La lettre juridique n°614 du 28 mai 2015 : Procédure civile

[Jurisprudence] La concentration des moyens est conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme

Réf. : CEDH, 9 avril 2015, Req. 12686/10 (N° Lexbase : A2538NG4)

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par Anne Donnier, Maître de conférences HDR à la Faculté de droit de Rennes 1

le 28 Mai 2015

C'est une affaire à rebondissements introduite devant les juridictions françaises en 2001 qui vient de connaître un épilogue décevant devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Par un arrêt du 9 avril 2015, la Cour de Strasbourg juge que le principe français de concentration des moyens est conforme à l'article 6 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR). En l'espèce, la grand-mère du requérant avait accordé à ses anciens salariés le droit d'occuper gratuitement un logement mis à leur disposition leur vie durant. Puis, par l'effet de dévolutions successorales diverses, le requérant devenu à son tour nu-propriétaire, décida de mettre un terme au prêt à usage dont bénéficiaient les anciens salariés afin de pouvoir y loger son propre fils. Cependant, les occupants refusant de quitter les lieux, le nu-propriétaire fut contraint de les assigner en justice afin d'obtenir leur expulsion.

Si devant le tribunal de grande instance, le demandeur obtint satisfaction, en revanche, la cour d'appel saisie par les défendeurs réforma le jugement rendu, les conditions pour obtenir la résiliation judiciaire du contrat de prêt à usage n'étant pas réunies. Considérant que ses chances d'obtenir satisfaction devant la Cour de cassation étaient infimes en raison de la jurisprudence alors applicable, le requérant acquiesça alors à l'arrêt. Toutefois, la Haute juridiction décida, par un revirement de jurisprudence, le 3 février 2004 (Cass. civ. 1, 3 février 2004, n° 01-00.004, FS-P+B N° Lexbase : A2254DB4), qu'un prêt à usage conclu pour une durée indéterminée pouvait être résilié à tout moment moyennant le respect d'un préavis raisonnable. Fort de cette jurisprudence, le requérant introduisit alors une nouvelle demande en résiliation du prêt à usage pour défaut d'entretien et en expulsion des occupants. Le tribunal de grande instance, qui avait déjà connu de la première affaire, débouta le requérant aux motifs que les occupants n'avaient pas manqué à leur obligation d'entretien. La cour d'appel, en revanche, infirma à nouveau le jugement au motif, cette fois, que sa demande était irrecevable en raison du principe de concentration des moyens.

La Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant (Cass. civ. 1, 24 septembre 2009, n° 08-10.517, FS-P+B N° Lexbase : A3400ELI) aux motifs qu'"il incombe au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci". Par le rejet de son pourvoi, le requérant se trouvant dans l'impossibilité de prendre possession de son bien par l'effet du principe de concentration des moyens, s'est alors tourné vers la Cour européenne des droits de l'Homme qui a déclaré la requête irrecevable, estimant que la concentration des moyens n'était pas contraire aux articles 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et 1er du Protocole n° 1 (N° Lexbase : L1625AZ9). La solution est assurément discutable car la conformité du principe de concentration des moyens à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme ne va pas de soi (I). Toutefois, cet arrêt donne à nouveau l'occasion d'exprimer une résistance à un principe prétorien inéquitable pour les justiciables (II).

I - Le principe de concentration des moyens et la CEDH : une conformité douteuse

La Cour européenne des droits de l'Homme conclut à la conformité du principe de concentration des moyens à l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, au motif que ce principe remplit un "objectif légitime" qui est d'assurer "une bonne administration de la justice" en ce qu'il tend à "favoriser un jugement dans un délai raisonnable" et à "réduire le risque de manoeuvres dilatoires". Or, ces deux affirmations sont, autant l'une que l'autre, contestables.

A - L'argument du délai raisonnable

La Cour relève que "le principe de concentration des moyens tend à assurer une bonne administration de la justice en ce qu'il vise [...] à favoriser un jugement dans un délai raisonnable". Unanimement, les sept juges ont considéré qu'il est de bonne justice européenne qu'un justiciable soit dans l'obligation de soulever, lors de la première instance, l'ensemble des moyens relatifs à sa demande. L'invocation ultérieure d'un fondement juridique omis lors de la demande initiale pourra être sanctionnée par une fin de non recevoir, sans que cela soit jugé contraire à l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.

Certes, cet objectif de célérité est louable, mais l'idée sous-jacente est, en réalité, la gestion de plus en plus cruciale des dossiers en souffrance. C'est donc une logique comptable qui semble prévaloir et qui est loin d'être satisfaisante. La Cour de Strasbourg avoue sans détours que le principe de concentration des moyens fait oeuvre de justice parce qu'il participe de la célérité de la justice. Faut-il alors en déduire que tous les moyens procéduraux qui participeront de cette politique seront conformes à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme ?

B - L'argument tiré du risque de manoeuvres dilatoires

Par ailleurs, la Cour de Strasbourg établit un lien regrettable entre la concentration des moyens et les manoeuvres dilatoires. Or, c'est une simplification qui tend à méconnaître la réalité judiciaire. En effet, le justiciable non assisté d'un avocat, comme c'est souvent le cas devant une juridiction de proximité ou un tribunal d'instance, qui, avant le revirement de jurisprudence opéré par l'arrêt "Cesareo", omettait "de bonne foi ", c'est-à-dire par ignorance légitime du non-juriste, de soulever le bon fondement juridique, pouvait, après quelques errements, le présenter utilement devant la juridiction saisie une première fois, sans se voir alors opposer une quelconque fin de non recevoir pour autorité de la chose jugée. La présentation successive de divers fondements juridiques ne relevaient pas systématiquement de manoeuvres exclusivement dilatoires mais de tâtonnements fort compréhensibles de la part de profanes du droit. Depuis 2006, cette jurisprudence "Cesareo" les contraint à présenter l'ensemble des fondements juridiques dès l'introduction de la première demande. En conséquence, l'on pouvait légitimement s'attendre à ce que la Cour de Strasbourg, profitant par ailleurs de la spécificité des faits de l'espèce, les assure de toute sa bienveillance en censurant le principe de concentration des moyens comme étant contraire à l'article 6 § 1. Elle s'en abstient, sans toutefois exclure une possible évolution.

