Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 8 octobre 2014, n° 370644, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0011MY3)
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par Pascal Caille, Maître de conférences en droit public, Université de Lorraine
le 06 Novembre 2014
Saisi d'un pourvoi en cassation, le Conseil d'Etat a ainsi eu l'occasion d'aménager une jurisprudence dont personne ne doutait de la rigueur et dont chacun pouvait pressentir les évolutions. Evolutions toutes modestes, mais qui constituent une atténuation du déséquilibre existant entre les parties au contrat administratif, à tout le moins lorsque l'une d'entre elles est une personne privée. Ainsi la Haute juridiction administrative a-t-elle admis le principe de la clause de résiliation dans les contrats administratifs (I), bien que le champ d'application de cette faculté soit considérablement limité (II).
I - L'admission, dans son principe, des clauses de résiliation au profit des parties privées
Le droit administratif est rétif à toutes formes de justice privée (4) et ceci explique que les parties privées aux contrats administratifs sont, en principe, tenues d'assumer leurs obligations jusqu'à ce qu'elles en soient déliées par décision du juge administratif. Si la présente décision confirme cette permanence du rejet de l'exception d'inexécution (A), elle y apporte néanmoins une inflexion en consacrant la faculté de convenir d'une clause de résiliation au profit de la personne privée (B).
A - La permanence du rejet de l'exception d'inexécution
Il est classiquement admis, en droit civil, qu'une partie au contrat peut différer l'accomplissement de ses obligations lorsque son cocontractant n'honore pas les siennes, toutes les fois, cependant, où les manquements constatés affectent gravement une obligation principale (5). Il en va différemment en droit public où il existe, non moins classiquement, une asymétrie au détriment de la partie privée. Ainsi, si l'administration peut se soustraire à ses obligations en cas de manquement de son cocontractant à ses obligations (6), la partie privée ne dispose pas, en principe, de la même faculté (7).
C'est, au demeurant, en ce sens que le Conseil d'Etat entame son raisonnement au cas présent, rappelant que "le cocontractant lié à une personne publique par un contrat administratif est tenu d'en assurer l'exécution, sauf en cas de force majeure, et ne peut notamment pas se prévaloir des manquements ou défaillances de l'administration pour se soustraire à ses propres obligations contractuelles ou prendre l'initiative de résilier unilatéralement le contrat". Sans doute ce principe séculaire admettait-il déjà des exceptions, d'une part, lorsqu'un texte devait organiser une telle faculté (8), d'autre part, dans l'hypothèse toute particulière où l'exécution du contrat devait conduire à bouleverser la situation du cocontractant ou de compromettre la bonne exécution de l'ouvrage (9). Le Conseil d'Etat avait ainsi pu décider que l'entrepreneur était en droit de suspendre l'exécution des travaux en cas d'insuffisance du projet établi par l'administration (10).
Ces hypothèses restent cependant marginales et n'atténuent que très peu la rigueur du principe, principe se voulant garant d'une logique propre au droit administratif, à un double titre au moins. En premier lieu, l'intérêt général postule que les personnes privées contractuellement liées à l'action administrative accomplissent leurs obligations sans se réfugier derrière une carence, même fautive, de la personne publique. En second lieu, l'idée est très présente ici suivant laquelle, bien que différents en la forme, le procédé unilatéral et le procédé contractuel sont tous deux arrimés au privilège du préalable, avec cette conséquence commune que l'interlocuteur de l'administration ne saurait se soustraire à la volonté administrative sans y avoir été fondé par la juridiction administrative.
Doit-on rappeler, au surplus, que le cocontractant n'est pas brutalement livré à l'arbitraire. Les manquements de l'administration à ses obligations peuvent être constitutifs d'une faute de nature à entraîner une réparation, mécanisme de compensation bien connu en toutes les branches du droit administratif. Constitue, à cet égard, une faute qui engage la responsabilité contractuelle de l'administration le refus d'exécution de ses obligations qui entraîne un retard (11), ou encore la suspension de l'exécution du contrat justifiant la résiliation (12). Et le Conseil d'Etat s'emploie à préserver, sur ce point, un juste équilibre entre les intérêts en présence. Ainsi, a pu être annulé un jugement qui conditionnait l'indemnisation du cocontractant à un "mauvais vouloir manifeste" de l'administration (13).
