La lettre juridique n°599 du 29 janvier 2015 : Accident du travail - Maladies professionnelles (AT/MP)

[Jurisprudence] Perte de droits à la retraite et CPH : revirement

Réf. : Cass. mixte, 9 janvier 2015, n° 13-12.310, P+B+R+I (N° Lexbase : A0773M9I)

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par Julien Bourdoiseau Maître de conférences HDR à la Faculté de droit de Tours, Conseil scientifique cabinet Exceptio avocats

le 17 Mars 2015

Le droit de l'indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles est l'objet de critiques récurrentes en raison du sacrifice qui est imposé aux salariés victimes. C'est que les dommages subis par l'accidenté du travail sont indemnisés forfaitairement tandis que, pour ne prendre que deux exemples parmi de nombre autres, ceux soufferts par l'accidenté médical ou l'accidenté de la circulation non conducteur sont intégralement compensés. Rien n'y fait. Interrogé par voie d'exception sur la conformité du dispositif aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel considère "que le plafonnement de l'indemnité destinée à compenser la perte de salaire résultant de l'incapacité n'institue pas une restriction disproportionnée aux droits des victimes d'accident du travail ou de maladie professionnelle" (Cons. const. 18 juin 2010, décision n° 2010-8 QPC, cons. 17 N° Lexbase : A9572EZK). Et la Cour de cassation de dire pour sa part que "les dispositions des articles L. 451-1 (N° Lexbase : L4467ADS), L. 452-1 (N° Lexbase : L5300ADN) et L. 452-3 (N° Lexbase : L5302ADQ) du Code de la Sécurité sociale, qui interdisent à la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle imputable à la faute inexcusable de l'employeur, d'exercer contre celui-ci une action en réparation conformément au droit commun et prévoient une réparation spécifique des préjudices causés, n'engendrent pas une discrimination prohibée par l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4747AQU) et l'article 1er du Protocole additionnel n° 1, à la Convention, du seul fait que la victime ne peut obtenir une réparation intégrale de son préjudice" (Cass. civ. 2, 11 juillet 2013, n° 12-15.402, FS-P+B N° Lexbase : A8826KIQ). Ceci rappelé, et considérant au surplus que les décisions du Conseil constitutionnel "s'imposent (...) à toutes les autorités administratives et juridictionnelles" (Constitution du 4 octobre 1958, art. 68 N° Lexbase : L1334A9B), il aurait fallu beaucoup d'audace à la Cour de cassation pour pouvoir se prononcer différemment. Il n'est pas exclu que cette dernière considération ait pu peser dans l'exhortation qui clôt le communiqué signalant l'arrêt rendu par la chambre mixte le 9 janvier 2015 : "Une intervention législative permettant aux victimes d'accident du travail de bénéficier d'une réparation intégrale demeure néanmoins souhaitable et a été à plusieurs reprises soulignée par la Cour de cassation" (voir notamment en ce sens, La documentation française, rapport d'activité pour 1995, pp. 13, 14). Mais l'art de la conjecture est un exercice périlleux. En l'espèce, un salarié fait une chute de plusieurs mètres sur son lieu de travail. Le caractère professionnel de l'accident est reconnu par la caisse primaire d'assurance maladie. Le taux de l'incapacité permanente est fixé à 15 %. Six mois plus tard, le salarié victime est licencié pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement. Saisie, la cour d'appel de Rennes (CA Rennes, 19 décembre 2012, n° 09/08770 N° Lexbase : A4052IZ4) retient la faute inexcusable de l'employeur, majore la rente allouée au taux maximum, mais déboute la victime de sa demande au titre de la perte de droits à la retraite.

Contrairement à l'analyse qui est faite par les juges du fond, l'auteur du pourvoi soutient en substance que ladite perte n'est pas un chef de dommage couvert par le livre IV du Code de la Sécurité sociale, qu'elle peut donc faire l'objet d'une demande d'indemnisation complémentaire.

La question posée par le pourvoi est simple, à tout le moins à formuler. Elle consiste à se demander ce que compense précisément la rente majorée à raison de la faute inexcusable de l'employeur. La réponse, qui est débattue en doctrine, est acquise en jurisprudence.

Dans la mesure où la perte des droits à la retraite est nécessairement indemnisée par application du livre IV du Code de la Sécurité sociale (I), la perte subie ne saurait donner lieu, par voie de conséquence, à une réparation distincte (II). C'est dire qu'elle est jugée suffisante.


