La lettre juridique n°237 du 23 novembre 2006 : Sociétés

[Jurisprudence] Abus biens sociaux : à propos de la prescription et du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond

Réf. : Cass. crim., 25 octobre 2006, n° 05-85.998, Procureur général près la cour d'appel de Versailles, FS-P+F (N° Lexbase : A0460DST)

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par Marine Parmentier, Avocat à la cour d'appel de Paris

le 07 Octobre 2010

L'abus de biens sociaux consiste, pour les dirigeants de sociétés par actions et pour les gérants de SARL, à faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu'ils savent contraire à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement (C. com., art. L. 241-3 N° Lexbase : L6408AI8 et L. 242-6 N° Lexbase : L6420AIM). Il est puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 375 000 euros.
S'agissant d'un délit, la prescription de l'action publique est de trois années révolues (C. proc. pén., art. 8 N° Lexbase : L2877HIE).
La question du point de départ de cette prescription, qui a précisément été au coeur de vifs débats qui ont animé la doctrine ainsi que la jurisprudence, vient d'être, à nouveau, abordée dans le cadre de l'arrêt de la Chambre criminelle rapporté, ce qui nous offre l'occasion de revenir sur les grandes étapes de la construction du régime juridique de prescription de l'abus de biens sociaux. Revenons brièvement sur les faits de cette affaire qui a été très médiatisée.

Les sociétés Matra et Hachette, devenues Lagardère SCA, présidées par Jean-Luc Lagardère, avaient conclu des conventions avec la société Arjil groupe, également dirigée par Monsieur Lagardère, aux termes desquelles les sociétés Matra et Hachette s'engageaient à verser un honoraire forfaitaire annuel égal à 0,20 % de leurs chiffres d'affaires consolidés, révisable en cas de variation brutale et sensible de ces chiffres, pour rémunérer Arjil groupe de prestations d'animation, de relation, d'assistance, définies de manière globale et devant faire chaque année l'objet d'un rapport particulier.

Ces conventions ont été approuvées par les assemblées générales des sociétés tenues respectivement les 20 et 26 juin 1989.

Toutefois, la société Lambda, actionnaire des sociétés Matra et Hachette, qui a exercé l'action sociale au nom de la société Lagardère SCA, a estimé que la rémunération de la société Arjil groupe était très supérieure au coût réel des prestations qu'elle était censée procurer. En conséquence, la société Lambda a porté plainte et s'est constituée partie civile le 29 décembre 1992 pour des abus de biens sociaux commis, au préjudice des premières, de 1988 à 1992.

L'une des questions essentielles soulevées par cette affaire était celle de la prescription de l'abus de biens sociaux et, plus précisément, celle du point de départ de cette prescription.

Rappelons brièvement quelques principes régissant cette question.

En tant qu'infraction instantanée, le délit d'abus de biens sociaux devrait se prescrire dans un délai de trois ans à compter de sa commission.

Or, telle n'est pas la solution qu'a adoptée la Cour de cassation.

Dans un arrêt en date du 7 décembre 1967, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a décidé qu'en matière d'abus de biens sociaux, le point de départ de la prescription triennale doit être fixé au jour où le délit est apparu et a pu être constaté (Cass. crim., 7 décembre 1967, n° 66-91.972 N° Lexbase : A3078AUK, Bull. crim., n° 321), à condition, toutefois, que cette date ne soit pas hypothétique (Cass. crim., 13 janvier 1970, n° 68-92.118, Méplain N° Lexbase : A8961AYK, Bull. crim., n° 20).

La décision de retarder le point de départ de la prescription au jour de la découverte de l'infraction peut s'expliquer par la volonté d'éviter que l'auteur ne puisse échapper aux poursuites alors qu'il lui est aisé de masquer son acte (voir en ce sens Rép. Dalloz Sociétés, Abus de biens sociaux, n° 194).

La Cour de cassation a, ensuite, affiné sa position en précisant, dans un arrêt du 10 août 1981, que le point de départ de la prescription triennale doit être fixé au jour où le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique (Cass. crim., 10 août 1981, n° 80-93.092, Fabrizi N° Lexbase : A3245AYT, Bull. crim., n° 244).

