Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 2 avril 2015, n° 371042, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1160NG3)
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par Vincent Daumas, Maître des Requêtes au Conseil d'Etat et Rapporteur public à la 3ème sous-section
le 28 Mai 2015
La société X a perçu des restitutions à l'exportation à raison d'opérations d'exportation de viande de boeuf congelée vers la Russie au cours des années 1996 à 1998. A la suite de différents contrôles, l'organisme d'intervention alors compétent, l'Office national interprofessionnel de l'élevage et de ses productions (Oniep), a toutefois remis en cause le versement de ces aides et émis pour les récupérer 39 titres de recettes ainsi qu'un titre tendant au paiement de majorations relatives à certaines des restitutions à l'exportation litigieuses. Ces titres portaient, au total, sur une somme de près de 1,7 million d'euros. Ils ont été contestés devant le tribunal administratif d'Orléans qui en a annulé une partie. Saisie d'un double appel de l'Oniep et de la société Y, venue aux droits de la société X, la cour administrative d'appel de Nantes a annulé le jugement en tant qu'il avait annulé certains des titres et rejeté l'ensemble des conclusions de la société. Mais vous avez annulé ce premier arrêt et renvoyé l'affaire à la cour (1). Celle-ci a statué de nouveau en prononçant, cette fois, l'annulation de l'intégralité des titres attaqués. C'est au tour de FranceAgriMer, venant aux droits de l'Oniep, de se pourvoir en cassation. Précisons que ses conclusions doivent êtres lues comme tendant à l'annulation des articles 1er, 2 et 4 de l'arrêt attaqué.
1. Vous devrez faire droit à son pourvoi, qui soulève un moyen à notre sens imparable.
Pour prononcer ou confirmer l'annulation des titres contestés, la cour administrative d'appel a considéré que l'action de l'organisme d'intervention en récupération des aides litigieuses était prescrite. Pour cela, elle a fait application de deux règlements européens. Le premier, le Règlement (CE) n° 3665/87 de la Commission du 27 novembre 1987, portant modalités communes d'application du régime des restitutions à l'exportation pour les produits agricoles (N° Lexbase : L7259IEL), est un Règlement adopté dans le cadre de la politique agricole commune comportant des dispositions spécifiques au régime des restitutions à l'exportation. Le second, que vous commencez à bien connaître, est le Règlement (CE) n° 2988/95 du Conseil du 18 décembre 1995, relatif à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes (N° Lexbase : L5328AUU).
Vous savez qu'en vertu des dispositions de ce Règlement, dont le champ d'application est tout à fait transversal, un délai de prescription fixé en principe à quatre ans s'applique aux actions tendant à la poursuite d'une "irrégularité" mentionnée à son article 1er -laquelle est définie très largement puisqu'il s'agit de "toute violation d'une disposition du droit communautaire résultant d'un acte ou d'une omission d'un opérateur économique qui a ou aurait pour effet de porter préjudice au budget général des Communautés [...]", notamment par "une dépense indue". Son article 3, paragraphe 1, dispose que "le délai de prescription des poursuites est de quatre ans à partir de la réalisation de l'irrégularité" (premier alinéa), sauf pour les irrégularités "continues ou répétées", pour lesquelles le point de départ du délai est le "jour où l'irrégularité a pris fin" (deuxième alinéa). Le délai de prescription est interrompu "par tout acte, porté à la connaissance de la personne en cause, émanant de l'autorité compétente et visant à l'instruction ou à la poursuite de l'irrégularité" (troisième alinéa).
La cour a jugé que c'était bien ce délai de quatre ans prévu par les dispositions de l'article 3 du Règlement (CE) 2988/95 qui s'appliquait -et non le délai de prescription trentenaire de l'article 2262 du Code civil (N° Lexbase : L7209IAA), même réduit par voie jurisprudentielle pour le rendre compatible avec le principe de proportionnalité. La cour tranchait là, à bon droit, un débat qui a depuis lors été clos par une série de décisions que vous avez rendues le 28 mai 2014 (2) -cette solution ne faisant d'ailleurs que tirer les conséquences d'une jurisprudence très claire de la Cour de justice de l'Union européenne-. Nous n'y reviendrons pas.
