Réf. : Conclusions M. M. Poiares Maduro sur l'affaire Société thermale d'Eugénie-les-Bains, le 13 septembre 2006, aff. C-277/05
Lecture: 18 min
N5313ALD
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
le 07 Octobre 2010
A l'issue d'une vérification de la comptabilité de cet établissement en 1992, l'administration fiscale a considéré que les arrhes conservées par la société après annulation des réservations devaient supporter la TVA et a procédé à un rappel d'impôt. Après rejet de sa réclamation préalable auprès de l'administration, la société a saisi le tribunal administratif de Pau, puis la cour administrative d'appel de Bordeaux. Ces recours ont été rejetés par les deux juridictions, au motif que, lorsque les arrhes sont conservées par la société en cas de désistement du client, celles-ci constituent la contrepartie directe et la rémunération d'une prestation de services individualisable consistant à établir le dossier du client et à lui réserver un séjour. Ainsi, les arrhes conservées par la société thermale après désistement des clients devaient être soumises à la TVA. La société, soutenant que ces arrhes doivent être considérées comme des indemnités versées en réparation du préjudice subi par elle du fait de la défaillance de ses clients et, comme telles, non soumises à la TVA, a formé un recours devant le Conseil d'Etat.
La Haute juridiction administrative a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) la question préjudicielle suivante: "Des sommes versées à titre d'arrhes dans le cadre de contrats de vente portant sur des prestations de services assujetties à la TVA doivent-elles être regardées, lorsque l'acquéreur fait usage de la faculté de dédit qui lui est ouverte et que ces sommes sont conservées par le vendeur, comme rémunérant la prestation de réservation et comme telles soumises à la TVA ou comme des indemnités de résiliation versées en réparation du préjudice subi à la suite de la défaillance du client, sans lien direct avec un quelconque service rendu à titre onéreux et, comme telles, non soumises à cette même taxe ?".
En conséquence, cette demande préjudicielle porte essentiellement sur l'interprétation des articles 2, § 1, et 6, § 1, de la 6ème Directive-TVA (N° Lexbase : L9279AU9). Le premier article dispose : "Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée : 1. les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l'intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel". Le second article prévoit que : "Est considérée comme 'prestation de services' toute opération qui ne constitue pas une livraison d'un bien au sens de l'article 5. Cette opération peut consister entre autres : [...] en une obligation de ne pas faire ou de tolérer un acte ou une situation".
Ainsi, la réservation moyennant le versement d'arrhes, suivie du dédit du client et de la conservation de celles-ci par l'hôtelier constituera une opération imposable à la TVA, si l'existence d'une prestation de services (1) moyennant contrepartie (2) est établie.
1. L'existence d'une prestation de services
Aux termes de l'article 6 § 1 de la 6ème Directive-TVA, transposé en France sous l'article 256-IV-1° du CGI (N° Lexbase : L5148HLA), la prestation de services se définit négativement. Les opérations autres que les livraisons sont des prestations de services. Ainsi, figurent dans cette catégorie, la cession ou la concession de biens meubles incorporels dont les fonds de commerce (1), le travail à façon, les travaux immobiliers, l'assemblage des éléments d'une machine (2), les opérations sur la monnaie, la restauration, y compris à bord d'un ferry-boat (3)... Dès lors que les biens livrés ne constituent qu'une composante de l'opération largement dominée par des services, la qualification de prestation de service l'emporte (4). Tout échange économique ne se traduisant pas par une remise matérielle de choses corporelles est une prestation de service.
