La lettre juridique n°302 du 24 avril 2008 : Responsabilité

[Jurisprudence] Responsabilité civile et liberté d'expression

Réf. : Cass. civ. 1, 8 avril 2008, n° 07-11.251, Association Greenpeace France, FS-P+B+I (N° Lexbase : A8043D7Z)

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N7822BEG

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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

L'occasion a déjà été donnée d'évoquer, ici même, une tendance assez nettement perceptible en jurisprudence consistant dans le refoulement de la responsabilité civile délictuelle pour faute de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) en cas de dommages causés par voie de presse. Le constat est avéré lorsque les faits reprochés relèvent de la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW). A la question de savoir si les abus de la liberté d'expression, prévus et réprimés par la loi, peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, lequel dispose que "tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer", l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, par un arrêt du 12 juillet 2000, a, en effet, décidé, opérant un revirement, que "les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être poursuivis et réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil" (1). La règle a été, ensuite, à plusieurs reprises réaffirmée. Mieux, une nouvelle étape a été franchie par un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 27 septembre 2005, écartant la responsabilité civile pour faute de l'article 1382 du Code civil, alors même qu'aucun délit de presse ne serait caractérisé (2). L'arrêt avait, en effet, considéré que les abus de la liberté d'expression envers les personnes ne peuvent être poursuivis sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, sans plus viser les abus "prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881" (3). Aussi bien, la question paraît-elle entendue : en dépit d'un arrêt récent ayant pu laisser penser qu'une solution moins catégorique n'était peut-être pas définitivement exclue (4), la jurisprudence semble tout de même bien vouloir faire reculer le droit commun de la responsabilité civile pour faute en cas de dommages causés par voie de presse. Une même tendance d'abaissement du seuil de la responsabilité, réalisée par un effacement de la faute, paraît au demeurant s'imposer, même dans des hypothèses dans lesquelles le droit spécial de la presse, en l'occurrence la loi du 29 juillet 1881, ne trouverait pas à s'appliquer. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 8 avril dernier, à paraître au Bulletin et en ligne sur le site de la Cour, mérite, nous semble-t-il, à ce titre d'être au moins rapidement signalé.

En l'espèce, lors de campagnes de défense de l'environnement, les associations Greenpeace France et Greenpeace New-Zealand avaient reproduit sur leurs sites internet la lettre "A" stylisée de la marque de la Société des participations du Commissariat à l'énergie atomique Areva et la dénomination "A Areva" en les associant, toutes les deux, à une tête de mort, le logo étant placé sur le corps d'un poisson mort ou malade. La société a assigné en référé les associations pour faire supprimer toute reproduction imitation et usage de ses marques et toute référence illicite à celles-ci puis, au fond, en contrefaçon pour reproduction et par imitation des deux marques et pour des actes fautifs distincts, estimant que les mentions de deux marques ainsi caricaturées sur les sites discréditaient et dévalorisaient l'image de ces marques. On passera assez vite sur la première branche du moyen qui reprochait à l'arrêt de la cour d'appel de Paris (CA Paris, 4ème ch., sect. B, 17 novembre 2006, n° 04/18518 N° Lexbase : A5233DTY) d'avoir dit qu'en associant des images de mort à la reproduction des marques, dont la société Areva était titulaire, les associations avaient commis des actes de dénigrement au préjudice de cette dernière et d'avoir, en conséquence, interdit la poursuite de ses agissements sous astreinte, condamné ces associations à payer des dommages et intérêts à la société et autorisé celle-ci à faire publier le dispositif de l'arrêt. Le pourvoi faisait, en effet, valoir que les abus de la liberté d'expression envers les personnes ne peuvent être poursuivis sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, contrairement à ce qu'auraient décidé les juges du fond qui, de ce fait, auraient violé l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881. L'argumentation est rejetée, aux motifs que "la cour d'appel a exactement retenu que les actes reprochés aux associations par l'utilisation litigieuse de ses marques ne visaient pas la société mais les marques déposées par elle et en conséquence les produits ou services qu'elle servent à distinguer, de sorte qu'il était porté atteinte à ses activités et services et non à l'honneur ou à la considération de la personne morale".