Mais il fallait encore déterminer le point de départ de ce délai de quatre ans, c'est-à-dire l'irrégularité reprochée à la société. FranceAgriMer soutient à titre principal dans son pourvoi que cette irrégularité est constituée par le versement indu de l'aide. Mais ni votre jurisprudence ni celle de la Cour de justice ne sont en ce sens : ce qui constitue l'irrégularité, c'est la méconnaissance par le bénéficiaire de l'aide d'une des conditions mises à son octroi (3).
Et c'est là qu'interviennent les dispositions du Règlement (CE) 3665/87. L'organisme d'intervention avait remis en cause l'octroi des restitutions à l'exportation au motif que la société avait produit, pour justifier de la réalité des différentes exportations de viande ayant fait l'objet des aides, des documents irréguliers ou insuffisamment probants. Il se prévalait d'une méconnaissance des articles 16 § 1, 17 § 3 et 18 du Règlement de 1987, applicables aux restitutions à l'exportation à taux différencié -c'est-à-dire des restitutions dont le montant dépend du pays de destination des produits agricoles-. Pour en bénéficier, un opérateur doit produire, à l'appui du dossier constitué pour le paiement de la restitution, des documents justifiant l'accomplissement des formalités douanières de mise à la consommation dans le pays d'exportation. Et aux termes de l'article 47 du Règlement, ce dossier doit en principe être déposé dans un délai de douze mois suivant la date d'acceptation de la déclaration d'exportation -étant précisé qu'un délai supplémentaire peut être accordé à l'opérateur qui, malgré les diligences effectuées, n'a pu obtenir les documents douaniers justifiant la mise à la consommation dans le pays d'exportation-.
La cour administrative d'appel a considéré, au point n° 8 de son arrêt, que le point de départ du délai de prescription était la date d'enregistrement de la déclaration d'exportation. Nous n'avons aucun doute que cette affirmation est entachée d'erreur de droit ainsi que le soutient FranceAgriMer, compte tenu des précisions apportées par l'article 47 du Règlement : la société disposait d'un délai de douze mois à compter de sa déclaration d'exportation pour produire les documents justifiant la mise à la consommation dans le pays d'exportation ; l'irrégularité ne pouvait donc être regardée comme constituée qu'à l'expiration de ce délai -étant précisé qu'il ne ressort pas des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société X en avait demandé la prolongation-.
Notons que vous avez tranché un point tout à fait similaire à propos d'un autre régime d'aides, celui des aides dites "à la crème et au beurre pâtissiers", dans une autre des affaires jugées le 28 mai 2014 (4). S'agissant de l'irrégularité constituée par l'absence de production des documents justifiant l'incorporation de la matière grasse aidée dans les produits finaux, vous avez fixé la date à laquelle cette irrégularité devait être regardée comme réalisée à l'expiration du délai de douze mois dont disposait l'opérateur pour produire ces documents.
Vous annulerez l'arrêt attaqué.
2. Et vous devrez ensuite régler l'affaire au fond, en application de l'article L. 821-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3298ALQ). Vous serez saisi des deux appels formés respectivement par FranceAgriMer et la société Y contre le jugement du tribunal administratif
2.1. Il y aura d'abord lieu d'écarter un moyen d'irrégularité du jugement soulevé par FranceAgriMer, qui est dénué de consistance.
2.2. Vous devrez ensuite reprendre ce qu'avait jugé la cour à propos du délai de prescription applicable : nous l'avons dit, comme vous l'avez jugé depuis lors, c'est bien le délai de quatre ans prévu par le Règlement de 1995 qui s'applique et pas un délai plus long résultant du droit national. Précisons, à cet égard, que le Règlement sectoriel de 1987 sur les restitutions à l'exportation ne prévoit pas de délai plus court applicable à l'action en récupération des aides indûment versées.
