La lettre juridique n°587 du 16 octobre 2014 : Avocats/Procédure

[Focus] Généralisation de la multipostulation des avocats : destination danger

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 16 Octobre 2014

La préconisation par l'Inspection générale des finances (IGF), reprise par le ministre de l'Economie et des Finances, d'une généralisation de la multipostulation des avocats, autrement dit, d'une suppression de la territorialité de la postulation en matière civile, devant les tribunaux de grande instance (TGI), suscite, à juste titre, la circonspection et l'inquiétude des avocats, notamment de province et d'outre-mer, des barreaux et des représentants de la profession : la Conférence et le Conseil national des barreaux, en têtes.

A lire la presse spécialisée, l'affaire serait entendue, tant sur la forme que sur le fond. D'abord, le Gouvernement, sollicitant une loi d'habilitation pour réformer le régime de certaines professions réglementées, procédera par ordonnance ; ce qui lui laissera toute la latitude pour mettre oeuvre, notamment, cette mesure de généralisation, sans que le débat parlementaire -c'est-à-dire essentiellement la voix territoriale du Sénat- ne se fasse entendre et amende le projet de réforme. Ensuite, parce qu'il est de bon ton de rappeler les évolutions technologiques dans laquelle la profession d'avocat s'est pleinement inscrite depuis de nombreuses années maintenant, la survivance d'un régime vernaculaire, de 1971, serait d'une obsolète incongruité en cette deuxième décade du XXIème siècle. En clair : la multipostulation serait moderne ; tandis que la territorialité de la postulation serait sinon antique, du moins ancienne.

La fameuse "querelle" ressurgit donc à l'occasion de ce projet de réforme, projet qui s'appuie sur une recommandation plus lointaine encore, issue du rapport "Darrois", comme celle de la Grande profession du droit, de l'interprofessionnalité et de l'avocat en entreprise, d'ailleurs... Il est incontestable qu'une somme d'arguments parfaitement valables plaident pour une suppression du régime de la territorialité de la postulation en matière civile, au même titre que cette suppression est intervenue en matière pénale et n'existe pas devant les juridictions échevines et consulaires (I). Pour autant, la généralisation de la multipostulation, toute légitime puisse-t-elle paraître, n'a pas nécessairement raison devant les spécificités de la profession d'avocat, la nécessité d'un maillage territorial de l'assistance (II). Indubitablement, cette réforme emporterait plus de conséquence sur la nature de la profession d'avocat qu'on ne le pense ; une profession qui serait, dès lors, appréhendée sous un prisme purement commercial (III).

I - La multipostulation pour tous : une somme de bonnes raisons...

Il n'y a qu'à reprendre un article paru dans la Gazette du Palais, les 4 et 5 avril 2014, sous la plume conjointe d'Hubert Flichy et d'Antoine Genty, La multipostulation pour tous, pour s'en convaincre.

Sans revenir sur le régime de la territorialité de la postulation, il est utile de rappeler, d'abord, que les avocats exercent leur ministère et peuvent plaider sans limitation territoriale devant toutes les juridictions et organismes juridictionnels ou disciplinaires (loi n° 71-1130, art. 5 N° Lexbase : L6343AGZ). Ils exercent exclusivement devant le tribunal de grande instance dans le ressort duquel ils ont établi leur résidence professionnelle et devant la cour d'appel dont ce tribunal dépend les activités antérieurement dévolues aux avoués. Toutefois, les avocats exercent ces activités devant tous les tribunaux de grande instance près desquels leur barreau est constitué.

Ainsi, le principe de territorialité de la postulation exige que l'avocat qui représente une partie à l'instance dans tous les cas où la représentation est obligatoire soit inscrit au barreau établi auprès du tribunal de grande instance saisi de l'affaire (CA Paris, 11ème ch., 29 juin 2005, n° 2004/07931 N° Lexbase : A6960DKY). Et, il appartient à tout avocat saisi par les débiteurs de se conformer aux règles de sa profession en orientant ses clients vers un avocat postulant s'il ne l'est pas lui-même (CA Lyon, 15 mars 2012, n° 11/06118 N° Lexbase : A8530IEN).