Pour autant, les justifications données au rejet de l'exception d'inexécution et les correctifs jurisprudentiels évoqués ne parviennent pas nécessairement à convaincre, à plus forte raison à une époque de profonde mutation du droit des contrats administratifs : l'exorbitance tend heureusement à se réduire et à se limiter à ce qui est strictement nécessaire à la satisfaction de l'intérêt général. En témoigne le droit à la réparation du préjudice causé à un occupant à durée déterminée, du fait de son éviction du domaine public pour un motif d'intérêt général (14), ou encore la faculté à présent reconnue, dans son principe, au juge administratif d'ordonner la reprise des relations contractuelles (15).
Compte tenu de ce qui précède, on ne se surprendra donc pas de constater ici une évolution, dans la faculté reconnue par le juge administratif de convenir d'une clause de résiliation au bénéfice de la partie privée au contrat administratif.
B - La faculté de convenir d'une clause de résiliation
Même si le procédé est encore plus brutal, il est sans doute préférable pour l'intérêt général de mettre un terme aux relations contractuelles en cas de manquements de la personne publique, que de laisser perdurer un contrat inexécuté. C'est sans doute l'une des raisons qui expliquent que l'évolution de la jurisprudence se soit déployée ici. Pour le Conseil d'Etat, si le silence du contrat emporte en principe obligation, pour la personne privée, de poursuivre son exécution, "il est toutefois loisible aux parties de prévoir [...] les conditions auxquelles le cocontractant de la personne publique peut résilier le contrat en cas de méconnaissance par cette dernière de ses obligations contractuelles".
Cette motivation renvoie à l'idée de la clause résolutoire connue du droit privé (16), laquelle autorise la résolution de plein droit du contrat en cas de manquements à la foi contractuelle, à la triple condition, cependant, que la clause soit dépourvue d'équivoque (17), que la résolution sanctionne un "manquement à une stipulation expresse" du contrat (18), et qu'elle soit mise en oeuvre de bonne foi par le créancier (19). Sans doute ici le Conseil d'Etat ne va pas jusqu'à admettre la résolution -la mise en oeuvre de la clause ayant alors des effets rétroactifs- mais se borne à évoquer la résiliation du contrat. Cela n'en reste pas moins un progrès pour le cocontractant qui se voit dispensé de recourir au juge pour mettre un terme à sa relation contractuelle lorsque celle-ci devient impossible. Il y avait jusqu'alors, ici encore, une asymétrie. En effet, il est de jurisprudence constante que l'administration dispose toujours d'un pouvoir de résiliation unilatérale (20). Les cocontractants ne bénéficiaient pas d'une telle faculté. La présente décision marque ici un progrès.
Au vrai, cette évolution était prévisible. En effet, sur fond de consécration du principe de loyauté des relations contractuelles (21), le Conseil d'Etat avait déjà admis que le contrat puisse prévoir les modalités d'indemnisation en cas de résiliation pour un motif d'intérêt général (21), marque d'un rapprochement des techniques du droit privé et du droit public. Il y a là un signal adressé aux opérateurs économiques, pour qui la sécurité juridique est une préoccupation toute compréhensible, sécurité juridique que le privilège du préalable contrarie à l'excès. Si le pouvoir de résiliation unilatérale au profit de l'administration est une "règle générale applicable aux contrats administratifs" (23) et qu'il peut, à ce titre, être exercé dans le silence même du contrat (24), le pouvoir de résiliation au profit de la partie privée peut enfin être mis en oeuvre, pour peu, cependant, qu'il soit prévu par le contrat et que la clause soit licite. Car le Conseil d'Etat est loin ici d'accorder un blanc-seing aux parties. La validité d'une telle clause de résiliation suppose qu'elle s'inscrive dans les limites précisées par la décision ici commentée.
II - Les limites, par principe, des clauses de résiliation au profit des parties privées
La consécration d'une clause de résiliation au profit des parties privées aux contrats administratifs ne constitue pas un bouleversement de l'état du droit. Le juge administratif, en effet, ne sacrifie pas ici les intérêts fondamentaux qu'il est chargé de garantir. Deux limites sont, en effet, organisées, visant à préserver l'intérêt général, la limite de fond résidant dans la protection des services publics (A), la limite de forme consistant dans une contrainte procédurale : l'information préalable de la personne publique (B).