2.3. Indiquons que, dans ses écritures d'appel, FranceAgriMer soutenait, très cursivement, que les irrégularités reprochées à la société X devaient être regardées comme des irrégularités "continues ou répétées" au sens de l'article 3, paragraphe 1, du Règlement de 1995. Il cherchait par ce biais à repousser le point de départ de la prescription puisque dans ce cas, nous le disions, celle-ci court du "jour où l'irrégularité a pris fin". Mais vous n'êtes assurément pas devant une irrégularité "continue". Et il nous paraît difficile d'employer la qualification d'irrégularités "répétées" : alors que trente-neuf des opérations d'exportation réalisées par la société X ont été remises en cause sur 87, les unes et les autres se succédant à plusieurs reprises sur la période, on perçoit mal comment déterminer le jour où "l'irrégularité a pris fin". La notion d'irrégularités répétées nous paraît plutôt s'appliquer à une succession ininterrompue d'irrégularités. Nous croyons donc qu'il faut en rester, dans cette affaire, à un délai de prescription courant de la date de réalisation de l'irrégularité -donc l'expiration du délai de douze mois suivant la date d'acceptation de la déclaration d'exportation correspondant à chacune des opérations litigieuses-.
2.4. C'est à ce stade que vous serez conduit à apporter une précision supplémentaire sur la notion d'acte interruptif de prescription.
Nous l'avons dit : le délai de prescription de quatre ans courait à l'expiration du délai de douze mois suivant l'acceptation de chacune des déclarations d'exportation ayant donné lieu aux restitutions litigieuses. Ces déclarations ont été enregistrées entre 1996 et 1998 et les titres de recettes contestés n'ont été émis que le 23 novembre 2006. Toutefois, FranceAgriMer se prévaut d'actes interruptifs de prescription intervenus en 1999 et 2003 -à savoir, des procès-verbaux établis par les services de la direction générale des douanes et des droits indirects et notifiés à la société-.
Le caractère interruptif de prescription de ces procès-verbaux est toutefois contesté par la société, jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne à l'appui. Cette dernière juge que constituent des actes interruptifs de prescription "[la transmission de] rapports mettant en exergue une irrégularité à laquelle [la personne en cause] aurait contribué en lien avec une opération d'exportation précise", de même qu'une demande d'"informations complémentaires concernant cette opération", ou encore "[l'application d']une sanction en lien avec ladite opération" (5). En revanche, la Cour refuse que puisse interrompre la prescription un "acte de contrôle, d'ordre général, de l'administration nationale sans rapport avec des soupçons d'irrégularités touchant des opérations circonscrites avec suffisamment de précisions" (6) -vous pourrez reprendre à votre compte cette dernière précision, qui est inédite dans votre jurisprudence et tout à fait utile pour le règlement du litige-.
Deux des procès-verbaux dont FranceAgriMer se prévaut, ceux des 8 avril et 24 juin 1999, relèvent en effet de cette catégorie des actes de contrôle d'ordre général insuffisamment précis pour interrompre le délai de prescription. Ces procès-verbaux de constat, s'ils sont en relation avec des investigations portant sur des exportations à destination de la Russie, sont dénués de toute précision sur les finalités des contrôles entrepris par les services des douanes. En 1999, ceux-ci en étaient manifestement à un stade de recherches préliminaires aux contours très larges. Les procès-verbaux alors établis ne permettaient pas à la société d'identifier les irrégularités qui allaient ultérieurement motiver l'émission des titres de perception litigieux, ni même les opérations d'exportation concernées par ces irrégularités.
En revanche, le procès-verbal des douanes du 17 mars 2003 comporte, quant à lui, suffisamment de précisions pour avoir interrompu le délai de prescription. Il permettait donc à l'organisme d'intervention de poursuivre les irrégularités constituées postérieurement au 17 mars 1999, c'est-à-dire celles se rapportant à des déclarations d'exportation acceptées après le 17 mars 1998. Ce constat vous conduira à juger que la quasi-totalité des titres litigieux sont atteints par la prescription : seul l'un d'entre eux en effet, le titre n° 200700038, correspond à une aide attribuée au titre d'une déclaration d'exportation acceptée après cette date -le 4 juin 1998 précisément-.
2.5. Il ne restera plus qu'à prendre position sur le bien-fondé de ce titre. Ce qui revient à trancher le point de savoir si la société avait apporté les éléments nécessaires à la justification de l'accomplissement des formalités douanières de mise à la consommation en Russie.
Précisons qu'à ce stade, l'essentiel de l'enjeu financier du litige sera derrière vous puisque l'unique titre non prescrit porte sur une somme de moins de 4 000 euros.
Vous ferez application ici de la dialectique que vous avez dégagée pour régler des questions de preuve tout à fait similaires (7).
