La lettre juridique n°302 du 24 avril 2008 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] La réparation des dommages consécutifs à une discrimination

Réf. : Cass. soc., 10 avril 2008, n° 06-45.821, M. François Jacquemard c/ Société Aventis Pharma, F-D (N° Lexbase : A8781D7D)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

Qu'elles soient fondées sur l'origine du salarié, son appartenance à l'un ou l'autre sexe, ou qu'elles sanctionnent l'activité syndicale dans l'entreprise, les discriminations, qui frappent les salariés sont traitées, aujourd'hui, avec toute la sévérité qu'elles méritent, à la fois, par la législateur et par la jurisprudence, qui n'hésite pas à amplifier l'effectivité des sanctions. C'est ce qu'illustre, de nouveau, la Chambre sociale de la Cour de cassation, dans cet arrêt inédit en date du 10 avril 2008. Après avoir rappelé les principes qui sanctionnent les discriminations syndicales et qui justifiaient, dans cette affaire, la condamnation de l'employeur (I), la Cour soutient que le juge doit, à la fois, indemniser le salarié et, le cas échéant, procéder à son reclassement et ce, afin de réparer intégralement le préjudice qu'il a subi (II).
Résumé

Les dispositions de l'article L. 412-2 du Code du travail (N° Lexbase : L6327ACC, art. 2141-5, recod. N° Lexbase : L0412HXK) ne font pas obstacle à ce que le juge ordonne le reclassement d'un salarié victime d'une discrimination prohibée, le principe de réparation intégrale d'un dommage obligeant à placer celui qui l'a subi dans la situation où il se serait trouvé si le comportement dommageable n'avait pas eu lieu.

Commentaire

I - La discrimination syndicale dans le déroulement de carrière

  • Le dispositif légal de lutte contre les discriminations

L'article L. 412-2 du Code du travail (art. 2141-5, recod.), mettant en oeuvre le principe de non-discrimination syndicale, également présent à l'article L. 122-45 (N° Lexbase : L3114HI8, art. L. 1132-1 N° Lexbase : L9686HWN), interdit à l'employeur "de prendre en considération l'appartenance à un syndicat ou l'exercice d'une activité syndicale pour arrêter ses décisions en ce qui concerne, notamment, [...] l'avancement [et] la rémunération".

Le salarié qui s'estime victime d'une discrimination syndicale doit fournir au juge "des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte" ; l'employeur devra, alors, "prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination", le juge formant "sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles" (1).

Le Code du travail prévoit deux types de sanctions si la discrimination est admise. L'article L. 122-45, alinéa 5, du Code du travail (N° Lexbase : L3114HI8, art. 1132-4, recod. N° Lexbase : L9689HWR), impose l'annulation de l'acte ou de la mesure, si cette annulation est, bien entendu, possible. L'article L. 412-2, alinéa 4, du Code du travail (N° Lexbase : L6327ACC, art. L. 2141-8, al. 2 N° Lexbase : L0415HXN), dispose, pour sa part, que "toute mesure [discriminatoire] prise par l'employeur [...] est considérée comme abusive et donne lieu à dommages et intérêts".

  • Les modalités de la réparation

Deux questions se posent, alors, auxquelles cet arrêt inédit rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation apporte des réponses : quels sont les chefs de préjudice réparables ? Le juge peut-il, pour réparer tout ou partie de ces préjudices, accorder une réparation en nature sous la forme d'un reclassement professionnel du salarié ?

  • L'affaire

Dans cette affaire, un salarié avait été engagé, en 1969, comme technicien de laboratoire, coefficient 140. Il avait été, par la suite, élu comme délégué du personnel, en 1984, puis désigné comme délégué syndical en 1989. Considérant qu'après cette désignation sa carrière professionnelle s'était arrêtée, il avait saisi la juridiction prud'homale de différentes demandes, singulièrement en réparation du préjudice subi du fait de cette discrimination et en reclassement au coefficient 300.

Sur le premier point, les juges du fond n'avaient fait que partiellement droit à ses demandes : après avoir considéré que l'employeur avait accepté de revaloriser le salaire du plaignant, ce qui suffisait à indemniser le préjudice financier et professionnel subi par le salarié, les juges avaient alloué au salarié une somme de 7 500 euros au titre du préjudice moral subi du chef du non-respect, par l'employeur, d'un accord d'entreprise auquel le salarié pouvait prétendre.

