Réf. : Décision n° 06-D-30 du 18 octobre 2006 relative à des pratiques mises en oeuvre dans le secteur des taxis à Marseille (N° Lexbase : X7621ADM)
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par André-Paul Weber, Professeur d'économie, Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence
le 07 Octobre 2010
L'exercice de l'activité de taxi est en France soumis à une double condition. En premier lieu, le chauffeur de taxi doit disposer de la "carte professionnelle" témoignant de sa capacité à conduire un véhicule dans son département d'intervention, en deuxième lieu, il doit détenir une "autorisation de stationnement" également dénommée "licence" qui est délivrée par le maire de la commune. Cette dernière règle souffre d'une double exception. En effet, à Paris, l'autorisation de stationnement est accordée par le préfet de police et, sur les zones d'aéroports, l'autorisation dépend du préfet du département.
L'autorisation de stationnement est obtenue soit à la suite d'une décision du maire de la commune ou éventuellement des préfets, soit elle résulte d'un achat opéré sur le marché dit "secondaire" à la suite de la cessation d'activité d'un professionnel déjà titulaire d'une autorisation, et ce conformément aux dispositions de l'article 3 de la loi n° 95-66 du 20 janvier 1966, modifiée, relative à l'accès à l'activité de conducteur et à la profession d'exploitant de taxi (N° Lexbase : L4578HTQ). La première solution offre l'avantage de la gratuité, mais l'obtention de l'autorisation n'est jamais immédiate, elle se heurte à de longs délais en raison de l'existence de listes d'attente. La seconde solution permet, en revanche, de disposer d'une autorisation immédiate en profitant de l'offre de cession d'un taxi en exercice. Dans ce dernier cas, la licence peut être recédée à un tiers dans un délai de cinq ans tandis que le bénéficiaire d'une licence gratuite, obtenue à la suite d'une décision administrative, doit attendre quinze années pour pouvoir la revendre.
En janvier 2002, différentes organisations syndicales et associations ont conclu un protocole d'accord visant à normaliser le prix de cession des autorisations de stationnement sur la ville de Marseille. Selon ce protocole, une liste unique de vente des taxis doit être créée pour tous les professionnels qui envisagent de cesser leur activité. Prenant en compte la date d'inscription, les cessions doivent se faire par ordre chronologique. Sauf cas de décès, aucune dérogation ne peut être admise et le titulaire d'une autorisation qui se trouve en tête de liste et refuse la vente est rétrogradé en queue de liste. Le prix de cession des licences ne résulte alors plus du jeu de l'offre et de la demande, il est alors fixé collectivement à 38 100 euros, ce montant étant appelé à être révisé "périodiquement en fonction des critères économiques et sociaux du département". Les organisations syndicales et les associations en cause signataires du protocole ont, dans le même temps, acquis l'appui des réseaux de radio-taxis existants, ces derniers s'engageant à écarter tout nouvel acquéreur de licence ne passant pas par le mécanisme de la liste unique. Le mécanisme a eu pour effet d'augmenter de façon significative le prix des licences. Il est passé en moyenne de 19 000 à 51 000 euros sur la période comprise entre 2000 et 2005.
En fixant ce prix unique de vente des autorisations de stationnement, les parties cherchent à en faire remonter le niveau jugé trop bas. Il faut noter qu'à la même époque les prix de cession découlant, apparemment, du mécanisme de l'offre et de la demande s'établissent dans les communes voisines à des prix très sensiblement supérieurs, soit 120 000 euros en moyenne sur Aix-en-Provence et Marignane. Ils peuvent atteindre des niveaux de prix encore plus élevés notamment à Paris, 122 000 euros et à Lille, 135 000 euros (point 7 de la décision). Ces disparités ne sont, en fait, que la conséquence de la limitation du nombre des autorisations accordées et des perspectives de gain que l'obtention d'une licence permet d'anticiper.
Limitant ses remarques au marché marseillais, le Conseil fait remarquer que l'entente a eu pour effet d'augmenter artificiellement le prix des licences et a rendu, de ce fait, l'accès à la profession de taxi plus difficile. Il ajoute que l'entente a eu pour effet de déséquilibrer le bilan financier des nouveaux venus sur le marché du taxi pour conclure que "ces contraintes financières artificielles les conduisent à concentrer leurs activités sur les courses les plus rentables en négligeant une partie de la demande et à faire pression sur le pouvoir réglementaire pour que celui-ci, d'une part, augmente le tarif des courses chaque année en arguant du prix élevé d'achat de leurs licences et, d'autrepart, ne délivre pas de nouvelles autorisations à titre gratuit" (point 111 de la décision).
II - Les singularités des sanctions prononcées
Sans qu'il soit besoin de relever que bon nombre de ces dernières remarques pourraient utilement être reprises dans toutes les communes pour lesquelles le prix des licences dépasse le niveau atteint à Marseille, il importe de porter une attention particulière sur les questions de montant et de motivation des sanctions prononcées.
On se rappelle qu'aux termes du I (4ème alinéa) de l'article L. 464-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L5682G49) dans sa rédaction issue de la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (N° Lexbase : L8295ASZ) que "si le contrevenant n'est pas une entreprise, le montant maximum de la sanction est de 3 millions d'euros. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 10 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des derniers exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en oeuvre".