Bien entendu, tout principe subit ses exceptions ; et ce serait là le premier écueil de ce régime de la territorialité de la postulation : il romprait, de fait, avec le principe d'égalité entre tous les avocats.

L'article 1er de la loi du 31 décembre 1971 prévoit, en effet, plusieurs dérogations au régime de postulation.

Ainsi, les avocats inscrits au barreau de l'un des tribunaux de grande instance de Paris, Bobigny, Créteil et Nanterre peuvent exercer les attributions antérieurement dévolues aux avoués auprès de la cour d'appel de Paris quand ils ont postulé devant l'un des tribunaux de grande instance de Paris, Bobigny et Créteil, et auprès de la cour d'appel de Versailles quand ils ont postulé devant le tribunal de grande instance de Nanterre.

Et, les avocats inscrits au barreau de l'un des tribunaux de grande instance de Bordeaux et Libourne peuvent postuler devant chacune de ces juridictions.

Enfin, les avocats inscrits au barreau de l'un des tribunaux de grande instance de Nîmes et Alès peuvent postuler devant chacune de ces juridictions.

Cette multipostulation n'est cependant pas applicable aux procédures de saisie immobilière, de partage et de licitation. Cette exception à la multipostulation s'applique à tous les actes de la procédure de saisie immobilière soumis à la représentation obligatoire (Cass. civ. 2, 5 mai 2011, n° 10-14.066, F-P+B N° Lexbase : A2641HQU).

Etrangement, si le principe de la territorialité de la postulation n'a pas fait l'objet d'une remise en cause par le biais d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), ses dérogations, elles, n'ont pas connu le même égard, même si la QPC relative à la dérogation issue de l'éclatement du tribunal de la Seine n'a pas été transmise à la Cour de cassation (CA Versailles, 18 octobre 2012, n° 12/00028 N° Lexbase : A5215IUP), et si celle relative à la territorialité de la postulation en matière de saisie immobilière n'a pas été transmise au Conseil constitutionnel (Cass. QPC, 12 octobre 2011, n° 11-40.064, F-P+B N° Lexbase : A7577HYB).

Donc, premier argument : les avocats ne sont pas égaux devant le principe de la territorialité de la postulation et, par conséquent, l'exception de multipostulation devrait être la règle.

Deuxièmement, on notera non sans malice que le principe de la territorialité de la postulation est finalement l'exception dans le grand enchevêtrement de la justice française. D'abord, il n'est pas applicable aux juridictions administratives, tribunaux administratifs en têtes, ni devant les tribunaux de commerce, ni même devant les conseils de prud'hommes. Reste le sort des cours d'appel réglé depuis la disparition des avoués, profession fusionné à celle des avocats par la loi du 25 janvier 2011 (loi n° 2011-94 N° Lexbase : L2387IP4). Comme après la disparition des avoués en première instance, en 1971, le principe et ses exceptions prévalent également en appel à ceci près que le régime se complexifie quand un avocat parisien relève appel d'une décision du tribunal de Nanterre devant la cour d'appel de Versailles... Les auteurs de l'article précité appellent, d'ailleurs, de leurs voeux une intervention législative pour simplifier ce régime dérogatoire... de la multipostulation ; c'est le serpent qui se mord la queue : faire de l'exception la règle, puis devoir simplifier cette nouvelle règle car elle est plus byzantine que l'ancienne !

Troisième argument et non des moindres : les "temps modernes", les nouvelles technologies. Pour faire simple, le TGV est à portée de gare et l'avion prend le relais pour permettre la présence de l'avocat multipostulant aux quatre coins de l'hexagone... et de l'outre-mer !

Ensuite, courriels et RPVA permettent clairement de communiquer à distance les pièces d'un dossier ; le système fonctionne sur une même région, pourquoi ne pas le généraliser sur tout le territoire comme en matière administrative du reste ? L'espace et le temps sont distendus ; la territorialité de la postulation n'aurait plus de raison d'être à l'heure d'internet ?

Le coût de la postulation est le quatrième argument le plus souvent invoqué. Nécessairement, l'intervention d'un deuxième avocat, aux côtés du dominus litis représente un coût supplémentaire ; encore que, d'une part, le tarif de postulation soit réglementé et non véritablement réévalué depuis un décret de 1960 ; et la mise en état et le suivi de la procédure par le dominus litis représente un coût qui sera tout de même répercuté, sans la garanti de ce fameux tarif de postulation réglementé...