En pratique cela implique que le délit doit avoir été constaté par les autorités ou personnes habilitées à engager ou à faire engager les poursuites, c'est-à-dire le ministère public et/ou les parties civiles (Rép. Dalloz Sociétés, Abus de biens sociaux, n° 196).

Cette première étape est communément appelée par la doctrine l'étape de la rigueur.

Lui a succédé une seconde étape, celle de l'apaisement.

Le tournant a été marqué par un arrêt de la Cour de cassation en date du 5 mai 1997 par lequel la Haute juridiction précisa le sens de sa jurisprudence. Elle jugea que la prescription de l'action publique du chef d'abus de biens sociaux court, sauf dissimulation, à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont mises indûment à la charge de la société (Cass. crim., 5 mai 1997, n° 96-81.482, Gérard De GiovanniN° Lexbase : A1159ACW, Bull. crim., n° 159).

Dès lors, le principe est que la prescription en matière d'abus de biens sociaux court à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont mises indûment à la charge de la société.

Ce principe reçoit deux exceptions.

La première, rare en pratique, résulte du fait que l'opération contestée est parfaitement connue avant que les comptes ne soient présentés (voir D. Poracchia, Abus de biens sociaux et transfert des sportifs, D. 2006, chron., p. 304).

La seconde s'applique en cas de dissimulation : dans cette hypothèse, la prescription ne commence à courir qu'à compter du jour de la révélation de la dépense constitutive de l'infraction (MM. Chazal et Reinhard, RTD com. 2002, p. 694).

Revenons brièvement sur la notion de "dissimulation".

Au regard de la jurisprudence, la dissimulation doit s'apprécier dans les éléments comptables de la société : il est fait référence aux comptes annuels.

Il a pu être jugé que caractérise une dissimulation, de nature à faire courir le délai de prescription à compter d'une date postérieure à celle de la présentation des comptes, des versements de fonds effectués en exécution de conventions réglementées passées avec diverses sociétés, dès lors, d'une part, que l'une de ces conventions n'a été présentée que 3 ans plus tard aux associés dans le rapport spécial du commissaire aux comptes, qu'une autre n'a fait l'objet d'aucune délibération du conseil d'administration, et que, pour celles qui, dénuées en elles-mêmes de caractère frauduleux, avaient été visées dans les rapports spéciaux des commissaires aux comptes, seuls le rapprochement et l'analyse des factures émises sous leur couvert, effectués postérieurement dans un rapport d'audit, ont permis d'en découvrir l'usage frauduleux et, d'autre part, qu'il n'a pas été satisfait aux obligations légales d'information de la collectivité locale actionnaire sur les comptes et les activités de la société. (Cass. crim., 10 avril 2002, n° 01-80.090, F-P+F+I N° Lexbase : A7151AYI).

Face à la difficulté de cerner les contours de la notion de "dissimulation", la Chambre criminelle a énoncé que cette question relevait de l'appréciation souveraine des juges du fond (voir, notamment, Cass. crim., 28 janvier 2004, n° 02-88.111, X. Yves N° Lexbase : A4288DD8). Elle énonce, en effet, que "en l'état de ces motifs, exempts d'insuffisance, relevant de son appréciation souveraine, la cour d'appel a caractérisé la dissimulation dans la présentation des comptes annuels des sociétés B... et C... des commissions mises indûment à leur charge".

La doctrine a pu s'interroger sur un fléchissement de cette position et une volonté de la Cour de cassation de conserver un droit de regard sur cette qualification.

Ainsi, Monsieur Jacques-Henri Robert écrivait-il que "le souverain en question reste sous la tutelle de la chambre criminelle qui contrôle la cohérence de la motivation, et les tests dont elle se sert sont révélateurs de l'idée qu'elle se fait de l'objet juridique à qualifier, savoir la dissimulation" (J.-H. Robert, JCP éd. E 2005, p. 743, note sous Cass. crim., 4 novembre 2004, n° 03-87.327, René X.N° Lexbase : A4875DSD ; voir, également en ce sens, Ph. Conte, JCP éd. G 2006, p. 1341, note sous Cass. crim., 16 novembre 2005, n° 05-81.185 N° Lexbase : A4379DSY).

