse exceptionnelle où une personne établirait que la propriété des biens immobiliers situés dans la zone des cinquante pas trouve son origine dans un titre de propriété antérieur à 1675.
En exigeant que les personnes s'estimant propriétaires de parcelles situées dans la zone des cinquante pas présentent à la commission départementale compétente les titres établissant leur droit de propriété, la loi n'a créé aucune discrimination au détriment des personnes ne pouvant pas en justifier, et n'a pas remis en cause des situations légalement acquises.
1) Les règles applicables en matière de tarification des redevances domaniales
La jurisprudence du Conseil d'Etat a précisé les règles applicables en matière de tarification des redevances domaniales. Longtemps, deux critères pouvaient être pris en compte pour fixer leur montant : d'une part, la valeur locative d'une propriété privée comparable à la dépendance du domaine public pour laquelle l'autorisation avait été délivrée et, d'autre part, "l'avantage spécifique que constitue le fait d'être autorisé à jouir d'une façon privative d'une partie du domaine public" (12).
La décision du 11 octobre 2004, "Prouvoyeur" (13), a infléchi et clarifié la jurisprudence. Désormais, le seul critère impératif pour la fixation du tarif des redevances domaniales consiste à examiner si leur montant est excessif compte tenu de l'avantage que leur redevable est susceptible de tirer de l'occupation de la dépendance du domaine public. Ce n'est qu'à titre subsidiaire et indicatif que le juge peut rechercher si ce montant est, ou non, supérieur à la valeur locative d'une propriété privée comparable à cette dépendance -il est vrai que ce dernier critère est d'utilisation malaisée dans la mesure où il est difficile d'appréhender la valeur locative d'une parcelle du domaine public qui, par essence, est d'une nature très différente de celle des propriétés privées situées alentour-.
Dans l'espèce jugée par le Conseil d'Etat le 16 mai 2011, une commune avait émis à l'encontre d'une société des titres exécutoires ayant pour objet de recouvrer des redevances ou indemnités correspondant à l'occupation irrégulière de son domaine public. Confirmant la solution du tribunal administratif, la cour administrative d'appel (14) a considéré que la commune était fondée à recouvrer une redevance au titre de l'occupation privative de son domaine public à laquelle s'était livrée la société mais qu'elle ne pouvait légalement appliquer le tarif, prévu par les délibérations successives de son conseil municipal, correspondant à l'hypothèse d'une "occupation du domaine public pour travaux", dès lors qu'il était constant que la portion de terrain n'avait pas été utilisée par la société pour réaliser des travaux, mais pour entreposer divers matériels. Le Conseil d'Etat a confirmé cette solution en explicitant les modalités de calcul de l'indemnité d'occupation irrégulière du domaine public.
2) Mode de recouvrement et de calcul des indemnités pour occupation irrégulière du domaine public
Selon le Conseil, "[...] une commune est fondée à réclamer à l'occupant sans titre de son domaine public, au titre de la période d'occupation irrégulière, une indemnité compensant les revenus qu'elle aurait pu percevoir d'un occupant régulier pendant cette période [...] à cette fin, elle doit rechercher le montant des redevances qui auraient été appliquées si l'occupant avait été placé dans une situation régulière, soit par référence à un tarif existant, lequel doit tenir compte des avantages de toute nature procurés par l'occupation du domaine public, soit, à défaut de tarif applicable, par référence au revenu, tenant compte des mêmes avantages, qu'aurait pu produire l'occupation régulière de la partie concernée du domaine public communal".
Le premier intérêt de la décision est d'indiquer qu'une commune peut émettre un titre exécutoire alors même que l'occupation litigieuse d'une portion de son domaine public se faisait sans titre. Ainsi que l'affirme une décision récente du 10 juin 2010 (15), il est de principe "que toute occupation privative du domaine public est subordonnée à la délivrance d'une autorisation et au paiement d'une redevance". De même, la décision "Commune de Barcarès" du 29 novembre 2002 (16) déduit de la simple appartenance d'installations portuaires au domaine public et de leur transfert à la commune l'existence d'une base légale pour que la commune réclame une redevance pour occupation du domaine public.
