Réf. : CAA de Paris, 14 décembre 2017, n° 15PA02628 (N° Lexbase : A0925W97)
Lecture: 11 min
N2345BX7
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale
le 26 Janvier 2018
L'interrogation est ancienne : le mercredi 17 octobre 2007, Jean Arthuis (président de la Commission des Finances du Sénat) évoquait cette hypothèse, alors même qu'étaient auditionnés l'ancien PDG de l'Imprimerie nationale et le président du fonds Carlyle Real Estate pour l'Europe. Jean Arthuis estimait alors que la plus-value réalisée "devrait faire, en principe, l'objet d'une imposition, à hauteur de 33,33 %". A cela, M. Philippe Dumas -inspecteur général des finances- répondit "qu'il s'agissait, du point de vue juridique, d'une question d'appréciation de la matérialité des faits". Difficile de contredire une telle assertion, bien des choses en droit dépendant de l'appréciation -par le juge- de la matérialité des faits.
Le juge précisément ; dans sa décision, la cour administrative d'appel s'arrête tout d'abord -rapidement- sur un élément de procédure, à savoir le lien entre recours, temps et non présence sur le territoire. Via une lecture combinée des articles R. 811-2 (N° Lexbase : L7542IUU), R. 811-5 (N° Lexbase : L3507ICU), R. 421-7 (N° Lexbase : L7278KHZ), R. 431-1 (N° Lexbase : L3028ALQ), R. 751-3 (N° Lexbase : L9955LAX) du Code de justice administrative se posait la question du délai d'appel. Selon le ministre, la requête -enregistrée le 3 juillet 2015- méritait d'être frappée d'irrecevabilité, le jugement datant du 15 mars 2015. Non point dit le juge. Car le jugement attaqué a été notifié seulement le 1er juillet 2015 au siège de la société au Luxembourg. A raison du "délai de distance", la société disposait d'un délai expirant le 2 novembre 2015.
Passons à la matière fiscale objet du contentieux. Une fois la plus-value réalisée, la société Cerep Imprimerie Sarl -constituée dans le cadre de l'acquisition de l'immeuble de l'Imprimerie nationale et dont le siège est au Luxembourg- fait l'objet d'une vérification de comptabilité. A l'issue de celle-ci, l'administration fiscale estime que cette société disposait d'un établissement stable en France : lui sont notifiées une cotisation d'IS, des contributions sociales et une cotisation minimale de TP. Les droits ainsi mis à sa charge sont assortis des intérêts de retard et de la majorité de 80 % pour activité occulte (1) ; lui est encore appliquée la retenue à la source prévue par le 2 de l'article 119 bis du Code général des impôts (2). Pour le service, la société Cerep Imprimerie Sarl avait réuni -aux fins de réaliser l'opération de promotion immobilière- des moyens révélant sa nature d'établissement stable : moyens humains, financiers/juridiques/techniques. Cela serait confirmé -toujours selon l'administration- par l'utilisation des locaux et du personnel de la société Créa France. Saisi, le tribunal administratif de Paris ne fait pas droit aux prétentions des requérants (TA Paris, 25 mars 2015, n° 1220429/1-1 ; n° 1417575/1-1). Appel est interjeté.
La cour administrative d'appel fait logique lecture de la Convention signée en 1958 entre la France et le Luxembourg et de son fameux article 4 : " les revenus des entreprises [...] commerciales [...] ne sont imposables que dans l'Etat sur le territoire duquel se trouve un établissement stable". Par établissement stable, il faut entendre une installation fixe d'affaires dans laquelle l'entreprise exerce tout ou partie de son activité (succursales, bureaux...). Quand bien même une société -ayant son domicile fiscal dans l'un des Etats contractants- contrôle une société (ou est contrôlée par une société) ayant son domicile dans l'autre Etat (ou fait du commerce ou des affaires dans cet autre Etat, via un établissement stable ou non), cela ne suffit pas à faire de l'une de ces sociétés un établissement stable de l'autre.