La Cour de cassation semble revenir à sa position initiale dans un arrêt très récent (Cass. crim., 25 octobre 2006, n° 05-86.993, FS-P+F N° Lexbase : A0461DSU) duquel il ressort que "en l'état de ces énonciations, procédant de son pouvoir souverain d'appréciation, qui caractérisent, sans insuffisance ni contradiction, une dissimulation de nature à retarder le point de départ du délai de prescription, la cour d'appel a justifié sa décision".

Ces principes étant rappelés, revenons aux faits qui ont donné lieu à l'arrêt rapporté.

En l'espèce, les conventions conclues entre les sociétés du même groupe étaient des conventions à exécution successive.

Dans une telle hypothèse, chaque paiement d'honoraire constituait-il un nouvel abus, distinct du contrat lui-même qui avait généré cette obligation de paiement ?

Dans un premier arrêt confirmatif du 25 janvier 2002, la cour d'appel de Paris a constaté la prescription de l'action publique après avoir relevé que le point de départ du délai devait être fixé aux dates auxquelles les assemblées générales des sociétés Matra et Hachette ont approuvé les conventions (CA Paris, 9ème ch., sect. B, 25 janvier 2002, n° 00/06879, M. Lagardère c/ Ministère public N° Lexbase : A4296A3I). Les juges parisiens énonçaient que l'abus de biens sociaux étant une infraction instantanée qui se commet à chaque usage des biens contraires à l'intérêt social, il y a lieu, lorsque les usages successifs résultent d'une décision d'engagement de dépense dont ils constituent l'exécution automatique, de se référer à cet engagement qui caractérise l'élément matériel de l'infraction.

Selon cet arrêt, il convenait donc de fixer le point de départ du délai de prescription de l'action publique à la date à laquelle les assemblées générales des sociétés avaient approuvé les conventions critiquées.

La Cour de cassation a réfuté cette thèse et jugé, dans arrêt du 8 octobre 2003, l'usage contraire à l'intérêt social, constitutif d'abus de biens sociaux, résultait non des conventions litigieuses mais de leurs modalités d'exécution, estimant, en outre, que celles-ci devaient faire l'objet, à la fin de chaque exercice, d'un rapport spécial des commissaires aux comptes dont la présentation aux assemblées générales, ce qui constituait le point de départ du délai de prescription (Cass. crim., 8 octobre 2003, n° 02-81.471, FS-P+F N° Lexbase : A8173C9L).

Cette position avait été adoptée dans un arrêt du 28 mai 2003 (Cass. crim., 28 mai 2003, n° 02-83.544, FS-P+F+I N° Lexbase : A8644C8N).

Ainsi, ce n'est pas l'origine contractuelle de la dépense qui doit être prise en compte, mais la présentation comptable de cette dépense.

C'est à chaque exercice que l'exécution des conventions d'assistance entraînait la mise à la charge des deux sociétés concernées de dépenses abusives.

"La portée de cette interprétation doit être bien mesurée par les groupes. Elle signifie que les flux financiers internes passibles de l'incrimination d'abus de biens sociaux, faute notamment d'être dictés par un intérêt de groupe [...] peuvent notamment donner lieu à des constitutions de partie civile tant que se prolongera l'exécution de la convention critiquée. Plus même : trois ans après le dernier exercice concerné. Ce qui, en un sens, repousse presque indéfiniment la disparition du risque pénal en cas de convention à durée indéterminée" (A. Lienhard, Prescription de l'abus de biens sociaux : retour de balancier de jurisprudence ?, D. 2003, somm., p. 2695).

La cour d'appel de Versailles, cour d'appel de renvoi, s'est alignée sur la position de la Cour de cassation (CA Versailles, 13ème ch., 30 juin 2005, n° 02/08300, Jean-Luc Lagardère N° Lexbase : A0971DLK).

Dans l'arrêt commenté du 25 octobre 2006, la Chambre criminelle de la Cour de cassation met fin à cette longue série de décisions et rejette le pourvoi qui avait été formé par les ayants droit de Monsieur Lagardère. 

S'il n'apporte pas de pierre supplémentaire à l'édifice, cet arrêt permet de revenir sur les solutions qui encadrent aujourd'hui le régime de la prescription de l'abus de biens sociaux.

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