Sur le second point, ils l'avaient purement et simplement débouté, après avoir considéré que si le salarié avait connu, en raison de ses activités syndicales, une progression de carrière moindre, la revalorisation en application d'une moyenne proposée par l'employeur était "acceptable".

Le salarié avait, alors, formé un pourvoi contre l'arrêt d'appel et avait contesté, à la fois, le refus de réparer, par des dommages-intérêts spécifiques, le préjudice professionnel et financier subi, et le refus de le reclasser.

Sur le premier moyen, le pourvoi est rejeté, la Cour de cassation considérant que le préjudice invoqué par le salarié avait valablement été réparé par la revalorisation consentie par l'employeur. En revanche, sur le second moyen, l'arrêt est cassé en raison d'une insuffisance de motivation, la Cour rappelant le principe selon lequel "les dispositions de l'article L. 412-2 du Code du travail ne font pas obstacle à ce que le juge ordonne le reclassement d'un salarié victime d'une discrimination prohibée".

Cette solution est particulièrement intéressante dans la mesure où elle met en évidence, à la fois, les différents chefs de préjudices causé par une discrimination, mais aussi parce qu'elle permet de mieux cerner les différentes réparations auxquelles le salarié peut prétendre.

II - Le droit du salarié discriminé à la réparation en nature de son préjudice

  • La prescription applicable à l'action

Le salarié victime d'une discrimination dans le déroulement de sa carrière, quelle que soit, d'ailleurs, la nature de cette discrimination (syndicale, fondée sur le sexe ou l'origine du salarié), peut, tout d'abord, réclamer à son employeur des dommages et intérêts réparant le préjudice que constitue le retard de carrière. On sait, depuis l'arrêt "Monange" (2), qu'il s'agit bien d'une action en responsabilité civile et non en paiement d'arriérés de salaire ; bien que l'on puisse discuter de cette qualification, celle-ci conduit logiquement à écarter la prescription quinquennale de l'article L. 143-14 du Code du travail (N° Lexbase : L5268AC4, art. L. 3245-1, recod. N° Lexbase : L1536HX8), au profit de la prescription applicable en matière de responsabilité civile. Afin de renforcer l'efficacité de l'action, la Cour de cassation a, également, choisi de considérer qu'il s'agissait d'une action en responsabilité contractuelle, et non délictuelle, le salarié reprochant à son employeur d'avoir mal exécuté le contrat de travail en le discriminant. Même si nous persistons à penser que la discrimination présente un caractère évidemment délictueux, qui désignerait plutôt la responsabilité civile délictuelle, la qualification, très opportuniste, de responsabilité contractuelle permet de faire application de la très longue prescription trentenaire de l'article 2262 du Code civil (N° Lexbase : L2548ABY).

Dans ces conditions, et comme le rappelle, ici, la Cour de cassation, confirmant les termes d'une jurisprudence bien établie depuis 2005, c'est le principe de réparation intégrale qui doit s'appliquer, les juges du fond étant invités à déterminer souverainement l'étendue du ou des préjudices réparables (3).

  • La réparation du préjudice de carrière

Le premier préjudice est, ici, qualifié par l'arrêt de "professionnel et financier" ; il correspond, logiquement, à l'équivalent de l'ensemble des éléments de rémunération dont le salarié a été injustement privé (4).

Ce préjudice ne sera, toutefois, réparé que s'il n'a pas été indemnisé autrement, soit par une revalorisation proposée, à titre individuel, par l'employeur, soit par application d'un accord collectif organisant un rattrapage pour les salariés identifiés comme ayant subi des retards de carrière. C'est pour cette raison, ici, que le salarié a été débouté de ses demandes et le pourvoi rejeté, dans la mesure où l'employeur avait déjà compensé ce préjudice en revalorisant la rémunération du salarié pour la période litigieuse.

L'intérêt des accords collectifs conclus à cette fin, qu'il s'agisse de réparer des discriminations syndicales ou sexistes, apparaît, alors, puisqu'il empêchera, à condition d'avoir compensé intégralement les préjudices financiers et professionnels, le salarié de saisir ultérieurement le juge pour en obtenir, de nouveau, réparation, car il se heurtera, alors, au principe de réparation intégrale (5).

  • La réparation d'un préjudice moral

Le second préjudice est un préjudice moral réparant les conséquences personnelles de la discrimination pour le salarié. Dans cette affaire, il avait été évalué à 7 500 euros par les juges du fond.

  • La réparation en nature opérée par le biais du reclassement du salarié

Le salarié peut, également, demander à bénéficier d'une réparation en nature, pour l'avenir, et réclamer, soit sa réintégration dans ses fonctions antérieures, s'il avait été injustement déclassé (6), soit son reclassement dans les fonctions qu'il aurait normalement occupé, s'il n'avait pas été victime de la discrimination (7).

