La lettre juridique n°391 du 15 avril 2010 : Contrat de travail

[Jurisprudence] Prise d'acte : la Cour de cassation plus stricte ?

Réf. : Cass. soc., 30 mars 2010, n° 08-44.236, Société Bio rad laboratoires c/ Mme Nicole Rieunier-Burle, FS-P+B (N° Lexbase : A4043EUB)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010


Sept ans après l'invention de la prise d'acte de la rupture du contrat de travail, la Chambre sociale de la Cour de cassation pourrait bien avoir donné le vrai premier signal de reflux de cette technique de rupture du contrat de travail et ce, pour tenter d'en limiter la prolifération. Dans un arrêt en date du 30 mars 2010, la Haute juridiction affirme, en effet, que seules les fautes suffisamment graves commises par l'employeur et qui empêchent la poursuite du contrat de travail pourront désormais justifier la prise d'acte, par le salarié, de la rupture de son contrat de travail aux torts de l'employeur. Mais cette reformulation des conditions de la prise d'acte (I) sera-t-elle suffisante pour endiguer la prolifération aujourd'hui constatée ? Rien n'est moins sur (II).


Résumé

La prise d'acte permet au salarié de rompre le contrat de travail en cas de manquement suffisamment grave de l'employeur qui empêche la poursuite du contrat de travail.

I - Des conditions jusque-là mal définies

  • Etat des lieux

La Chambre sociale de la Cour de cassation a dégagé, à partir de 2003, les principes applicables à la prise d'acte, par le salarié, de la rupture de son contrat de travail aux torts de l'employeur, et qui "produit les effets, soit d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient, soit, dans le cas contraire, d'une démission" (1).

Si de nombreuses précisions ont depuis été apportées à ce régime, aucune véritable définition n'a été donnée des manquements commis par l'employeur qui "justifient" la rupture aux torts de l'employeur. Dans la plupart de ses décisions, la Cour de cassation s'est, en effet, contentée de viser les faits pour conclure que ces derniers "justifiaient", ou non, la rupture du contrat à ses torts, mais sans livrer de véritable critère.

  • Exemples de prises d'acte justifiées

Ont ainsi été considérés comme justifiant la rupture le fait de s'abstenir, "sans justificatifs et malgré des réclamations persistantes, de payer au salarié l'intégralité de sa rémunération variable et de ses frais professionnels" (2) ; de porter "atteinte à l'intégrité physique ou morale de son salarié" (3) ; "de se soustraire volontairement au paiement d'une créance salariale très ancienne, pendant neuf mois" (4) ; d'interdire à un "salarié, auquel une mise à pied annoncée par appel téléphonique n'avait pas été notifiée dans les formes légales, d'accéder à son lieu de travail pendant 3 jours", manquant, ainsi, "à son obligation de fournir du travail à son salarié" (5) ; de refuser à un salarié la classification conventionnelle de cadre à laquelle il peut prétendre (6) ; ou, encore, de ne payer qu'en partie le salaire (7).

  • Exemples de prises d'acte injustifiées

En revanche, n'est pas justifiée la prise d'acte en raison du "retard apporté dans l'organisation de la visite de reprise" (8), "dans l'établissement des comptes et le paiement des commissions" (9) ou "dans le paiement de la rémunération de la salariée" (10).

  • L'insuffisance des critères

Dans toutes ces affaires, une vague référence à la "gravité" des faits et au pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond tenait lieu de critère, ce qui apparaissait comme faible (11), la Cour considérant parfois les faits comme "non suffisamment graves" (12). C'est dire tout l'intérêt de cet arrêt en date du 30 mars 2010, qui donne, pour la première fois, des indications sur les comportements patronaux justifiant la prise d'acte par le salarié aux torts de son employeur de la rupture du contrat de travail.

II - De nouvelles conditions réellement plus strictes ?

