Réf. : CEDH, 23 avril 2015, Req. 29369/10 (N° Lexbase : A0406NHI)
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par Guillaume Royer, Maître de conférences à Sciences-Po Paris (Campus franco-allemand de Nancy), Avocat au barreau de Nancy
le 21 Mai 2015
Il faut se souvenir que le juge B. avait été retrouvé mort à Djibouti en 1995, justifiant l'ouverture d'une information judiciaire en 1997, confiée aux juges d'instruction X et Y. La veuve du magistrat s'était constituée partie civile et avait constitué avocat par l'intermédiaire de Maître M.. Au cours de l'information judiciaire, celui-ci avait déposé une demande de reconstitution des faits sur les lieux qui a été refusée par les magistrats instructeurs. Toutefois, par un arrêt en date du 21 juin 2000, la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris avait annulé cette ordonnance en estimant que cet acte était indispensable à la manifestation de la vérité et elle avait également dessaisi les deux magistrats en charge du dossier pour le confier au juge d'instruction Z. Probablement au cours de l'été 2000, ce troisième juge d'instruction avait relevé que plusieurs éléments très importants, pour écarter la thèse du suicide qui était privilégiée à l'époque, n'avaient pas été cotés à la procédure. Il s'agissait d'une cassette vidéo réalisée à Djibouti en mars 2000, pendant un déplacement des deux premiers magistrats sur les lieux du décès et d'une carte du procureur de la République de Djibouti adressée à l'un des deux juges d'instruction. Sur cette carte, le procureur de Djibouti utilisait le tutoiement et dénonçait une entreprise de manipulation de la veuve du juge décédé et de son avocat. En date du 6 septembre 2000, Maître M. avait écrit au Garde des Sceaux pour dénoncer le comportement déloyal et partial des deux premiers juges d'instruction et demander l'ouverture d'une enquête de l'inspection général des services judiciaires. Le lendemain, un article paru dans "Le Monde" relatait ces faits ainsi que des dysfonctionnements dans la transmission des pièces de procédure dans un article intitulé "Affaire : remise en cause de l'impartialité de la juge X". Mettant en cause le comportement du juge X. dans le dossier du décès du juge B. à Djibouti, l'avocat avait également rappelé que le même juge aurait également fait disparaître des pièces fondamentales dans le dossier de la scientologie. Les deux magistrats avaient déposé plainte pour diffamation publique à l'encontre du directeur de publication, en qualité d'auteur principal, et à l'encontre de Maître M., en qualité de complice de l'infraction, conformément à l'ordre établi des responsabilités en cascade de l'article 41 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 (N° Lexbase : L3046IZT). Devant les juridictions du fond, Maître M. a été déclaré coupable de complicité de diffamation. Par un arrêt en date du 10 novembre 2009 (Cass. crim., 10 novembre 2009, n° 08-86.853, F-D N° Lexbase : A1945END), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi en cassation formé par l'avocat, estimant qu'il avait outrepassé les limites admissibles à la liberté d'expression au sens de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4743AQQ).
L'avocat, ayant épuisé les voies de recours internes, a alors saisi la Cour européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. Au soutien de sa requête, il a argué d'une double violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme par l'Etat français. D'une part, il a fait valoir que sa cause n'avait pas été examinée de manière équitable par un tribunal impartial devant la Cour de cassation, dans la mesure où un membre de ladite Cour, qui a fait partie de la formation ayant statué sur son pourvoi, avait auparavant déjà eu l'occasion d'exprimer son soutien et sa confiance au juge X. D'autre part, il a également soutenu une atteinte excessive à sa liberté d'expression en tant qu'avocat puisque, jouant un rôle central dans l'administration de la justice, il devait bénéficier d'une intense protection. Cette argumentation est totalement suivie par la Cour européenne des droits de l'Homme. Dans un premier temps, elle considère que l'avocat n'avait pas bénéficié de la garantie d'un tribunal impartial au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne (N° Lexbase : L7558AIR).
Surtout, elle considère aussi que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme a été violé dans la mesure où la condamnation de l'avocat pour complicité de diffamation constituait une ingérence disproportionnée à la liberté d'expression de l'avocat. En suivant le détail du raisonnement suivi par la Cour européenne des droits de l'Homme, il se trouve que celle-ci considère que l'avocat ne pouvait tenir ses propos dans le cadre de la défense des intérêts de son client (I), mais que l'information du public, dans le cadre d'un débat d'intérêt général, excusait l'atteinte à la réputation des magistrats (II).