Résumé

Si l'article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L5302ADQ), tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, dispose qu'en cas de faute inexcusable, la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle peut demander à l'employeur, devant la juridiction de Sécurité sociale, la réparation de chefs de préjudice autres que ceux énumérés par le texte précité, c'est à la condition que ces préjudices ne soient pas déjà couverts par le livre IV du Code de la Sécurité sociale, comme c'est le cas de la perte des droits à la retraite.

I - La perte des droits à la retraite nécessairement indemnisée !

Le principe de l'indemnisation est solennellement réaffirmé en l'espèce : "la perte de droits à la retraite est couverte par la rente majorée". Et la Cour de cassation de préciser que ladite rente répare "notamment [l'adverbe donne à penser] les pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle résultant de l'incapacité permanente partielle subsistant au jour de la consolidation".

Cette solution est acquise en jurisprudence depuis près de cinq ans. On la doit à un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rendu le 11 juin 2009 (Cass. civ. 2, 11 juin 2009, n° 07-21.768, FS+P+B+R+I N° Lexbase : A0512EIS) (1). Elle a été réaffirmée depuis (Cass. civ. 2, 28 février 2013, n° 11-21.015, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8812I8U).

Ceci étant rappelé, le sens de l'arrêt sous étude ne s'impose pas au lecteur. C'est qu'on ne trouve pas affirmé, à tout le moins pas formellement, que la rente majorée indemnise la perte des droits à la retraite. La solution ne surprend pourtant pas. On la doit à la nomenclature des préjudices corporels -nomenclature dite "Dintilhac"- à laquelle la Chambre mixte renvoie par prétérition. La définition de l'incidence professionnelle doit retenir l'attention. Ce chef de préjudice patrimonial à caractère définitif a pour objet d'indemniser non la perte de revenus liée à l'invalidité permanente de la victime, mais les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle, en l'occurrence la perte de retraite. Ceci posé, la Cour de cassation aurait été bien imprudente de s'aventurer à retenir une définition originale de la rente.

L'indemnisation de tous les retentissements de l'accident du travail imputables à la faute inexcusable de l'employeur a été rendue possible par une décision du Conseil constitutionnel. Il faut bien voir que jusqu'à la décision QPC du 18 juin 2010, cette faute qualifiée autorisait certes le salarié victime à demander la majoration de sa rente (CSS, art. L. 452-2 N° Lexbase : L7113IUY) et la compensation de quelques postes de préjudice patrimoniaux et extrapatrimoniaux (CSS, art. L. 452-3 N° Lexbase : L5302ADQ). Mais c'était tout. On doit au Conseil constitutionnel d'avoir considéré qu'en "présence d'une faute inexcusable de l'employeur, les dispositions de l'article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale, ne sauraient toutefois, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d'actes fautifs, faire obstacle à ce que ces mêmes personnes, devant les mêmes juridictions, puissent demander à l'employeur réparation de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV du Code de la Sécurité sociale" (cons. 18). A l'évidence, le Conseil écartait le caractère limitatif des chefs de dommage réparables. La Cour de cassation s'est appliquée à le redire (Cass. civ. 2, 30 juin 2011, n° 10-19.475, FS+P+B+R N° Lexbase : A6615HUK ; Cass. soc., 16 novembre 1988, n° 87-12.800 N° Lexbase : A3693ABE). Il restait encore à s'entendre sur ce que sont "des dommages non couverts" par le droit des risques professionnels et, par voie de conséquence, à déterminer l'étendue de la réparation.

Le quantum de la réparation allouée au salarié victime d'un accident de travail interdit que l'intéressé soit replacé dans la situation qui aurait été la sienne si la faute inexcusable dommageable n'avait pas été commise. Le principe est certes acquis depuis la loi du 9 avril 1898. Mais, par faveur pour le salarié victime, il aurait pu être considéré que tous les dommages non totalement couverts pouvaient être compensés. Cette interprétation aurait fondé la victime à échapper, par la bande en quelque sorte, à l'indemnisation forfaitaire. Saisie de la question, la deuxième chambre civile refuse de franchir le Rubicon (Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-18.014, FS+P+B+I N° Lexbase : A1272IIX). Elle est à présent confortée dans son analyse par l'arrêt rendu en chambre mixte : l'indemnisation ne saurait jamais être intégrale, à tout le moins pas à l'initiative du juge. La perte des droits à la retraite subie par le salarié victime étant indemnisée à raison de l'allocation d'une rente, elle ne saurait donner lieu à une réparation distincte. En disant cela, la Cour de cassation se conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel et à la volonté du législateur. Est-ce à dire que la perte des droits à la retraite serait suffisamment indemnisée ?