En l'espèce, toute la difficulté réside dans l'existence d'un service fourni malgré le dédit des clients de la Société thermale d'Eugénie-les-Bains. Cette dernière fournit-elle une prestation de service destinée à la consommation des ex-futurs curistes en contreprestation des arrhes ? Il est incontestable qu'en réservant un séjour, elle s'engage à ne pas louer à une autre personne. Or, l'obligation de ne pas faire constitue une prestation taxable (6ème Directive-TVA, art. 6 § 1). Encore faut-il qu'existe une véritable obligation, un objet certain (5). L'indemnité pour abandon de la production de lait ou de pommes de terre ne représente pas le prix d'une prestation de services procurant un véritable avantage à l'organisme versant. Le bénéficiaire de l'indemnité ne fournit aucune prestation destinée à la consommation intermédiaire ou finale du débiteur de l'indemnité, il s'engage envers la collectivité et non en faveur d'un cocontractant-consommateur. La TVA frappant la consommation, sans consommation, elle ne peut s'appliquer. Tel n'est pas le cas en l'espèce. Les ex-futurs curistes ont versé des sommes destinées à s'imputer sur le prix dû ou à être conservées en cas de dédit. Le contrat leur permet de renoncer moyennant abandon des arrhes en contrepartie de la réservation.
S'agissant de la réservation d'un service, la CJCE, dans l'affaire "Kennemer Golf" (6), a considéré que l'obligation pour une association de mettre ses installations sportives, ainsi que des avantages y afférents, à la disposition de chaque membre qui a payé sa cotisation annuelle constitue une prestation de services au sens de l'article 2, § 1 de la 6ème Directive-TVA, indépendamment du fait que les membres ayant versé leur cotisation annuelle n'utilisent pas les installations de l'association. En l'espèce, la société thermale s'engage de la même façon. Positivement, lorsqu'elle assume l'obligation de mettre à disposition du client une chambre à une date donnée et, négativement, lorsqu'elle s'abstient de louer à un autre client et lorsqu'elle respecte le droit de dédit du client.
A juste titre, Monsieur l'Avocat général M. Poiares Maduro affirme, dans ses conclusions, que "Il importe de souligner que, en tout état de cause, la société thermale a fourni une prestation à ces clients défaillants. Elle leur a garanti une chambre ou une cure thermale à la date accordée en s'abstenant de contracter en sens contraire avec d'autres intéressés et en respectant le droit de dédit des clients. Il s'agit d'un avantage réel dont a bénéficié chaque client en faveur duquel une réservation a été faite". En effet, le client s'étant ménagé une réservation jouit d'une garantie dont ne bénéficie pas celui arrivant à l'improviste. Pour l'hôtelier, cette garantie a un coût : celui de la préparation du dossier et de la chambre du client, mais aussi celui de ne pas contracter avec un autre et de respecter le droit de dédit du réservataire. En conséquence, "quand l'hôtelier, lors de la réservation, demande au client le versement d'un montant à titre d'arrhes, on peut objectivement considérer que ce montant constitue la contrepartie d'une prestation de réservation, laquelle, aussi bien du point de vue du client que de celui de l'hôtelier, présente un caractère bien individualisé. Ainsi, si la réservation présente un caractère accessoire et non individualisé pour le cas où la prestation principale est rendue, elle reste, en cas de dédit, un service individualisé, distinct de la prestation principale non fournie. [...] Elle doit donc être soumise au même régime de la TVA que celui applicable à la prestation principale".
Il est de jurisprudence constante que l'opération mettant fin au contrat suit le régime du principal (7). Le Conseil d'Etat suit la CJCE en matière d'indemnité conservée par le vendeur d'immeubles (8). Cette solution prévaut quelle que soit la date à laquelle les parties sont convenues d'organiser la rupture, après la conclusion du contrat par un accord spécifique ou dès sa formation. Ainsi, lorsque le contrat prévoyait initialement la faculté de rompre avant le terme prévu moyennant une contrepartie, la résiliation ou rétractation relève de la TVA. Elle est dans le champ taxable ou exonéré comme l'opération initiale (9). A juste titre, l'administration fiscale considère que les indemnités de transfert de joueurs versées entre clubs de football relèvent de la TVA. Il y a échange de prestations réciproques en ce qu'un club renonce à son contrat avec un joueur moyennant un prix (10).