A - La limite de fond : la protection des services publics
La première limite est absolue, qui empêche de stipuler une clause de résiliation au profit de la partie privée : il ne saurait exister de telles clauses lorsque le contrat a pour objet l'exécution même du service public. On ne saurait se surprendre de cette garantie accordée à la continuité du service public dont il faut bien se souvenir qu'elle a une valeur constitutionnelle (25). De la même manière que la protection du domaine public -et donc son affectation- justifie que l'occupation soit précaire et révocable et que soit frappée de nullité toute clause dérogeant à ce principe (26), toute clause de résiliation au profit d'une personne privée sera nulle lorsque le contrat vise à l'exécution même du service public puisque le contrat n'est administratif qu'en raison de cette finalité. Autrement dit, ce n'est donc pas tant la nature administrative du contrat qui permet la protection du service public qui en est l'objet, c'est la protection du service public qui justifie l'exorbitance du droit commun.
C'est au demeurant cette volonté de garantir la continuité des services publics qui a conduit le Conseil d'Etat à consacrer la théorie de l'imprévision qui, en tant que cause juridique autonome, permet au cocontractant d'obtenir une indemnité en cas de bouleversement de l'économie du contrat (27), sous cette réserve essentielle pour lui de ne pas avoir interrompu l'exécution du contrat (28). C'est toujours cette volonté de protéger les activités de service public qui explique les jurisprudences dérogeant au régime général présidant aux contrats administratifs. En effet, c'est bien la volonté de protéger le délégataire d'un service public et, par delà et surtout, le service public lui-même que la résiliation pour cause d'intérêt général d'une concession de service public s'accompagnait de l'indemnisation de l'occupant du domaine (29), bien avant que le principe ne soit appliqué à d'autres types d'occupations (30). C'est encore pour protéger le service public que le Conseil d'Etat a admis qu'il soit ordonné la reprise des relations contractuelles en cas de résiliation fautive (31), cette possibilité ayant été étendue par la suite à l'ensemble des relations contractuelles.
La réserve posée ici par le Conseil d'Etat est donc logique. Mais par delà la nécessaire protection du service public, le juge s'emploie à garantir l'intérêt général en imposant, comme contrainte procédurale, l'information préalable de l'administration avant toute résiliation.
B - La contrainte procédurale : l'information préalable de la personne publique
Le Conseil d'Etat indique que "le cocontractant ne peut procéder à la résiliation sans avoir mis à même, au préalable, la personne publique de s'opposer à la rupture des relations contractuelles pour un motif d'intérêt général, tiré notamment des exigences du service public", à peine de s'exposer à la résiliation du contrat à ses torts exclusifs et donc au risque de se voir privé de l'indemnité de résiliation. La préservation de l'intérêt général fonde alors, le cas échéant, la personne publique à décider du maintien des relations contractuelles en dépit de sa propre carence. La précaution prise par le Conseil d'Etat est compréhensible, qui permet de ne pas sacrifier l'intérêt général sur l'autel de la loi des parties. Elle n'est toutefois pas sans susciter l'interrogation.
On soulignera en effet que, irréductible à celui de l'administration, l'intérêt général postule encore que celle-ci honore ses obligations. La tentation peut être grande pour l'administration de trouver toutes les raisons tirées de l'intérêt général possibles pour s'opposer à la résiliation du contrat qu'elle aurait pu, elle-même, prononcer si elle devait souscrire à la nécessité d'y mettre fin. L'argumentation sera pour elle d'autant plus aisée que le contrat administratif est toujours conclu dans l'intérêt général (32), dont on doit bien rappeler qu'il est le moteur de l'action administrative.
La réserve posée par le juge administratif ne doit cependant pas être perçue comme la promotion de l'arbitraire, à deux égards. D'une part, le risque, pour la personne publique, sera assurément d'engager sa responsabilité contractuelle en cas d'opposition indue à la résiliation. D'autre part, son opposition à la résiliation pourra être surmontée, le Conseil d'Etat jugeant qu'"il est toutefois loisible au cocontractant de contester devant le juge le motif d'intérêt général qui lui est opposé afin d'obtenir la résiliation du contrat". C'est donc ici le retour à l'ancien droit dont il s'agit, puisque le juge administratif redevient de la sorte compétent pour statuer sur la fin des relations contractuelles à la demande de la partie privée. Une autre solution eût été concevable qui aurait consisté à permettre à l'administration de s'adresser au juge, en référé "mesures-utiles" par exemple, afin que celui-ci ordonne la suspension de la décision de résiliation, cette dernière ne pouvant être vue comme une décision administrative. Sans doute la portée de cette solution alternative serait elle-même limitée. Compte tenu de sa jurisprudence en matière de contrats administratifs, l'on peut en effet redouter l'inclination du juge administratif à accueillir favorablement les motifs avancés par l'administration. Dès lors, la résiliation à l'initiative de la partie privée risque bien d'être une rareté dans le paysage.