Pour justifier de la mise à la consommation en Russie, la société X a produit un certificat d'exportation du 5 juin 1998 portant le tampon des autorités douanières françaises et une déclaration en douane du 9 juin suivant portant le tampon des autorités douanières russes, faisant état de l'expédition, puis de la livraison en Russie par l'intermédiaire de la société ETC de 3 991 kilogrammes de viande de boeuf congelée. La société a également produit une copie du document de transport correspondant à cette livraison. Elle s'est donc acquittée des obligations documentaires prévues par l'article 18 du Règlement (CE) 3665/87.
En réponse, FranceAgriMer produit toutefois un courrier des autorités douanières russes du 4 mai 2005 indiquant que la déclaration portant leur tampon serait falsifiée au motif qu'elle n'a pas été enregistrée dans la base de données du bureau de douanes qui l'a émise. Mais cela, à notre avis, ne suffit pas à remettre en cause la valeur probante des documents produits par la société. FranceAgriMer se prévaut, en effet, seulement de l'absence d'enregistrement de la déclaration en douane par les autorités russes, sans contester les autres documents produits. Or, il n'est pas exclu que ce défaut d'enregistrement pût être le fait des autorités russes au vu, d'une part, de l'indication figurant dans le courrier du 4 mai 2005 selon laquelle toutes les déclarations en douane antérieures au 24 mai 2004 ont été détruites, de sorte qu'une confirmation du défaut d'enregistrement par vérification des archives papier n'était pas possible et, d'autre part, des mesures prises par la Commission européenne dans une décision du 28 juillet 1999 (8) pour assouplir, compte tenu du manque de fiabilité des services douaniers russes, les modalités de preuve des exportations vers la Russie.
Bien sûr, il est permis d'hésiter, au vu notamment de la description, faite dans le procès-verbal des douanes du 17 mars 2003, des circuits complexes de livraison et de facturation qu'entretenait la société Z -l'intermédiaire de la société X-. Il paraît manifeste, même si les poursuites pénales engagées se sont conclues par un non-lieu, qu'une certaine opacité était entretenue autour des opérations d'export de la société Z. Mais en ce qui concerne précisément l'opération d'exportation à raison de laquelle la société X a touché la restitution restant en litige, il nous semble difficile, au vu des pièces produites, d'en remettre en cause la réalité.
Si vous nous suivez, vous rejetterez l'appel de FranceAgriMer et vous accueillerez celui de la société. Vous réformerez le jugement du tribunal administratif en conséquence. Vous pourrez enfin mettre à la charge de FranceAgriMer une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4).
Par ces motifs nous concluons dans le sens qui suit :
1. Annulation des articles 1er, 2 et 4 de l'arrêt attaqué ;
2. Annulation des titres qui ne l'ont pas été par le tribunal administratif ;
3. Rejet de l'appel de FranceAgriMer ;
4. Réformation du jugement du tribunal en ce qu'il a de contraire à votre décision ;
5. Versement par FranceAgriMer à la société Y d'une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.
6. Rejet des conclusions présentées à ce même titre par FranceAgriMer.
(1) CE 3° s-s., 28 juin 2010, n° 329508 332877, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6061E3U).
(2) Et notamment la décision CE 3° et 8° s-s-r., 28 mai 2014, n° 350095, mentionné aux tables du recueil Lebon ([LXB=A6324MPW)]).
(3) Voyez notamment en ce sens, parmi vos décisions du 28 mai 2014 précitées, les décisions CE 3° et 8° s-s-r., n° 359462 (N° Lexbase : A6336MPD) et n° 356932 (N° Lexbase : A6329MP4), mentionnées aux tables du recueil Lebon.
(4) Voyez votre décision n° 356932, préc..
(5) CJUE, 28 octobre 2010, aff. C-367/09 (N° Lexbase : A7811GCB), points n°s 69 et 70.
(6) CJCE, 24 juin 2004, aff. C-278/02 (N° Lexbase : A7707DCG), points n°s 40 à 42.
(7) Voyez CE 3° et 8° s-s-r., 3 octobre 2011, n° 325356, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6188HYT), à propos de la fourniture par l'exportateur de marchandises des éléments justifiant l'incorporation dans ces marchandises des quantités de produits aidées.
(8) C (1999) 2497 final.
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