Reste à se demander si la prestation de réservation a bien été fournie moyennant contrepartie puisque, en effet, seules les opérations réalisées à titre onéreux sont soumises à la TVA.
2. L'existence d'une contrepartie
Le bénéficiaire de la prestation doit donner, faire ou ne pas faire quelque chose pour obtenir la livraison ou le service en cause. L'exigence d'une consommation et d'une contrepartie sous-tend un échange économique individualisable. La Cour de Luxembourg considère qu'"il doit exister un lien direct entre le service rendu et la contre-valeur reçue" (11). La CJCE est venue préciser ce lien direct le 3 mars 1994 (12). Elle a considéré comme hors du champ d'application de la TVA les oboles reçues par un musicien des rues, monsieur Tolsma, aux motifs qu'"une prestation de services n'est effectuée à titre onéreux [...] que s'il existe un rapport juridique au cours duquel des prestations réciproques sont échangées, la rétribution perçue par le prestataire constituant la contre-valeur effective du service fourni au bénéficiaire". En résumé, la taxation nécessite un rapport juridique à titre onéreux. En droit français, cette analyse renvoie à l'acte à titre onéreux. La contrepartie, critère de taxation et mesure de l'assiette de la TVA doit avoir pour cause la contre-prestation fournie (13).
Si la société thermale reconnaît ne pas effectuer les réservations à titre gracieux, elle conteste que les montants payés par ses clients à titre d'arrhes constituent la contrepartie directe de la prestation de réservation qu'elle fournit. Elle considère qu'en droit civil français, les arrhes ont une nature indemnitaire. Elles présenteraient un lien avec le préjudice subi à la suite de la défaillance du client et auraient donc un caractère d'indemnité accordée forfaitairement pour compenser un tel préjudice. Elle insiste, en soulignant que, selon le droit civil français, les arrhes sont une somme d'argent déductible in fine du prix total en cas d'exécution du contrat, versée par le débiteur au moment de la conclusion du contrat, mais qui, en cas de renonciation à l'exécution du contrat par le débiteur reste acquise au créancier à titre d'indemnité de dédommagement.
Si le caractère indemnitaire des arrhes est indiscutable, il n'en demeure pas moins vrai qu'ils constituent aussi le prix du dédit. Dans les contrats de vente d'un bien meuble et de fourniture des services conclus entre professionnel et consommateur, les sommes versées à l'avance sont, sauf stipulation contraire du contrat, des arrhes. Chacun des contractants peut revenir sur son engagement, le consommateur en perdant les arrhes, le professionnel en les restituant au double. Faculté de se délier sous les conditions conventionnellement prévues, le dédit suppose qu'un engagement préalable ait été pris. Prix de la rétractation, le dédit implique pour le débiteur le choix entre celle-ci et l'exécution. Il ne faut pas confondre le dédit avec la clause pénale. Evaluation forfaitaire des dommages-intérêts dus par le débiteur en cas d'inexécution de l'obligation, la clause pénale laisse au créancier le choix entre le jeu de celle-ci et le recours à l'exécution forcée. A la différence de la clause pénale, la clause de dédit ne saurait voir son montant modéré par le juge (14).
Au demeurant, que le droit français considère ou non les arrhes comme une indemnité et/ou le prix d'une prestation importe peu. Dans la mesure où la Directive du 17 mai 1977 s'intitule 6ème Directive-TVA "en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur la valeur ajoutée : assiette uniforme", les mêmes situations de fait doivent recevoir la même qualification et relever du même régime (15). La CJCE attache une grande importance à l'harmonisation des règles relatives au champ d'application et au droit à déduction de la TVA. Sans la vigilance du juge communautaire, la 6ème Directive-TVA ferait l'objet d'autant d'interprétations que de membres de l'Union. Or, l'interprétation du droit communautaire n'appartient qu'à la CJCE (Traité CE, art. 234 [LXB=]). Cette compétence procède de l'abandon, par Traités internationaux, d'une partie de leur souveraineté par les Etats membres de l'Union européenne en vue de créer un nouvel ordre juridique propre, intégré aux systèmes internes. La supériorité des Traités, dont les Traités communautaires, sur le droit interne, consacrée par tous les systèmes juridiques des Etats membres de l'Union européenne justifie la primauté du droit communautaire d'origine et du droit communautaire dérivé, dont les Directives. Il y va de l'efficacité du droit communautaire et du marché unique.