S'agissant des organisations engagées dans l'entente ayant réalisé un chiffre d'affaires, à savoir les associations de radio-taxis, le Conseil a infligé des sanctions pécuniaires s'élevant pour deux d'entre elles à 2,5 % du chiffre d'affaires, tandis que la troisième a été sanctionnée à hauteur de 1,25 %. La disparité tient à la circonstance que les deux premières ont participé à l'entente tout au long de la période comprise entre janvier 2002 et juin 2006, tandis que la dernière avait rompu le protocole dès octobre 2002. On peut alors se demander, et c'est la première interrogation que cette décision suscite, si le montant des sanctions prononcées est bien conforme aux dispositions du I (3ème alinéa) de l'article L. 464-2 voulant que les sanctions pécuniaires prononcées soient, en particulier, proportionnées à la gravité de faits et à l'importance du dommage causé à l'économie.
Le Conseil note, d'ailleurs, dans sa décision que "pour apprécier l'importance du dommage à l'économie causé par les pratiques, il convient, en premier lieu, de prendre en compte la durée des pratiques, l'importance de la perturbation apportée aux prix et à la taille du marché" (point 106 de la décision).
En l'espèce, du moins pour une association de radio-taxis, sa participation à l'entente ayant été particulièrement brève, on comprend mal la sévérité relative de la sanction qui lui a été infligée.
S'agissant des autres associations et organisations syndicales se trouvant en fait dépourvues de toute ressource ou de ressources symboliques, alors que le 4ème alinéa du I de l'article L. 464-2 du Code de commerce offre au Conseil toute latitude pour sanctionner les pratiques anticoncurrentielles, la décision innove. Elle se cale sur la jurisprudence du juge communautaire pour lequel "le préjudice d'une association d'entreprises doit être apprécié en prenant en compte la situation financière de ses membres, lorsque les intérêts objectifs de l'association qui y adhèrent ne présentent pas un caractère autonome par rapport à ceux des entreprises" (ordonnance de référé du 21 janvier 2004, T-245/03 R).
Le Conseil poursuit en reprenant les conclusions du juge communautaire en soutenant que, si les faibles moyens financiers des associations d'entreprises constituaient le seul critère d'appréciation, alors les entreprises envisageant de s'engager dans des pratiques anticoncurrentielles auraient tout intérêt à constituer des associations. Se rangeant à la thèse ci-dessus exposée, et sans faire nullement référence aux dispositions du Code de commerce permettant d'infliger des sanctions aux organismes dépourvus de tout chiffre d'affaires, le Conseil a prononcé à l'encontre de chacun des cinq syndicats et associations professionnelles des sanctions pécuniaires d'un même montant s'élevant à 15 000 euros. Les membres de ces syndicats et associations, dont le nombre est évalué à un peu plus de 1 000, sont donc collectivement invités à payer une sanction globale de 75 000 euros (15 000 x 5), en d'autres termes, en moyenne, la sanction s'établirait aux alentours de 75 euros par titulaire d'autorisation.
Tel que calculé ce montant inspire différentes remarques.
Chaque syndicat et association professionnelle étant appelés à collecter 15 000 euros auprès de ses membres, on conviendra que la charge pesant sur chacun est d'autant plus élevée que le nombre des adhérents est réduit. Il y a là une iniquité difficile à comprendre.
L'iniquité est d'autant plus grande que le protocole litigieux a été "établi à la demande d'une très forte majorité de taxis marseillais". Le texte suggère donc l'existence de dissidents dont témoignent, d'ailleurs, les constations contenues dans la décision du Conseil. Des "ventes à prix atypiques" sont ainsi constatées tout au long des années 2003-2005 (points 62 à 68 de la décision).
Par le biais de cette jurisprudence, on notera, encore, que ce sont les artisans taxis qui sont aujourd'hui en activité et qui, éventuellement, ont été tenus de payer la licence au prix de l'entente, qui vont être appelés à apporter leur écot, certes symbolique, tandis que les cessionnaires de licence, ayant profité du dispositif mis en place s'en trouveront exonérés.
Alors que les associations de radio-taxis ont été frappées par des sanctions pécuniaires, se montant à 2,5 ou 1,25 % de leurs chiffres d'affaires, le principe d'équité suggère que le millier de taxis marseillais -lesquels ont participé à l'entente tout au long de la période 2002/2006- aurait réalisé chacun un chiffre d'affaires se situant en moyenne à 3 000 euros -2,5 % de ce montant donnant le montant de la sanction moyenne-, là encore on conviendra que le principe d'équité n'a pas été respecté. A moins que le montant des ressources des membres des syndicats et organisations professionnelles à l'origine de l'infraction aient été singulièrement sous-évalué.
Une fois encore, cette affaire, à l'évidence bien modeste, témoigne du problème qui est posé dès lors que l'on entend concilier réglementation publique et exercice de la concurrence. Les taxis marseillais souhaitaient sans doute relever le prix de leurs licences dont les montants pouvaient leur paraître bradés au regard des prix constatés dans les communes voisines. Elle pose, au surplus, toute la difficulté qu'il peut y avoir à prononcer des sanctions équitables.
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