La seconde branche du moyen critiquait, elle, le fait que, pour condamner les associations à payer la somme d'un euro à titre de dommages et intérêts à la société et autoriser celle-ci à faire publier le dispositif de l'arrêt, la cour d'appel avait considéré que la représentation des marques de la société associées à une tête de mort et à un poisson malade, symboles que les associations admettaient avoir choisis pour frapper immédiatement l'esprit du public sur le danger du nucléaire, en ce qu'elle associait les marques en cause à la mort, conduisait à penser que tout produit ou service diffusé par la société était mortel. En somme, en raison de la généralisation qu'elles introduisaient sur l'ensemble des activités de la société, non limitées au nucléaire, les associations allaient au-delà de la liberté d'expression permise. Cette fois, la Cour de cassation exerce sa censure, sous le visa de l'article 1382 du Code civil, ensemble l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4743AQQ). Elle décide, en effet, "qu'en statuant ainsi, alors que ces associations agissant conformément à leur objet, dans un but d'intérêt général et de santé publique par des moyens proportionnés à cette fin, n'avaient pas abusé de leur droit de libre expression, la cour d'appel a violé le texte susvisé".

La solution témoigne, après d'autres, d'un recul du seuil de la faute et, en définitive, d'une éviction de la responsabilité. On rappellera que, sur cette pente, il a été déjà été jugé que certains comportements n'engendrent pas une responsabilité civile lorsque sont en cause des émissions satiriques ou de caricatures n'entraînant aucun risque de confusion avec la réalité (5). Moyennant quoi, "de dérive en dérive" (6), la Cour de cassation a considéré que des dessins tournant "en dérision la religion catholique, les croyances et les rites de la pratique religieuse, mais [n'ayant] pas pour finalité de susciter un état d'esprit de nature à provoquer à la discrimination, la haine ou la violence, ne caractérisent pas l'infraction prévue par l'article 24, alinéa 6, de la loi du 29 juillet 1881" et, qu'en l'état de ces seuls motifs, aucune faute ne pouvait être retenue sur le fondement de l'article 1382 du Code civil (7).


(1) Ass. Plén., 12 juillet 2000, n° 98-11.155, Epoux X c/ M. Y et autres (N° Lexbase : A2599ATG), Bull. civ. n° 8, D., 2000, Somm., p. 463, obs. P. Jourdain.
(2) Cass. civ. 1, 27 septembre 2005, n° 03-13.622, Société du Figaro c/ M. Roger Legraverend, FS-P+B (N° Lexbase : A5767DKS), Bull. civ. I, n° 348.
(3) Pour une confirmation de la solution et, donc, une exclusion de l'article 1382 sans se référer aux délits de presse et dans des hypothèses dans lesquelles aucun d'eux n'était caractérisé : Cass. civ. 2, 25 janvier 2007, n° 03-20.506, M. Patrick Balkany, FS-P+B (N° Lexbase : A6729DTE), Bull. civ. II, n° 19, RTDCiv., 2007, p. 354, obs. P. Jourdain ; Cass. civ. 1, 31 mai 2007, n° 06-10.747, Société conception de presse et d'édition (SCPE), FS-P+B (N° Lexbase : A5122DWM), Bull. civ. I, n° 215.
(4) Cass. civ. 1, 31 janvier 2008, n° 07-12.643, M. Stéphane Favier, F-P+B (N° Lexbase : A6112D47).
(5) Ass. Plén., 12 juillet 2000, préc., JCP éd. G, 2000, II, 10439, note A. Lepage, RTDCiv., 2000, p. 842, obs. P. Jourdain.
(6) F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil, Les obligations, Précis Dalloz, 9ème éd., n° 738, p. 721.
(7) Cass. civ. 2, 8 mars 2001, n° 98-17.574, Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identit française et chrétienne (AGRIF) c/ M. Godefroy (N° Lexbase : A4951ARS), Bull. civ. I, n° 47.

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