L'étude consacrée par le Conseil d'Etat en octobre 2002 aux redevances pour service rendu et redevances pour occupation du domaine public affirme, ainsi, que, "si l'occupation du domaine public est, en principe, assujettie à une redevance, c'est parce qu'elle procure à celui qui en bénéficie un avantage personnel dont sont privés les autres membres de la communauté et parce qu'elle soustrait en même temps à la jouissance de tous une partie du domaine public". Ce raisonnement conduit, logiquement, à considérer que l'autorité administrative doit pouvoir, dans tous les cas, réclamer une indemnité ou une redevance à l'occupant sans titre du domaine public, dans les hypothèses où celui-ci aurait dû, s'il ne s'était pas placé dans une situation illégale, en acquitter une.
Ce principe a été appliqué à plusieurs reprises à des occupations sans titre : une indemnité doit, ainsi, pouvoir être réclamée à l'occupant qui s'est maintenu sur le domaine après l'expiration de la convention d'occupation domaniale, sur un fondement qui n'est plus celui du contrat mais de la réparation du dommage causé par l'occupation sans titre du domaine public du fait des redevances ou du revenu dont la personne publique a été privée (17). La somme réclamée est alors une indemnité et non une redevance : une distinction doit être faite entre les redevances dues par les occupants sans titre du domaine public et les indemnités correspondant aux redevances dont la collectivité a été frustrée, conformément aux dispositions de l'ancien article L. 28 du Code du domaine de l'Etat (N° Lexbase : L2097AAW).
Le second intérêt de la décision ici étudiée est d'indiquer les critères devant être pris en compte pour calculer cette indemnité. La question était, en effet, la suivante : si une commune est fondée à réclamer à l'occupant sans titre de son domaine public une indemnité compensant les revenus dont elle a été privée pendant la durée de cette occupation irrégulière, doit-elle en calculer le montant par référence au tarif des droits de voirie applicable sur son territoire, ou peut-elle déterminer un montant ad hoc ?
La décision "Prouvoyeur" précitée a jugé qu'une redevance pour occupation du domaine public devait être fixée au regard des avantages de toute nature procurés à l'occupant, ce critère étant seul impératif et pouvant être complété, le cas échéant, par la prise en compte de la valeur locative de propriétés privées comparables à cette dépendance. Il faut donc que la fixation du montant d'une redevance tienne compte d'éléments concrets relatifs aux conditions d'exploitation et de rentabilité de la concession d'occupation, au chiffre d'affaires qu'elle produit pour l'occupant et à la possibilité, pour lui, de jouir de manière purement privative d'une partie du domaine public. En conséquence, si le conseil municipal peut, bien sûr, déterminer des catégories d'occupation afin de fixer une grille tarifaire pour les redevances de voirie, ces catégories doivent être suffisamment précises, faute de quoi les tarifs pourront être contestés comme ne correspondant pas aux avantages de toute nature procurés à la catégorie correspondante d'occupants du domaine public.
Lorsque, comme en l'espèce, se pose la question de la fixation du montant de l'indemnité qui peut être mise à la charge de l'occupant sans titre du domaine public, la collectivité doit évaluer les revenus dont elle a été privée. Pour cela, elle doit, selon le Conseil d'Etat, procéder en deux temps. Si l'occupation, par sa nature, correspond à l'une des rubriques de la liste des tarifs des droits de voirie, le tarif correspondant est naturellement celui qui aurait dû s'appliquer en cas d'occupation régulière du domaine public et il permet d'évaluer l'indemnité due. En revanche, si, comme dans l'espèce soumise au Conseil d'Etat, aucune des catégories de la grille tarifaire ne correspond à l'utilisation faite par l'occupant sans titre du domaine public, la jurisprudence "Prouvoyeur" interdit, par principe, que le montant de l'indemnité soit fixé sur sa base : ce montant doit alors être déterminé par référence au revenu que la commune aurait pu percevoir si elle avait valorisé la dépendance en cause dans le cadre d'une convention d'occupation et, soulignons-le, la détermination du montant de l'indemnité doit, en pareille hypothèse, être délibérée par le conseil municipal (18).
