La lettre juridique n°599 du 29 janvier 2015 : Éditorial

Le secret des affaires et le mythe fictionnel de la nullité rétroactive

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 17 Mars 2015


On sait que l'actualité jurisprudentielle oblige souvent le politique même le plus weberien à (sur)réagir, le conduisant parfois à l'adoption de "lois émotionnelles", quand le reste de l'activité législative ne relève pas de la simple transposition communautaire. Mais, il arrive également que cette même actualité accompagne la réflexion de nos législateurs, lorsqu'ils examinent un projet ou une proposition de loi, afin de les alerter sur les imperfections, éventuelles, de la norme en discussion. Tel est le cas de cet arrêt du 16 décembre 2014, dans lequel la cour d'appel de Paris, rappelant que le demandeur aux mesures d'instruction in futurum de l'article 145 du Code de procédure civile doit justifier d'indices suffisants pour rendre crédibles les soupçons allégués de concurrence déloyale, rétracte une ordonnance qui avait ordonné la saisie et la copie des informations de nature commerciale, comptable et financière chez une société concurrente, en vue de faire la preuve d'un détournement de clientèle. La cour prononce donc la rétractation de l'ordonnance du premier juge qui a ordonné la mesure litigieuse et, en conséquence, la nullité subséquente des opérations de saisie effectuées en exécution de celle-ci ; elle ordonne, également, la restitution, dans le délai de huit jours, des pièces saisies, outre l'interdiction d'en conserver copie (sic).

On ne discutera pas le caractère fictionnel de la nullité procédurale, qui, éliminant de l'ordre juridique les actes incompatibles avec une bonne administration de la justice, veut que, comme en matière contractuelle, sa rétroactivité conduise les parties, ici le demandeur et le défendeur, dans la situation dans laquelle ils étaient avant la mesure d'instruction ; ce qui, naturellement, en matière de saisie, entraîne la restitution des documents en cause et l'absence d'effet, dans l'appréciation judiciaire s'entend, du contenu de ces documents bel et imparfaitement saisis. Le "mythe" de la nullité en droit atteint son paroxysme avec l'interdiction de conserver copie des documents ainsi illégalement saisis : à l'ère numérique, tout cela relève du voeu pieux. Fraus omnia corrumpit : la belle affaire ! Lorsque le mal est fait et qu'on ne peut pas, en matière d'information, revenir dessus. La "machine à explorer le temps" est, en matière juridique, plus que grippée. Mais, faut-il le rappeler, celle de H. G. Wells allait vers le futur, sans risque d'effet papillon !

L'affaire pourrait s'avérer parfaitement théorique si elle n'avait pas trait au droit de la concurrence, celui-là même percuté de plein fouet par un amendement au projet de loi pour la croissance et l'activité visant à introduire, formellement, la notion de "secret des affaires" dans le droit français. Au-delà de la question des "lanceurs d'alertes" et des journalistes, c'est le droit de la preuve au service des droits de la défense qui s'en trouve nécessairement affecté.

Jusqu'à présent, bon gré mal gré, lorsque l'on soupçonnait une pratique concurrentielle déloyale, l'on pouvait requérir une ordonnance de saisie de divers documents comptables, commerciaux, financiers, etc., de son concurrent pour avoir la preuve d'un tel forfait. L'action était fondée sur l'article 145 du Code de procédure civile aux termes duquel, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. On comprend assez vite que le référé probatoire puisse constituer un moyen de s'approprier abusivement, par la voie judiciaire, des informations économiques confidentielles d'un concurrent. La seule entrave à une telle dérive demeurait, alors, le contrôle du motif légitime de la mesure d'instruction envisagée.