  • L'affaire

Dans cette affaire, une salariée avait été engagée en 1986 par le groupe Sanofi et y exerçait les fonctions de secrétaire générale de la branche "diagnostics" lorsque le groupe a cédé cette branche à la société Bio rad laboratoires en 1999. Cette société a décidé une réorganisation impliquant des licenciements et établi un plan social prévoyant, notamment, des départs volontaires. La salariée, dont le contrat de travail prévoyait une indemnité en cas de départ non fautif imputable directement ou non à l'employeur, s'est portée candidate au départ volontaire sur la base d'une proposition de poste de l'institut Pasteur, sa candidature ayant reçu un avis favorable de la cellule de gestion de la procédure de reclassement. La validation du projet de reclassement externe et le bénéfice des indemnités prévues au plan ayant été conditionnés à un accord motivé de l'employeur, l'institut Pasteur a rappelé à la salariée que, sans réponse de sa part à cette date, il reviendrait sur sa proposition. La société n'ayant pas répondu à la salariée malgré ses demandes, celle-ci, estimant être tenue dans l'ignorance de son avenir professionnel, a pris acte de la rupture de son contrat de travail et a rejoint l'institut Pasteur, avant de saisir la juridiction prud'homale de diverses demandes au titre d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

La cour d'appel de Paris avait fait droit à ses demandes après avoir retenu que l'absence de réponse de l'employeur dans le délai prévu par le plan à la demande de validation du projet de reclassement externe de la salariée constituait un manquement suffisamment grave pour fonder la prise d'acte.

Or, cet arrêt est cassé pour violation des articles L. 1231-1 (N° Lexbase : L8654IAR), L. 1237-2 (N° Lexbase : L1390H9D) et L. 1235-1 (N° Lexbase : L1338H9G) du Code du travail, la Haute juridiction affirmant, dans un attendu de principe, que "la prise d'acte permet au salarié de rompre le contrat de travail en cas de manquement suffisamment grave de l'employeur qui empêche la poursuite du contrat de travail" et considérant "qu'il résultait de ses constatations que s'il y avait manquement de l'employeur, celui-ci n'était pas de nature à faire obstacle à la poursuite du contrat de travail".

  • Un incontestable revirement de jurisprudence

Cet arrêt constitue d'évidence un revirement de jurisprudence. Jusqu'à présent, la Cour de cassation se contentait de vérifier si les griefs formulés à l'égard de l'employeur étaient "suffisamment graves" pour "justifier" la prise d'acte. Désormais, il conviendra de déterminer en quoi le comportement de l'employeur "empêche la poursuite du contrat de travail" ou est "de nature à faire obstacle à la poursuite du contrat de travail". La mise en exergue de cette nouvelle formule appelle quelques observations juridiques et pratiques.

  • Une nouvelle définition fédératrice

Sur le plan juridique, la formule semble réaliser la jonction avec la définition de la faute grave de l'employeur qui autorise le salarié à rompre par anticipation le contrat de travail à durée déterminée (13). Cette uniformisation des conditions est heureuse car il n'est pas sain que les régimes soient trop éparpillés et les conditions de rupture trop hétéroclites. Gageons que cette nouvelle définition rejaillira rapidement sur le régime de la résolution judiciaire du contrat de travail qui était soumise, jusqu'à présent, au même critère que la prise d'acte (14).

  • Une nouvelle définition pratiquement plus contraignante ?

Sur le plan pratique, la nouvelle formule semble plus restrictive que la précédente puisqu'elle implique la preuve que les fautes de l'employeur ont, dans une certaine mesure, "contraint" le salarié à quitter l'entreprise, là où la seule référence à des fautes suffisamment grave ne semblait pas l'exiger.

Reste à déterminer si ce nouveau critère est de nature à infléchir les solutions aujourd'hui admises.

Une chose est certaine. Dans l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt commenté, le différend avec l'employeur ne portait pas sur les modalités de la relation de travail (rémunération, durée du travail, fonctions, etc.), mais uniquement sur le bénéfice d'une prime de départ pour un salarié qui avait, de toute façon, décidé de quitter l'entreprise. Il apparaissait, par conséquent, que la faute de l'employeur, qui n'avait pas répondu à sa demande de bénéficier de la prime de départ volontaire prévue dans le plan de sauvegarde de l'emploi, ne l'avait pas véritablement déterminé à partir.

Mais dans les hypothèses rencontrées antérieurement, l'employeur manque toujours à ses obligations essentielles (harcèlement, paiement des salaires, etc.), et il semble bien que même en faisant application du critère nouvellement dégagé, les prises d'acte concernées auraient également produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse dans la mesure où le salarié ne pouvait plus demeurer dans l'entreprise.