II - Le principe de concentration des moyens et l'accès au droit : une réforme impérieuse

Si la lecture de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme peut susciter, au regard des faits de l'espèce, un certain agacement, il n'en demeure pas moins que sa position ne semble pas pour autant figée (A). Peut-être, serait-ce alors l'occasion pour les praticiens du droit de s'engouffrer dans cette brèche afin de faire vaciller le principe contestable de la concentration des moyens (B) ?

A - Une ouverture possible

Après avoir affirmé de manière lacunaire que le principe de concentration des moyens tend à assurer une bonne administration de la justice dans la mesure où il évite les manoeuvres dilatoires et qu'il favorise ainsi les jugements rendus dans un délai raisonnable, la Cour européenne des droits de l'Homme précise qu'il "s'agit certes d'une condition impossible à remplir [eu égard aux faits de l'espèce] lorsque le fondement juridique d'une seconde demande repose sur une modification du droit positif postérieure à l'examen de la première demande : par définition, le demandeur se trouvait dans l'impossibilité de soulever ce fondement dans le cadre de sa première demande. Cela ne préjuge cependant pas de la question de savoir si un demandeur débouté de son action par une décision devenue irrévocable peut invoquer un changement ultérieur de l'état du droit pour saisir à nouveau un tribunal de sa demande" (§ 30). Il semblerait donc que la Cour de Strasbourg ne soit pas opposée, dès lors que l'action n'est pas prescrite, à une remise en cause possible de l'autorité de la chose déjà jugée lorsqu'une règle de droit ultérieure peut contribuer à modifier une situation juridique antérieure. Une évolution jurisprudentielle pourrait alors constituer un fait nouveau ouvrant la voie à une remise en cause des décisions jugées selon la position de la Cour européenne des droits de l'Homme. C'est pourquoi, face à l'ouverture suggérée par cette dernière, il serait souhaitable que les praticiens du droit s'en emparent afin de faire vaciller la contestable concentration des moyens.

B - Une modification requise

Par l'arrêt "Cesareo", la Cour de cassation contraint les justiciables et leurs avocats à invoquer dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'ils estiment de nature à faire prospérer leur demande. Nous ne reviendrons pas sur les causes purement matérielles de cette jurisprudence qui relève de "l'improvisation prétorienne qui ne prend appui sur aucun texte, qui est même contraire à la triple identité de l'article 1351 du Code civil (N° Lexbase : L1460ABP) et qui visiblement a été inspirée dans un esprit gestionnaire avec pour unique souci de se débarrasser des affaires à répétition qui encombrent les rôles" (2). Mais, plus préoccupante, cette jurisprudence ne permet plus au justiciable d'être entendu sur le fond du droit, dès lors que, par ignorance ou négligence, il a omis de soulever, lors de la première demande, le moyen de droit qui aurait pu lui permettre d'emporter la religion du juge. Bien loin est donc l'article 6 § 1 de la CESDH selon lequel "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [...]". Cet arrêt soulève donc un paradoxe. Du côté de Strasbourg, le justiciable est, uniquement en théorie, assuré de voir sa demande entendue, et du côté de Paris, les effets du principe de concentration des moyens peut le contraindre à un silence irrévocable. Cependant, la juridiction européenne et la juridiction parisienne se rejoignent lorsqu'il s'agit de contenir l'accès au juge pour de piètres considérations comptables.

C'est pourquoi, il serait souhaitable que les justiciables ne baissent pas la garde et qu'ils fustigent ce principe de concentration des moyens comme étant, malgré la lettre de l'arrêt du 9 avril 2015, contraire à l'article 6 § 1 de la CESDH. Un point pourrait leur être acquis. Il semblerait qu'un demandeur, bien que débouté de son action par une décision devenue irrévocable, puisse (3), au regard du droit européen, invoquer un changement ultérieur de l'état de droit pour saisir à nouveau une juridiction (4), bien que la Cour de cassation ne l'ait pas admis pour cette affaire (5) en 2009. Ensuite, l'omission d'un fondement juridique qui ne peut plus être ultérieurement allégué en raison du principe de concentration des moyens "aboutit à donner autorité de la chose jugée à [...] ce qui n'a pas été jugé car pas débattu" (6). Dès lors, se trouvera t-il un juge du fond audacieux qui osera admettre qu'il y a, dans ce cas, violation de l'article 6 § 1 de la CESDH, la cause du justiciable n'ayant pas été entendue équitablement et publiquement ?


(1) Ass. plén., 7 juillet 2006, n° 04-10.672, P+B+R+I (N° Lexbase : A4261DQU), JCP éd. G, 2007, II, 10070, G. Wiederkehr ; RTDCiv., 2006, 825, obs. R. Perrot.
(2) R. Perrot, obs. sous Cass. civ. 1, 24 septembre 2009, n° 08-10.517, FS-P+B (N° Lexbase : A3400ELI), RTDCiv., 2010, 155.
(3) A la condition que le justiciable dispose toujours d'un droit d'action.
(4) § 30.
(5) Cass. civ. 1, 24 septembre 2009, n° 08-10.517, FS-P+B, JCP éd. G, 2009, 401, note C. Bléry.
(6) Ibid.

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