En dépit de cette interrogation, l'encadrement de la clause de résiliation par le juge administratif est somme toute logique. En effet, il tend à rassurer les personnes publiques qui, dans le cas contraire, ne souscriraient pas de telles clauses et laisseraient ainsi sans portée l'ouverture ici consentie par le Conseil d'Etat. Reste que, ainsi circonscrite, cette faculté reconnue au bénéfice de la partie privée trouvera peu de terrains d'épanouissement. Au final, l'économie générale de cette décision laisse peu de place à l'enthousiasme, sauf à se satisfaire, et c'est déjà précieux, de la réduction de l'exorbitance du droit des contrats administratifs dont on peut parfois réprouver l'anachronisme.
(1) CAA Nancy, 4ème ch., 27 mai 2013, n° 12NC01396 (N° Lexbase : A0900MRR).
(2) Par ex., P. Terneyre, Plaidoyer pour l'exception d'inexécution dans les contrats administratifs in Mélanges en l'honneur de D. Labetoulle, Paris, Dalloz, pp. 803 et s..
(3) Par ex., TA Nice, 20 octobre 2006, n° 0201697.
(4) CE, 30 mai 1913, n° 49241, Préfet de l'Eure, publié au recueil Lebon, p. 583.
(5) C. Malecki, L'exception d'inexécution, Paris, LGDJ, 1999.
(6) CE, 27 mars 1957, Carsalade, publié au recueil Lebon, p. 216.
(7) CE 1° et 4° s-s-r., 7 janvier 1976, n° 92888, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4754B79), p. 11.
(8) Par ex., CCAG Tavaux, art. 48-3.
(9) F. Llorens, Contrat d'entreprise et marchés de travaux publics, p. 433.
(10) CE, 8 novembre 1940, Commune de Maussane, publié au recueil Lebon, p. 205.
(11) CE, 30 mai 1924, Vigier, publié au recueil Lebon, p. 535.
(12) CE, 17 avril 1874, Ville de Paris c/ Préaut Frères, publié au recueil Lebon, p. 345.
(13) CE 2° et 6° s-s-r., 3 décembre 1993, n° 81834, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2598B7D).
(14) CE 2° et 7° s-s-r., 31 juillet 2009, n° 316534, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1347EK4), p. 739.
(15) CE, Sect., 21 mars 2011, n° 304806, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5712HIE), p. 117.
(16) C. Paulin, La clause résolutoire, thèse Toulouse I, 1996.
(17) Cass. civ. 1, 25 novembre 1986, n° 84-15.705 (N° Lexbase : A3856AGW), Bull. civ. I, n° 279.
(18) Cass. civ. 3, 8 janvier 1985, n° 83-15.132 (N° Lexbase : A7639AGZ), Bull. civ. III, n° 498.
(19) Cass. civ. 3, 25 janvier 1983, n° 81-12.647 (N° Lexbase : A3701AG8), Bull. civ. II, n° 21.
(20) CE, 17 mars 1864, Paul Dupont, D. 1864, 3, 87 ; CE, 9 décembre 1927, Gargiulo, publié au recueil Lebon, p. 1198.
(21) CE, Ass., 28 déc. 2009,n° 304802, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0493EQC), p. 509.
(22) CE 2° et 7° s-s-r., 4 mai 2011, n° 334280, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0953HQD), p. 205.
(23) CE, Ass., 2 mai 1958, Distillerie de Magnac-Laval, publié au recueil Lebon, p. 246.
(24) CE 3° et 5° s-s-r., 22 avril 1988, n°s 86241, 86242, 88553, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7655AP9), p. 157.
(25) Cons. const., décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979 (N° Lexbase : A7991ACX), Rec. Cons. const., p. 33.
(26) CE, 6 mai 1985, n°s 41589 et 41699, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3186AMX), p. 141.
(27) CE, 30 mars 1916, n° 59928, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0631B9A), p. 125, concl. Chardenet.
(28) CE, Sect., 5 novembre 1982, n° 19413, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9613AKA), p. 381.
(29) CE, 29 mars 1968, n° 68946, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9657B88), p. 217.
(30) CE 2° et 7° s-s-r., 31 juillet 2009, n° 316534, mentionné aux tables du recueil Lebon, préc..
(31) CE, Sect., 13 juillet 1968, n° 73161, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9507B7A), p. 1004.
(32) A. Ménéménis, Le juge administratif du contrat : fragments pour un portrait, RJEP, février 2012, étude n° 1.
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