Puis, la cour administrative d'appel se livre -dans un substantiel considérant 6- à une méticuleuse opération de décryptage des faits. Plus exactement, le juge se penche sur la structure et la stratégie des investisseurs. La gérante de droit de la société Cerep Imprimerie Sarl est une société luxembourgeoise (la société Cerep Sarl) détenue par un fonds d'investissement immobilier étranger (Cerep LP) dont la vocation est de réaliser des investissements en Europe. Cette activité d'investissements se fait par le truchement de "filiales intégralement détenues par elle et dédiées à un unique investissement immobilier". Intégralement détenues par une autre société, réalisant un unique investissement immobilier, ces sociétés présentent d'autres caractéristiques importantes : elles ne disposent d'aucun personnel et ont recours aux ressources matérielles, humaines et financières de leur gérante. L'objectif d'une telle stratégie est clair : cantonner les risques propres à chaque investissement immobilier et obtenir plus aisément des crédits bancaires.
Quid alors de la société Cerep Imprimerie Sarl ? D'établissement stable il n'y a pas présentement constate la cour administrative d'appel tant au regard de l'activisme de la société Cerep Imprimerie Sarl que de celui de sa gérante. En 2003, il revient à la société Cerep Sarl d'approuver le projet visant à acquérir l'immeuble de l'Imprimerie nationale par le biais de cette filiale spécialisée. Quand la société Cerep Imprimerie Sarl obtient un financement, c'est via des instruments de fonds propres et quasi-fonds propres créés hors de France grâce aux ressources des investisseurs du fond Cerep LP. La convention de crédit -132,5 millions d'euros obtenus pour acquérir l'immeuble et réaliser les travaux jugés nécessaires- a été approuvée par la société Cerep Sarl (et non la société Cerep Imprimerie Sarl) qui agissait au titre de gérante de cette dernière. La société Cerep Sarl (et non la société Cerep Imprimerie Sarl) a participé à la négociation de la convention de crédit, notamment par l'intermédiaire de M. B. qui n'exerce son office qu'à l'étranger. Le conseil de gérance de la société Cerep Sarl "s'est prononcé à chaque étape de l'opération" ; le personnel salarié de cette société a effectué certaines opérations permettant la réalisation de l'investissement (contrat de services conclu en juillet 2004). Toujours en sa qualité de gérante de la société Cerep Imprimerie Sarl, la société Cerep Sarl a approuvé le contrat de vente du bien immobilier à l'Etat, tout en participant à la négociation (cf. une lettre de M. A. en date de décembre 2006).
Quant à la société Cerep Imprimerie Sarl, elle n'est pas restée inactive, ce qui n'emporte pas reconnaissance obligatoire et automatique de la qualité d'établissement stable. Certes, la société Cerep Imprimerie Sarl a conclu un contrat de prestation de services avec la Sarl Créa France (activité de conseil pour les affaires et la gestion). La société Cerep Imprimerie Sarl a-t-elle pour autant disposé en France, dans les locaux de la société Créa France, d'un établissement stable (au sens de la Convention de 1958) ? Cette société -la Sarl Créa France- avait pour tâche de trouver un investisseur potentiel, négocier l'acquisition de l'immeuble, organiser/gérer/suivre les travaux, commercialiser le bien reconstruit. La Sarl Créa France a été rémunérée dans le cadre du contrat signé avec la société Cerep Imprimerie Sarl ; elle ne possédait pas, d'évidence, les moyens financiers pour réaliser une opération immobilière telle que celle au coeur du litige ; elle n'a pas excédé les termes de ce contrat. La société Cerep Imprimerie Sarl a pleinement assumé sa tâche de promoteur immobilier... "depuis son siège au Luxembourg". Elle a notamment assuré le rassemblement de capitaux hors de France auprès de différents investisseurs étrangers, ce qui impliqua une "importante prise de risque, essentiel pour la conception et la réalisation de l'opération". Assumant son activité de promoteur immobilier ("depuis son