I - Des propos inutiles à la défense du client
Il ne fait aucun doute que l'avocat doit pouvoir bénéficier d'une liberté de ton dans l'exercice des droits de la défense. Comme l'écrit notre confrère François Lyn, la liberté d'expression de l'avocat est renforcée au nom du respect des droits de la défense de son client lorsque l'intéressé s'exprime devant les tribunaux (1). Ainsi, la Cour européenne des droits de l'Homme a déjà pu considérer, en application de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, que "ce n'est qu'exceptionnellement qu'une restriction à la liberté d'expression de l'avocat de la défense même au moyen d'une sanction pénale légère peut passer pour nécessaire dans une société démocratique" (2). Le droit interne n'est pas en reste puisque l'article 41, alinéa 4, de la loi en date du 29 juillet 1881 prévoit que "ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux". Autant dire qu'à la barre, la liberté de parole de l'avocat est très élargie.
Mais progressivement, la Cour européenne des droits de l'Homme a aussi considéré que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme assurait également une protection spécifique hors du prétoire. C'est ainsi que, dans l'affaire "Amihalachiaie contre Moldavie" ayant donné lieu à un arrêt en date du 20 juillet 2004, la Cour européenne des droits de l'Homme a indiqué que "la liberté d'expression vaut aussi pour les avocats, qui ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites" (4). Or, toute la difficulté est de fixer concrètement ces limites, d'autant que la Cour européenne des droits de l'Homme a précisé que, dans l'exercice de son contrôle, la Cour doit analyser l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris la teneur des propos du requérant et le contexte dans lequel ils ont été exprimés, pour déterminer si elle était "fondée sur un besoin social impérieux" et "proportionnée au but légitime poursuivi" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants" (5). De toute évidence, la Cour européenne s'en remet à un critère in concreto, dont l'inconvénient est évidemment l'insécurité juridique qui en découle.
Pourtant, il semble tout de même qu'un critère objectif guide l'oeuvre jurisprudentielle de la Cour européenne des droits de l'Homme. Différents arrêts posent l'exigence d'une critique contemporaine à l'oeuvre de justice pour bénéficier de la protection de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. C'est ainsi que, dans l'arrêt rendu dans l'affaire "Foglia contre Suisse", la Cour européenne des droits de l'Homme a estimé que l'avocat n'avait pas outrepassé les limites de la liberté d'expression dans les médias en exprimant son mécontentement sur la conduite d'une enquête de police et en exposant les motifs qui l'avait conduit à exercer un recours en appel (6). En revanche, il en allait différemment dans l'affaire commentée, la Cour européenne des droits de l'Homme considère que les propos litigieux ne pouvaient bénéficier de la protection accordée par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme car ils ne corroboraient pas l'exercice des droits de la défense. Selon elle, les déclarations publiées dans le journal "Le Monde" visaient des juges d'instruction définitivement écartés de la procédure lorsqu'il s'est exprimé. La Cour ne décèle donc pas dans quelle mesure ses déclarations pouvaient directement participer de la mission de défense de sa cliente, dès lors que l'instruction se poursuivait devant un autre juge qui n'était pas mis en cause. En revanche, c'est sous l'angle du droit à l'information du public que la Cour européenne des droits de l'Homme retient la violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.
II - Des propos utiles à l'information du public
L'information du public constitue une garantie prévue par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits l'Homme. Après avoir proclamé que "toute personne a droit à la liberté d'expression", le premier paragraphe de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme précise que "ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir [...] des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière". Et c'est précisément sous cet angle que la Cour européenne des droits de l'Homme estime que la condamnation de l'avocat du chef de complicité de diffamation, pour ses propos tenus dans les colonnes du journal "Le Monde", constitue une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. En effet, l'arrêt énonce que "les propos reprochés au requérant ne constituaient pas des attaques gravement préjudiciables à l'action des tribunaux dénuées de fondement sérieux, mais des critiques à l'égard des juges X. et Y, exprimées dans le cadre d'un débat d'intérêt général relatif au fonctionnement de la justice et dans le contexte d'une affaire au retentissement médiatique important depuis l'origine" (8). Ce type de raisonnement est désormais bien connu.
Il est désormais admis en droit européen que, dans le contexte d'un débat d'intérêt général, la liberté d'expression dispose d'un degré de protection accru, incluant la possibilité "de recourir à une certaine dose d'exagération, voire de provocation, c'est-à-dire d'être quelque peu immodéré dans ses propos" (9). Et d'ailleurs, la Cour européenne des droits de l'Homme avait indiqué que le public trouvait un intérêt légitime à être informé et à s'informer sur les procédures en matière pénale (10). A cet égard, l'affaire commentée ne présentait pas d'originalité notoire puisque les propos de l'avocat s'inscrivaient dans le cadre d'une critique du fonctionnement de la justice impliquant les deux anciens juges chargés d'instruire l'affaire dans laquelle leurs clients étaient parties civiles et concernant la mort suspecte d'un magistrat français à Djibouti. En d'autres termes, le cadre du débat d'intérêt général permettait de tenir un propos particulièrement hostile quant à l'oeuvre de justice.