Cette mesure, à laquelle le juge s'était refusé, dans cette affaire, au prix d'une motivation des plus contestables, est parfaitement adaptée. Ce n'est, en effet, que par défaut que des dommages et intérêts sont attribuées à une victime, la meilleure réparation possible étant celle consistant à replacer la victime dans l'exacte position où elle se serait trouvée si elle n'avait pas subi le dommage. Dans la mesure où, pour l'avenir, le reclassement judiciaire est parfaitement possible et ne se heurte pas à l'obstacle que pourrait constituer l'article 1142 du Code civil, la solution s'impose logiquement (8).


(1) C. trav., art. L. 122-45, al. 4 (N° Lexbase : L3114HI8, art. L. 1134-1, recod. N° Lexbase : L9693HWW).
(2) Cass. soc., 15 mars 2005, n° 02-43.560, M. Patrick Monange, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A2741DHY) et nos obs., L'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination syndicale se prescrit par trente ans, Lexbase Hebdo n° 161 du 31 mars 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N2499AIE) ; Cass. soc., 26 avril 2006, n° 04-46.097, Société Manoir Industries c/ M. Jean-Pierre Marrey, F-D (N° Lexbase : A2139DPW) ; Cass. soc., 17 octobre 2007, n° 06-41.053, M. Francis Boullier, F-D (N° Lexbase : A8147DYE) ; Cass. soc., 22 mars 2007, n° 05-45.163, Société Alcatel, F-D (N° Lexbase : A7483DUP).
(3) Cass. soc., 23 novembre 2005, n° 03-40.826, M. Jean-Marie Toullec c/ Société Electricité de France (EDF), FS-P+B (N° Lexbase : A7454DLN) et les obs. de N. Mingant, Le refus d'avancement et le droit de la discrimination, Lexbase Hebdo n° 193 du 8 décembre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N1763AKI).
(4) Ainsi, l'attribution à chaque salarié d'une somme de 35 000 euros pour une période non prise en compte par un accord de rattrapage (Cass. soc., 22 mars 2007, n° 05-45.163, préc.).
(5) Quelques accords ont été conclus pour régler la question de ces retards de carrière, notamment, chez PSA en 1998, chez Airbus en 2003, ou, encore, au sein de la SNECMA.
(6) Cass. soc., 23 juin 2004, n° 02-41.011, Société Appia c/ M. Ahmed Abdelmajid Khai, F-P+B (N° Lexbase : A8071DCW), Bull. civ. V, n° 181 et les obs. de Ch. Alour, Les sanctions des mesures discriminatoires, Lexbase Hebdo n° 128 du 8 juillet 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N2216ABP) : le juge avait ordonné à l'employeur d'attribuer un véhicule de 15 tonnes au salarié sous astreinte. 
(7) Cass. soc., 23 novembre 2005, n° 03-40.826, préc. ; Cass. soc., 8 novembre 2006, n° 05-41.553, M. Pierre Vachon, F-D (N° Lexbase : A3119DSC) ; Cass. soc., 31 janvier 2007, n° 05-42.855, Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de Saône-et-Loire, F-D (N° Lexbase : A7881DT3) ; Cass. soc., 12 février 2008, n° 06-42.066, Mme Marie-Claude Trumelet, F-D (N° Lexbase : A9245D48). Dans l'arrêt "Monange" (Cass. soc., 15 mars 2005, n° 02-43.560, préc.), d'ailleurs, la cour d'appel avait "ordonné le repositionnement du salarié au niveau III B au 31 décembre 2000 et condamné la société Renault à lui verser des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi sur le fondement de l'article L. 412-2 du Code du travail".
(8) Sur l'application de cet article en droit du travail, Ch. Radé et S. Tournaux, Réflexions à partir de l'application de l'article 1142 du Code civil en droit du travail, RDC, 2005, p. 197 et s..

Décision

Cass. soc., 10 avril 2008, n° 06-45.821, M. François Jacquemard c/ Société Aventis Pharma, F-D (N° Lexbase : A8781D7D)

Cassation partielle (CA Lyon, ch. soc., 26 septembre 2006)

Textes visés : C. trav., art. L. 412-2 (N° Lexbase : L6327ACC, art. 2141-5, recod. N° Lexbase : L0412HXK)

Mots clef : discrimination syndicale ; réparation ; reclassement.

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