La responsabilité partagée, alors que le dominus litis maîtrise l'ensemble du dossier serait une hérésie au détriment du postulant... Mais, peut-on lui laisser le choix justement de prendre cette responsabilité, en conduisant promptement la procédure devant la juridiction en cause, ou bien de la laisser choir ?

Enfin, argument suprême : la Commission européenne pousserait la France à éliminer les restrictions "injustifiées" dans les secteurs et professions réglementés : où l'on voit poindre le régime de la libre concurrence dans les secteurs dits "privilégiés".

La solution à tous ces maux ? La multipostulation pour tous, laissant libre les avocats de faire appel à des correspondants, parce que, reconnaît-on tout de même : c'est tout même bien souvent mieux pour la conduite de l'affaire devant le tribunal -là encore, le serpent de la connaissance se mort aisément la queue-. Ainsi, certains cabinets se spécialiseraient dans la "correspondance locale" d'avocats multipostulants, tandis que les autres seraient priés de revoir la structure de leur activité et de leur clientèle... vers le service de l'aide juridictionnelle peut-être ?

Bien évidemment, il est un aspect de la profession d'avocats étrangement passé sous silence par la voix de la raison : l'avocat est auxiliaire de justice ; il participe de l'oeuvre de justice ; et cette justice n'est ni centralisée -malgré la dernière réforme de la carte judiciaire-, ni... écrite.

II - ... ne donne pas toujours raison : le maillage territorial assuré par le régime de la postulation, une obligation de l'avocat-auxiliaire de justice

"Il y a deux sortes de justice : vous avez l'avocat qui connaît bien la loi, et l'avocat qui connaît bien le juge". Dans son sketch, Le chômeur, Coluche se trompait quelque peu. Une bonne justice nécessite les deux !

D'abord et avant tout, la territorialité de la postulation présente intrinsèquement un avantage indéniable : la proximité avec les gens de justice, avec le juge et les procédures en oeuvre auprès du tribunal au sein duquel tous officient. Le facteur humain n'est pas accessoire dans l'oeuvre de justice et la procédure judiciaire ne saurait se passer, aujourd'hui, des nombreux contrats de procédure entre barreaux et juridictions.

Or, ces contrats de procédure et autres vade-mecum ou conventions juridiction /greffe/barreau sont le fruit d'un partenariat que seul la proximité permet, d'une part, et que la singularité, le pragmatisme local, légitime. Autrement dit, si l'ensemble de ces aides à la procédure s'appuie sur le Code de procédure civile, la mécanique du processus judiciaire n'est pas exactement la même partout ; et seul un avocat correspondant local est à même d'en connaître les rouages sans coup férir pour le client.

"Cette fiabilité est aussi un gage de qualité et de célérité de la justice à l'heure de la baisse du nombre des magistrats. Interlocuteur de proximité du juge dont il connaît la jurisprudence, l'avocat postulant est aussi le conseil de son confrère, le dominus litis, qu'il renseignera sur l'avancement du dossier, l'état de la procédure, les qualités des parties, et qu'il substituera dans ses démarches voire à l'audience", prenait soin de préciser Philippe Leconte, Directeur général de Lexavoué, Avocat au barreau de Bordeaux.

Et, si l'on veut bien tomber dans la métaphore de la commercialité de la profession d'avocat, "avoir une zone cible plus réduite n'est pas forcément négatif. La connaissance plus forte des populations (INSEE, Sirene) permet aux franchisés de mener des actions avec un meilleur impact. La zone visée est plus petite, mais son exploitation est bien meilleure que dans le passé. Les études confirment cette tendance. Un territoire dont le maillage (par un même réseau) est fort, augmente le chiffre d'affaires de chaque magasin :
1 - la notoriété de la marque est forte ;
2 - l'accès aux points de vente est plus simple ;
3 - les franchisés collaborent et s'aident
" (Le Nouvel Economiste).

En clair, la territorialité de la postulation rend plus de services qu'elle ne génère de complexité ou de problème.