siège au Luxembourg"), la société Cerep Imprimerie Sarl a pris les décisions relatives à l'acquisition de l'immeuble et à son financement, a surveillé la mise en oeuvre de l'actif en sa qualité de maître de l'ouvrage (avec attribution de la plupart des prérogatives à un maître de l'ouvrage délégué, la société Artequation). C'est encore elle -la société Cerep Imprimerie Sarl- qui a conservé l'entier contrôle du financement des opérations de construction et a décidé la cession de l'immeuble, une fois celui-ci reconstruit. Ainsi, à la question -la société Cerep Imprimerie Sarl a-t-elle disposé en France, dans les locaux de la société Créa France, d'un établissement stable ?- la réponse est négative. Point d'établissement stable au sens de la Convention fiscale conclue entre la France et le Luxembourg ; et point d'établissement stable -ajoute le juge- au sens "du droit interne" ! En aucun cas, l'administration ne peut invoquer l'existence d'un établissement stable (distinct de la société Créa France) auquel seraient imputables des activités différentes de celles ayant été confiées, à titre onéreux, à des agents économiques indépendants, ou ayant été exécutées par le siège luxembourgeois de la société. De la distinction et de l'indépendance : faute d'indépendance reconnue à des agents économiques, on ne saurait inférer l'existence d'un établissement stable distinct. Par conséquence, les bénéfices dégagés à l'occasion de l'opération de promotion immobilière ne peuvent faire l'objet d'une quelconque imposition. N'étant pas réputée avoir réalisé un bénéfice en France, la requérante ne peut pas davantage subir une retenue à la source (au sens du 2 de l'article 119 bis du Code général des impôts). La question de la soumission à la TP n'avait, dès lors, plus grand intérêt, dépourvue d'établissement stable en France, la société Cerep Imprimerie Sarl ne peut être regardée comme ayant, en notre beau pays, exercé -à titre habituel- une activité non salariée. Ladite société n'entre pas dans le champ d'application de la TP et n'est pas concernée par la cotisation prévue par l'article 1647 E du Code général des impôts (3).
Le droit fiscal étant matière éminemment politique -au sens le plus noble du terme, détermination des valeurs de la polis- il est difficile de ne pas rappeler combien l'histoire de la vente-rachat de l'immeuble de l'Imprimerie nationale est emblématique : emblématique de la gestion -pathétique- par l'Etat de son patrimoine. Il n'est guère étonnant que l'une des personnes auditionnées par la Commission des finances du Sénat appelle à "systématiser l'insertion, dans les contrats de cession immobilière de l'Etat, de clauses de prix en cas de retour à meilleure fortune". Il n'est guère étonnant d'être interpellé par le décalage entre les évaluations de biens immobiliers par des cabinets privés et le prix du marché, nonobstant la spécificité connue du marché parisien. Et, in fine, si la revente à l'Etat de l'immeuble a été conclue "en état de futur achèvement" (suivant l'usage pour les cessions d'immeubles professionnels), il est étonnant de voir l'Etat incapable d'avancer une estimation ferme quant au coût des travaux (4).
(1) CGI, art. 1728, 1, c (N° Lexbase : L9389LH9) : "1. Le défaut de production dans les délais prescrits d'une déclaration ou d'un acte comportant l'indication d'éléments à retenir pour l'assiette ou la liquidation de l'impôt entraîne l'application, sur le montant des droits mis à la charge du contribuable ou résultant de la déclaration ou de l'acte déposé tardivement, d'une majoration de :
a. 10 % en l'absence de mise en demeure ou en cas de dépôt de la déclaration ou de l'acte dans les trente jours suivant la réception d'une mise en demeure, notifiée par pli recommandé, d'avoir à le produire dans ce délai ;
b. 40 % lorsque la déclaration ou l'acte n'a pas été déposé dans les trente jours suivant la réception d'une mise en demeure, notifiée par pli recommandé, d'avoir à le produire dans ce délai ;
c. 80 % en cas de découverte d'une activité occulte".