Il est, bien entendu, trop tôt pour déterminer l'impact pratique de cette nouvelle décision, mais il n'est pas certain qu'elle sera, à elle-seule, capable d'endiguer la vague des prises d'actes.


(1) Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-42.679, Société Technoram c/ M. Thierry Levaudel, FP+P+B+R+I (N° Lexbase : A8977C8Y) et lire nos obs., "Autolicenciement" : enfin le retour à la raison !, Lexbase Hebdo n° 78 du 3 juillet 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N8027AAK).
(2) Cass. soc., 25 avril 2007, n° 05-44.903, Société JS Concept, F-D (N° Lexbase : A0239DWR).
(3) Cass. soc., 30 octobre 2007, n° 06-43.327, Société Cabinet Proconsulte et cie, F-P (N° Lexbase : A2435DZ9).
(4) Cass. soc., 18 juin 2008, n° 07-41.125, Société AVL Ditest France, F-D (N° Lexbase : A2304D99).
(5) Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 08-42.769, Association Vol moteur de l'aéro-club du Doubs, F-D (N° Lexbase : A1913EN8).
(6) Cass. soc., 6 janvier 2010, n° 08-43.683, Société Compagnie européenne de révision et d'audit, F-D (N° Lexbase : A2161EQ4) : "ayant relevé que la salariée avait l'expérience professionnelle d'une année au niveau 'N 4' et au moins un diplôme sanctionnant quatre années d'études supérieures après le bac pour être classée cadre au niveau 3 de la convention collective à compter du 1er janvier 2000 et constaté que tel n'avait pas été le cas, la cour d'appel, qui n'avait pas à procéder aux recherches prétendument omises et appréciant souverainement les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, a retenu que le manquement de l'employeur à ses obligations avait été suffisamment grave pour permettre à la salariée de prendre acte de la rupture du contrat de travail".
(7) Cass. soc., 20 janvier 2010, n° 08-43.476, Société Adonis, FS-P+B (N° Lexbase : A4710EQI) : "ayant relevé, par une appréciation souveraine, que le fait pour l'employeur de ne pas rémunérer l'intégralité des heures de travail effectuées par le salarié, de ne rémunérer que partiellement les heures supplémentaires et de ne pas régler intégralement les indemnités de repas caractérisait un manquement suffisamment grave pour justifier la prise d'acte, la cour d'appel a, par ce motif, légalement justifié sa décision" (lire nos obs., La prise d'acte justifiée ouvre droit à l'indemnité de préavis et de congés payés afférente, Lexbase Hebdo n° 381 du 5 février 2010 - édition sociale N° Lexbase : N1526BNT) ; Cass. soc., 10 février 2010, n° 08-43138, Société Medica France, inédit (N° Lexbase : A7748ERE) : "la cour d'appel qui, dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation des éléments de fait et de preuve soumis à son examen, et sans avoir à s'expliquer sur les pièces qu'elle a décidé d'écarter, a constaté que l'employeur n'avait pas réglé la prime d'ancienneté pendant trois mois, qu'il avait prononcé une mise à pied disciplinaire de deux jours qu'elle a annulée, et qu'il avait omis de régler à la salariée une rémunération pour les journées de formation économique et sociale avant sa comparution devant le conseil de prud'hommes sans donner d'explications sur les raisons de l'absence de paiement, a souverainement estimé que les manquements par l'employeur à ses obligations étaient suffisamment graves pour justifier la rupture du contrat de travail par la salariée, en sorte qu'elle produisait les effets d'un licenciement nul, en l'absence d'autorisation de l'autorité administrative".
(8) Cass. soc., 16 mai 2007, n° 06-41.468, M. Matthieu Wiel, F-D (N° Lexbase : A2642DWR).
(9) Cass. soc., 27 mars 2008, n° 06-45.752, Mme Stéphanie Delhomme, F-D (N° Lexbase : A6060D7L).