Le droit civil ou pénal de chaque Etat membre ne saurait influencer l'interprétation des règles communautaires de la TVA. La fraude est une notion autonome du droit communautaire (16), comme les exonérations (17). Très logiquement, après avoir rappelé qu'il y a lieu de rechercher une application uniforme, au sein de la Communauté européenne, des règles d'assujettissement à la TVA, la 6ème Directive-TVA visant à établir un système commun de TVA en déterminant de manière uniforme, et selon des règles communautaires, les opérations taxables (18), ce qui exclut que la qualification des opérations puisse dépendre du droit interne de l'Etat membre concerné, Monsieur l'Avocat général M. M. Poiares Maduro écarte, à propos des arrhes, la qualification d'indemnités.
En effet, si, selon la CJCE, une somme d'argent accordée par une décision judiciaire et ayant pour objet exclusif de réparer un préjudice commercial n'a pas à être soumise à la TVA (19), une telle somme ne constituant la contrepartie d'aucune prestation de services ou livraison de biens au sens de la 6ème Directive-TVA, dans le cas d'espèce, "il n'existe aucune constatation judiciaire, ou même extrajudiciaire, de l'existence de préjudices réels que la société requérante aurait effectivement subis du fait de l'annulation de réservations par ses clients et avec lesquels les arrhes conservées auraient un lien direct de dédommagement". La conservation systématique des arrhes en cas de dédit du client, quand bien même l'hôtelier ne subirait au final aucun préjudice démontre que le lien est simplement éventuel entre ces sommes et un préjudice. Ce constat "met sérieusement en doute que les montants litigieux reçus par la société thermale à titre d'arrhes puissent avoir une nature nécessairement indemnitaire au sens du système commun de la TVA".
Rappelant l'observation de la Commission, selon laquelle la qualification contractuelle d'une somme en indemnité ne doit pas permettre aux parties de s'exclure volontairement et artificiellement du champ de la TVA (20), M. M. Poiares Maduro réaffirme, sur le fondement de la jurisprudence communautaire, que la notion de prestation de services à titre onéreux doit être interprétée de manière objective (21). Ainsi, la qualification contractuelle d'indemnités des arrhes versées en cas de dédit doit être écartée au profit de celle de contrepartie de prestation de services, dans la mesure où ces arrhes rémunèrent objectivement un service de réservation et en l'absence de constatation d'un préjudice réel effectivement subi du fait de l'annulation.
En conséquence, à la question de savoir si les arrhes payées constituent objectivement une contrepartie pour un service effectivement rendu par l'hôtelier à ses clients jusqu'à leur dédit, l'Avocat général propose à la Cour la conclusion suivante : "Les articles 2, point 1, et 6, paragraphe 1, de la 6ème Directive-TVA 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme, doivent être interprétés en ce sens que des sommes versées à titre d'arrhes dans le cadre de contrats de vente portant sur des prestations de services hôteliers assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée doivent être regardées, lorsque l'acquéreur fait usage de la faculté de dédit qui lui est ouverte et que ces sommes sont conservées par le vendeur, comme rémunérant la prestation de réservation et, comme telles, soumises à la taxe sur la valeur ajoutée".
Yolande Sérandour, Professeur à la faculté de droit de Rennes,
Directrice du master droit fiscal des affaires et du département droit fiscal du CDA
et Pierre-Marie Hourdin, major 2006 du Master droit fiscal des affaires de Rennes, doctorant, CDA
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:95313