(2) CGI, art. 119 bis, 2 (N° Lexbase : L9363LHA) : "2. Les produits visés aux articles 108 à 117 bis donnent lieu à l'application d'une retenue à la source dont le taux est fixé par l'article 187 lorsqu'ils bénéficient à des personnes qui n'ont pas leur domicile fiscal ou leur siège en France, autres que des organismes de placement collectif constitués sur le fondement d'un droit étranger situés dans un Etat membre de l'Union européenne ou dans un autre Etat ou territoire ayant conclu avec la France une convention d'assistance administrative en vue de lutter contre la fraude et l'évasion fiscales et qui satisfont aux deux conditions suivantes :
1° Lever des capitaux auprès d'un certain nombre d'investisseurs en vue de les investir, conformément à une politique d'investissement définie, dans l'intérêt de ces investisseurs ;
2° Présenter des caractéristiques similaires à celles d'organismes de placement collectif de droit français relevant de la section 1, des paragraphes 1,2,3,5 et 6 de la sous-section 2, de la sous-section 3, ou de la sous-section 4 de la section 2 du chapitre IV du titre Ier du livre II du code monétaire et financier.
Les stipulations de la convention d'assistance administrative mentionnée au premier alinéa du présent 2 et leur mise en oeuvre doivent effectivement permettre à l'administration des impôts d'obtenir des autorités de l'Etat dans lequel l'organisme de placement collectif constitué sur le fondement d'un droit étranger mentionné au même alinéa est situé les informations nécessaires à la vérification du respect par cet organisme des conditions prévues aux 1° et 2°.
La retenue à la source s'applique également lorsque ces produits sont payés hors de France dans un Etat ou territoire non coopératif au sens de l'article 238-0 A du présent code".
(3) CGI, art. 1647 (N° Lexbase : L8846LH4) : "I.-La cotisation de taxe professionnelle des entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 7 600 000 euros est au moins égale à 1,5 % de la valeur ajoutée produite par l'entreprise, telle que définie au II de l'article 1647 B sexies. Le chiffre d'affaires et la valeur ajoutée à prendre en compte sont ceux de l'exercice de douze mois clos pendant l'année d'imposition ou, à défaut d'un tel exercice, ceux de l'année d'imposition.
II.-Les entreprises mentionnées au I sont soumises à une cotisation minimale de taxe professionnelle. Cette cotisation est égale à la différence entre l'imposition minimale résultant du I et la cotisation de taxe professionnelle déterminée selon les règles définies au III.
La cotisation minimale de taxe professionnelle est une recette du budget général de l'Etat.
III. Pour l'application du II, la cotisation de taxe professionnelle est déterminée conformément aux dispositions du I bis de l'article 1647 B sexies. Elle est majorée du montant de cotisation prévu à l'article 1647 D. Elle est également augmentée du montant de cotisation correspondant aux exonérations temporaires appliquées à l'entreprise ainsi que de celui correspondant aux abattements et exonérations permanents accordés à l'entreprise sur délibération des collectivités locales.
IV. Le montant et les éléments de calcul de la valeur ajoutée définie au I, le montant des cotisations de taxe professionnelle de l'entreprise déterminées conformément au III et la liquidation de la cotisation minimale de taxe professionnelle définie au II font l'objet d'une déclaration par le redevable auprès du comptable des impôts dont relève son principal établissement l'année suivant celle au titre de laquelle les cotisations de taxe professionnelle visées au III sont dues jusqu'à une date fixée par décret et au plus tard le deuxième jour ouvré suivant le 1er mai".
(4) Voir la Question orale sans débat n°0036C de Mme Borvo Cohen-Seat, JO Sénat, 20 septembre 2007, p.1639. Et la réponse du Secrétaire d'Etat chargé de la consommation et du tourisme, JO Sénat, 24 octobre 2007, p.4022.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:462345