II - Une perte des droits à la retraite suffisamment indemnisée ?

La cause proche de la perte subie -le licenciement pour inaptitude et l'impossibilité de reclassement- est reléguée au second plan en l'espèce. Il n'en a pas toujours été ainsi.

La Chambre sociale de la Cour de cassation décide, dans un arrêt du 26 octobre 2011 (Cass. soc., 26 octobre 2011, n° 10-20.991, FS-P+B N° Lexbase : A0636HZL), que le salarié a le droit de demander à la juridiction prud'homale une indemnité réparant la perte des droits à la retraite et ce toutes les fois que le licenciement est prononcé en raison d'une inaptitude consécutive à un accident du travail jugé imputable à une faute inexcusable de l'employeur. Le renvoi devant une Chambre mixte s'imposait.

Désireuse manifestement de conjurer le mauvais sort que le droit des risques professionnel continue de réserver au salarié victime, la Chambre sociale offrait à cette dernière la possibilité de demander la compensation de chefs de préjudice singuliers jugés alors (en opportunité) irréductibles à la perte des gains professionnels ou à l'incidence professionnelle. En se prononçant de la sorte, le juge était sur sa ligne. Pour mémoire, il décidait dans le courant de l'année 2006 : "lorsqu'un salarié a été licencié en raison d'une inaptitude consécutive à une maladie professionnelle qui a été jugée imputable à une faute inexcusable de l'employeur, il a droit à une indemnité réparant la perte de son emploi due à cette faute de l'employeur". Et d'ajouter "que les juges du fond apprécient souverainement les éléments à prendre en compte pour fixer le montant de cette indemnisation à laquelle ne fait pas obstacle la réparation spécifique afférente à la maladie professionnelle ayant pour origine la faute inexcusable de l'employeur" (Cass. soc., 17 mai 2006, n° 04-47.455 N° Lexbase : A3947DPU, voir également en ce sens, Cass. soc., 26 janvier 2011, n° 09-41.342 N° Lexbase : A8489GQH, et Cass. soc., 23 septembre 2014, n° 13-17.212 N° Lexbase : A3132MXB).

L'arrêt sous étude met un terme à cette jurisprudence. Alors que le pourvoi ne l'y invitait pas, la chambre mixte de la Cour de cassation décide que la perte des droits à la retraite est couverte de manière forfaitaire par la rente majorée quant bien même serait-elle consécutive à un licenciement du salarié pour inaptitude. Autant dire que la jurisprudence indemnisant la perte d'emploi consécutive à un accident du travail ou une maladie professionnelle risque par voie de conséquence de vaciller. L'attention est de mise.

S'agissant de la cause plus lointaine de la perte subie -la faute inexcusable dommageable- il sera fait remarquer que son appréciation devrait à l'avenir relever des seuls tribunaux des affaires de Sécurité sociale. La Cour de cassation considère en ce sens qu'en cas de faute inexcusable, la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle peut demander à l'employeur, devant la juridiction de Sécurité sociale, la réparation de chefs de préjudice autres que ceux énumérés à l'article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale. Ce faisant, la chambre mixte paraît manifester, au passage, son intention de mettre un terme aux difficultés nées du traitement complexe des demandes d'indemnisation des salariés victimes de la survenance d'un risque professionnel portées successivement devant la juridiction de Sécurité sociale et la juridiction prud'homale.


(1) Vu les articles 29 et 31 de la loi du 5 juillet 1985 (N° Lexbase : L7887AG9) et les articles L. 434-1 (N° Lexbase : L5263ADB) et L. 434-2 (N° Lexbase : L7111IUW) du Code de la Sécurité sociale, ensemble le principe de la réparation intégrale : "Attendu qu'il résulte du dernier de ces textes que la rente versée à la victime d'un accident du travail indemnise, d'une part, les pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité et, d'autre part, le déficit fonctionnel permanent ; qu'en l'absence de perte de gains professionnels ou d'incidence professionnelle, cette rente indemnise nécessairement le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent [...]".

Décision

Cass. mixte, 9 janvier 2015, n° 13-12.310, P+B+R+I (N° Lexbase : A0773M9I)

Textes concernés : CSS, art. L. 452-3 (N° Lexbase : L5302ADQ)

Mots clés : faute inexcusable ; indemnisation accidents du travail et maladies professionnelles ; perte des droits à la retraite.

Liens Base : (N° Lexbase : E3157ET4), (N° Lexbase : E1768EP8)

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