(10) Cass. soc., 13 janvier 2009, n° 07-43.916, Mme Isabelle Brunello, F-D (N° Lexbase : A3521ECE) ; Cass. soc., 14 octobre 2009, n° 08-40.723, M. Goumane, FP-P+B (N° Lexbase : A0925EM9) : "la cour d'appel a constaté que l'ouverture en Allemagne, en application du Règlement susvisé d'une procédure collective à l'égard de l'employeur, le 7 avril 2003, soit avant les prises d'acte de la rupture, en mai 2003, était à l'origine du non paiement des salaires depuis cette date ; qu'elle a ainsi fait ressortir que la carence de l'employeur dans le paiement des salaires ne pouvait être fautive qu'entre le 30 mars et de 7 avril 2003, et a souverainement décidé que ce manquement ne suffisait pas à justifier la décision des salariés de prendre acte de la rupture de leur contrat de travail dès lors qu'était mise en oeuvre la garantie des créances salariales liées à l'insolvabilité de l'employeur" (lire les obs. de Ch. Willmann, Prise d'acte : au regard du Règlement CE n° 1346/2000 du 29 mai 2000, le non-paiement de salaire n'est pas nécessairement fautif, Lexbase Hebdo n° 369 du 29 octobre 2009 - édition sociale [LXB= N1821BME]).
(11) Cass. soc., 25 avril 2007, n° 05-44.903, préc..
(12) Cass. soc., 16 mai 2007, n° 06-41.468, préc. ; Cass. soc., 27 mars 2008, n° 06-45.752, préc. ; Cass. soc., 18 juin 2008, n° 07-41.125, préc. ; Cass. soc., 13 janvier 2009, n° 07-43.916, préc. ; Cass. soc., 21 janvier 2009, n° 07-41.822, Mme Valérie Delaunay, FS-P+B (N° Lexbase : A6459EC9) : "la cour d'appel, qui a retenu que la difficulté technique du mi-temps thérapeutique et de ses conséquences excluait la mauvaise foi de l'employeur, et qu'aucun des autres reproches, à l'exclusion de l'absence de prise en compte du temps d'habillage et de déshabillage, n'était établi, a estimé que les manquements de l'employeur n'étaient pas suffisamment graves pour justifier la rupture aux torts de ce dernier, [...] en a exactement déduit que la rupture produisait les effets d'une démission" (lire les obs. de S. Tournaux, Le salarié inapte peut prendre acte de la rupture de son contrat de travail !, Lexbase Hebdo n° 336 du 5 février 2009 - édition sociale N° Lexbase : N4778BIS).
(13) Cass. soc., 6 décembre 1994, n° 91-43.012, Société à responsabilité limitée Le Refuge c/ M. Gérard Perrotin (N° Lexbase : A3831AA7), RJS, 1995, n° 5 (défaut de paiement des salaires) ; Cass. soc., 22 mai 1996, n° 94-43.287, M. Thierry Gudimard c/ Association sportive beaunoise dite 'ASB', inédit (N° Lexbase : A6383CY3), Dr. soc., 1996, p. 981, obs. G. Couturier (modification du contrat de travail). Dernièrement Cass. soc., 2 décembre 2009, n° 08-43.995, M. Christophe Pétrini, F-D (N° Lexbase : A3526EPB) : faute "rendant impossible le maintien du lien contractuel jusqu'à son terme".
(14) Cass. soc., 3 novembre 2004, n° 02-43.039, Mme Françoise Vicharette c/ Mme Béatrice Deschaseaux, F-D (N° Lexbase : A7611DDA) : les juges du fond doivent rechercher "si le défaut de paiement des heures supplémentaires ne constituait pas, de la part de l'employeur, un manquement d'une gravité suffisante pour justifier la résiliation du contrat de travail, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision" ; Cass. soc., 9 avril 2008, n° 06-44.508, M. Jean-François Brassard, F-D (N° Lexbase : A8759D7K) : "la seule non-délivrance de bulletin de salaire pendant deux mois n'était pas un motif suffisamment grave pour justifier la résiliation du contrat de travail aux torts de l'employeur".


Décision

Cass. soc., 30 mars 2010, n° 08-44.236, Société Bio rad laboratoires c/ Mme Nicole Rieunier-Burle, FS-P+B (N° Lexbase : A4043EUB)

Cassation CA Paris, 21ème ch., sect. A, 24 juin 2008, n° 07/01617, Mme Nicole Rieunier-Burle (N° Lexbase : A3998D9X)

Dispositions visées : C. trav., art. L. 1231-1 (N° Lexbase : L8654IAR), L. 1237-2 (N° Lexbase : L1390H9D) et L. 1235-1 (N° Lexbase : L1338H9G)

Mots clef : contrat de travail ; rupture ; prise d'acte ; conditions

Lien base : (N° Lexbase : E9677ES9)

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