Dans l'espèce qui lui était soumise, le Conseil d'Etat a indiqué que le conseil municipal ne pouvait appliquer la grille tarifaire des droits de voirie en vigueur sur le territoire communal, dès lors qu'aucune rubrique ne correspondait à la nature de l'utilisation que la société avait faite de la bande de terrain litigieuse, celle-ci n'ayant effectué aucun travaux.
Frédéric Dieu, Maître des requêtes au Conseil d'Etat
(1) Lettre d'observations définitives relative à la gestion du district du Queyras en date du 7 janvier 2000.
(2) Lettre d'observations précitée.
(3) Au rapport public 2006, p. 197.
(4) CE, Ass., 28 décembre 2009, n° 304802, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0493EQC).
(5) CAA Marseille, 6ème ch., 29 mars 2010, n° 07MA03229 (N° Lexbase : A8653EWE).
(6) Cons. const., décision n° 2009-594 DC du 3 décembre 2009 (N° Lexbase : A3192EPW).
(7) Cons. const., décision n° 86-207 DC des 25-26 juin 1986 (N° Lexbase : A8134ACA), cons. n° 58 ; Cons. const., décision n° 2008-567 DC, 24 juillet 2008 (N° Lexbase : A7893D99), cons. n° 25.
(8) CE, Avis, 28 janvier 1975, n° 314316, à propos du transfert gratuit de biens de l'Etat au profit d'établissements publics hospitaliers ; CE, Avis, 16 octobre 1979, n° 325202, sur le transfert gratuit de biens de l'Etat en faveur de l'Institution de gestion sociale des armées.
(9) Cass. civ. 3, 2 février 1965, n° 60-11.713 et n° 62-12.731, Bull. civil III, n° 70 et 71 : "Attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'aucun des titres allégués n'avait été délivré par l'Etat, lequel pouvait seul procéder, selon les formes légales, au déclassement d'un terrain faisant originairement partie du domaine public national et à sa cession à un particulier ou à une collectivité locale, le jugement attaque a violé le texte susvisé".
(10) Cass. civ. 3, 7 juillet 2004, n° 02-16.288 (N° Lexbase : A0254DDR), Bull. civil III, n° 131 ; Cass. civ. 3, 7 avril 2010, n° 09-14.563 (N° Lexbase : A5896EUW) : "Attendu que pour valider et déclarer opposable à l'Etat le titre produit en ce qu'il porte sur les parcelles cadastrées section W n° 79, 80, 92, 95, 360 dans les limites énoncées aux motifs du jugement et 424 dans la limite de la partie plantée en cannes, l'arrêt retient que le transfert de propriété est attesté par le procès-verbal dressé à l'audience des criées du tribunal de Fort-de-France, à savoir par un titre émanant de l'autorité judiciaire, de telle sorte que l'origine de propriété des biens litigieux ne peut être contestée [...] en statuant ainsi, la cour d'appel, qui n'a pas constaté que le titre de propriété avait été délivré à l'origine par l'Etat, lequel pouvait seul procéder à la cession, à un particulier ou à une collectivité locale, d'un terrain faisant originairement partie du domaine public, a violé le texte susvisé".
(11) Cons. const., décision n° 2010-96 QPC du 4 février 2011 (N° Lexbase : A1689GRY).
(12) CE, 10 février 1978, n° 7652, Recueil, p. 66 ; CE, 21 mars 2003, n° 189191 (N° Lexbase : A7834C8N), Recueil, p. 144.
(13) CE 3° et 8° s-s-r., 11 octobre 2004, n° 254236, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5895DDP), p. 602.
(14) CAA Lyon, 1ère ch., 29 avril 2008, n° 06LY00934 (N° Lexbase : A8102D9X).
(15) CE 3° et 8° s-s-r., 10 juin 2010, n° 305136, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9192EY4).
(16) CE 3° et 8° s-s-r., 29 novembre 2002, n° 219244, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4733A43), p. 419.
(17) CE 1° et 4° s-s-r., 19 mars 1975, n° 91429, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2931B83), p. 1131-1137 ; CE 3° et 5° s-s-r., 13 février 1991, n° 78404, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9837AQE), p. 55.
(18) CE 3° et 5° s-s-r., 30 octobre 1996, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1056APS), p. 865 : le maire peut se voir déléguer cette compétence.
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