Ensuite, cette territorialité présente deux avantages extrinsèques : le maintien du service public de la Justice et de l'organisation de l'aide juridictionnelle par la présence continue et soutenue d'avocats sur tout le territoire ; et le maintien d'une assistance pour les locaux qui serait, dès lors, sans doute obligés de recourir à un avocat des "grandes villes", une fois le maillage territorial détricoté.

On sait que la généralisation de la multipostulation sonnera le glas de nombreux cabinets de province dont l'activité rassemble conseil, assistance, postulation et aide juridictionnelle. Le dernier volet étant responsable de la paupérisation d'une partie de la profession, du fait de la sous-dotation étatique, si l'on supprime la postulation, l'équilibre économique de nombre de cabinet serait en péril. Or, c'est cet équilibre qui leur permet de rester dans certaines villes où l'activité de conseil et la représentation "classique" ne sont pas légions et ne suffisent que rarement à la rentabilité du cabinet. L'avocat, auxiliaire de justice, doit répondre à un certain nombre d'obligations du fait de son statut, notamment au regard de sa déontologie (humanité, désintéressement, dévouement...) et de l'aide juridictionnelle. La préservation du maillage territorial de l'assistance devant les tribunaux est une obligation de l'Etat à leur égard, mais surtout à l'égard des justiciables.

Enfin, il est étonnant d'amorcer un mouvement de centralisation de la justice (carte judiciaire et généralisation de la multipostulation obligent) quand la décentralisation fut le maître mot de ces trente dernières années.

Plus fondamentalement encore, la suppression du régime de la territorialité de la postulation est lourde de signification sur les ambitions libérales, à n'en pas douter, d'abord et avant tout, de la Commission européenne.

III - Avocat : entre profession commerciale et fonctionnaire du ministère de la Justice ?

Est-il vraiment nécessaire de développer le processus de libéralisation de la profession d'avocat, par ailleurs certes profession libérale et indépendante, mais dépendant plus de la Chancellerie en principe que de Bercy ?

Les deux derniers verrous que la Commission européenne a fait sauter sont loin d'être symboliques : l'interprofessionnalité capitalistique et la publicité/sollicitation personnalisée.

Pour la première, on sait que, si le cadre est désormais fixé, l'indépendance de la profession, sa spécificité et son mode d'organisation vont avoir mal à partir avec l'entrée de tiers au capital des sociétés d'avocats. Sur le papier, cela permettra des investissements complémentaires, une meilleure compétitivité et rentabilité peut-être, mais la vie sociétale sans trouvera complexifiée ; d'autant que l'interprofessionnalité entre métiers du droit et du chiffre est loin d'être acquise.

En ce qui concerne la publicité/sollicitation personnalisée introduite par la loi "Hamon" (loi n° 2014-344 du 17 mars 2014, relative à la consommation N° Lexbase : L7504IZX) et en attente d'un décret d'application pour sa mise en oeuvre dans le respect des règles déontologiques de la profession, certains, comme notre Directeur scientifique, Hervé Haxaire, ont relevé avec pertinence que cette libéralisation ne sera sans doute pas au bénéfice de tous les avocats. Elle risque, au contraire, d'opérer une fracture au sein de la profession entre grands cabinets, dont les services de communication et de marketing sont déjà rodés, et les plus petits dont l'intuitu personae et le réseau font offices de publicité jusqu'à présent.

Et, si l'on conjugue le tout avec le développement du "braconnage du droit", et surtout des officines à la lisière du conseil et de l'assistance juridique et judiciaire, la boucle est bouclée : la généralisation de la multipostulation est la pierre d'achoppement de la libre concurrence au sein de la profession d'avocat ; une libre concurrence envisagée et régulée comme si la profession était devenue d'essence commerciale.

In fine, l'on comprend bien que la profession que l'on disait scindée entre conseil et assistance, se retrouverait de facto fractionnée entre grands cabinets multipostulants hautement concurrentiels et petits cabinets exclusivement tournés vers le service public assisté de l'aide juridictionnelle, proche de la "fonctionnarisation"...

Tels sont les enjeux, à notre sens, de la généralisation de la multipostulation, vus par un oeil extérieur à la profession. A chacun, de prendre, dès lors, ses responsabilités quant au devenir de ce projet de réforme plus d'envergure qu'il n'y paraît.

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