Mais, comme le faisaient remarquer pertinemment les rapporteurs de la proposition de loi visant à sanctionner la violation du secret des affaires, n° 3985, déposée le 22 novembre 2011, qui inspira la proposition de loi n° 2139 et l'amendement récemment adopté dans le cadre des discussions sur le projet de loi "Macron", actuellement devant le Parlement, "selon la jurisprudence de la Cour de cassation, le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du Code de procédure civile, dès lors que les mesures ordonnées procèdent d'un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées. Il résulte de cette jurisprudence que le moyen tiré d'un risque de violation du secret des affaires ne constitue pas un obstacle autonome à la mise en oeuvre d'une mesure d'instruction in futurum. Ce n'est qu'une donnée que le juge doit intégrer dans son appréciation de la légitimité du motif invoqué". Et, c'est à juste titre, que "le rapport du groupe de travail interministériel sur le secret des affaires présidé par M. Claude Mathon, avocat général à la Cour de cassation, considérant cette protection du secret des affaires insuffisante dans le cadre de la procédure civile, recommand[e] de mettre en place un mécanisme protecteur, s'inspirant de celui applicable aux procédures relevant de l'Autorité de la concurrence" ; tout en reconnaissant "qu'une telle réforme des règles applicables en matière de procédure civile et, sans doute, pénale et de contentieux administratif, soulève des enjeux délicats au regard des principes du contradictoire et de l'égalité des armes". Etablir un economic espionage act à la française n'est donc pas chose aisée.

C'est la synthèse du moins voulue à travers l'introduction des futurs articles L. 151-1 et suivants du Code de commerce (les deux bords de l'hémicycle y étant favorable). Outre une définition du secret des affaires, tant attendue ("Est protégée au titre du secret des affaires, indépendamment de son incorporation à un support, toute information : 1° qui ne présente pas un caractère public en ce qu'elle n'est pas, en elle-même ou dans l'assemblage de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d'activité traitant habituellement de ce genre d'information ; 2° qui, notamment en ce qu'elle est dénuée de caractère public, s'analyse comme un élément à part entière du potentiel scientifique et technique, des positions stratégiques, des intérêts commerciaux et financiers ou de la capacité concurrentielle de son détenteur et revêt en conséquence une valeur économique ; 3° qui fait l'objet de mesures de protection raisonnables, compte tenu de sa valeur économique et des circonstances, pour en conserver le caractère non public"), l'amendement prévoit, notamment, dans un futur article L. 151-3, que le tribunal ne peut ordonner les mesures demandées que si les éléments de preuve, raisonnablement accessibles au demandeur, rendent vraisemblable l'atteinte à un secret des affaires ou le risque d'une telle atteinte. Il peut interdire la réalisation ou la poursuite des actes dont il est prétendu qu'ils portent atteinte ou risquent de porter atteinte à un secret des affaires, la subordonner à la constitution de garanties destinées à assurer l'indemnisation éventuelle du demandeur ou ordonner la saisie ou la remise entre les mains d'un tiers de tout produit ou support soupçonné de permettre l'atteinte au secret des affaires ou d'en résulter. Autrement dit, le secret des affaires n'empêchera pas le recours à une mesure d'instruction urgente pour prévenir, singulièrement, une pratique concurrentielle déloyale, mais encadrera plus spécifiquement cette mesure lorsqu'elle susceptible de porter atteinte au secret des affaires, pour garantir le défendeur de tout dévoiement judiciaire à visée d'espionnage ; garantie que ni la rétractation de l'ordonnance de référé probatoire, ni la restitution des documents saisis accompagnée d'une interdiction de copie ne sont à même d'apporter. Et, il en ira ainsi, d'autant qu'à la seule action en responsabilité délictuelle que peut intenter le défendeur à l'encontre du demandeur indélicat, s'adjoindra les prescriptions de l'article L. 151 5, selon lequel, à titre de réparation, le tribunal pourra accorder à la victime de l'atteinte des dommages et intérêts ; ceux-ci compensant les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner et la perte, subies par la personne lésée du fait de l'atteinte, ainsi que le préjudice moral qui lui a été causé par celle-ci.

"Trébucher peut prévenir une chute" prodigue Thomas Fuller : mais "notre raison, déjà si insuffisante pour prévenir nos malheurs, l'est encore davantage pour nous en consoler" alerte Choderlos de Laclos. Du moins considérera-t-on que le secret des affaires, bien que singulièrement protégé, n'empêchera ni l'instruction de mesures probatoires, ni, plus globalement, la dénonciation de pratiques concurrentielles déloyales.

Comme le souligne le philosophe Roger Pol-Droit, "sans le secret des affaires, c'en serait fini de l'industrie, des services, de l'économie". La plupart des autres Etats industrialisés l'ont bien compris, qui se sont dotés de législations protectrices dans ce domaine, que ce soit aux Etats-Unis ou chez nos partenaires européens. Cette singularité française doit s'achever. Sans naïveté, ni paranoïa.

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