Mais là où se trouve la véritable originalité de cet arrêt, c'est qu'il légitime la présence de l'avocat dans un débat d'intérêt général au sens de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. Traditionnellement, les justiciables qui cherchent à invoquer les contours d'un débat d'intérêt général pour couvrir leur propos sont les politiques et, évidemment, les journalistes. Il est plus rare que les avocats invoquent le bénéfice du débat d'intérêt général pour justifier pénalement des propos pénalement répréhensibles. Il convient toutefois de préciser que la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'Homme marque une avancée indéniable au profit de l'avocat dans les contextes médiatiques. Dans l'affaire "Mor contre France", ayant donné lieu à un arrêt en date du 15 décembre 2011, elle avait admis que l'avocat avait pu commenter un rapport d'expertise, en violation du secret de l'instruction, accablant une société pharmaceutique qui avait mis sur le marché un vaccin contre l'hépatite B qui avait conduit au décès d'une fillette (11). Ainsi que l'écrivait le Professeur Jean-Pierre Marguénaud dans d'autres colonnes, "l'avocat ne sera plus le seul à ne pas pouvoir parler dans les médias d'une affaire que tous les journalistes étalent à la une de tous les journaux" (12).
De toute évidence, l'affaire "Morice contre France" participe de cette mouvance. Mais la Cour européenne des droits de l'Homme prend soin de préciser que, du point de vue de la participation au débat d'intérêt général, l'avocat ne saurait être assimilé à un journaliste. Tandis qu'il incombe au journaliste de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l'administration de la justice, l'avocat agit en qualité d'acteur de la justice directement impliqué dans le fonctionnement de celle-ci et dans la défense d'une partie (13). Bien que la Cour européenne des droits de l'Homme considère que cette décision est très particulière en raison de son contexte factuel, il n'en demeure pas moins, selon nous, qu'elle apporte une pierre importante au fait justificatif tiré du débat d'intérêt général, souvent critiqué pour son imprécision (14).
En définitive, cette affaire ne reconnaît aucun nouveau droit en faveur de l'avocat. Il était déjà acquis que celui bénéficiait d'une liberté de parole en dehors du prétoire. Toutefois, l'avocat est pénalement excusé par l'existence d'un débat d'intérêt général, lorsqu'il dénonce les dysfonctionnements de la justice, graves et avérés, qu'il a pu constatés dans ses dossiers. La liberté de parole, dont il bénéfice dans les colonnes de la presse, se rapproche alors sensiblement de celle dont il bénéficie derrière les colonnes du tribunal.
(1) F. Lyn, La liberté d'expression de l'avocat en droit européen, Gaz. Pal., 21 juin 2007, p. 2 et s..
(2) CEDH, 15 décembre 2005, Req. 73797/01, § 174 (N° Lexbase : A9564DLS).
(3) F. Lyn, La liberté d'expression de l'avocat en droit européen, spéc. II-A.
(4) CEDH, 20 avril 2004, Req. 60115/00, § 28 (N° Lexbase : A8913DBQ).
(5) CEDH, 20 avril 2004, Req. 60115/00, § 28.
(6) CEDH, 13 décembre 2007, Req. 35865/04 N° Lexbase : A0600D3M).
(7) CEDH, 23 avril 2015, Req. 29369/10, § 174 (N° Lexbase : A0406NHI).
(8) Idem, § 148.
(9) CEDH, 22 octobre 2007, Req. 21279/02, § 56 (N° Lexbase : A8226DYC) ; v. également, CEDH, 7 novembre 2006, Req. 12697/03 § 25 (N° Lexbase : A1924DS3) ; CEDH, 10 décembre 2009, Req. 10883/05, § 33 N° Lexbase : A8882EIS).
(10) CEDH, 22 octobre 2007, Req. 21279/02, § 66 (N° Lexbase : A8226DYC) ; v., aussi, CEDH, 30 octobre 2012, Req. 6086/10 (N° Lexbase : A1439IW9).
(11) CEDH, 15 décembre 2011, Req. 28198/09, § 53 (N° Lexbase : A6142IAQ).
(12) J.-P. Marguénaud, L'extension du droit à la liberté d'expression de l'avocat par la médiatisation du contexte, RSC 2012, p. 260 et s.
(13) CEDH, 23 avril 2015, précité, § 148.
(14) H. Chevry, Les débats d'intérêt général et le droit de la presse, Mémoire master 2, Paris II, 2014, dir. Y. Mayaud, p. 82 et s.
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