Réf. : Cass. soc., 18 juin 2014, n° 12.29.691 FS-P+B (N° Lexbase : A5869MRS)
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N3052BUL
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par Bernard Saintourens, Professeur à l'université de Bordeaux, Directeur de l'Institut de recherche en droit des affaires et du patrimoine (IRDAP)
le 10 Juillet 2014
I - La transmission de principe de toutes les obligations sociales
Les circonstances de l'affaire permettent d'expliquer, mais non point de justifier, l'approche juridique qui avait été retenue par les juges du fond. Monsieur B. avait été salarié, entre septembre 1962 et octobre 1980, d'une société CNM. Postérieurement à la perte de sa qualité de salarié, en novembre 1982, une branche d'activité de cette société a été apportée à une autre société, dans le cadre d'une restructuration d'ensemble touchant d'autres sociétés intervenant dans le même secteur d'activité, à savoir la construction navale. Lors de cet apport partiel d'actif, les contrats de travail en cours, attachés à cette branche d'activité, avait été transférés à la société bénéficiaire de l'apport. Ce transfert, logique au regard du principe de transmission universelle du patrimoine attaché à l'apport partiel d'actif placé sous le régime des scissions, l'était surtout en application de la règle figurant, à l'époque des faits, à l'article L. 122-12 du Code du travail, ancien, (N° Lexbase : L5562ACY) et reprise désormais à l'article L. 1224-1 de l'actuel Code du travail (N° Lexbase : L0840H9Y). Ce texte prévoit que lorsque survient une modification dans la situation juridique de l'employeur, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent avec le nouvel employeur et le personnel de l'entreprise. Si le texte ne vise, parmi les hypothèses de modification juridique, que la fusion, il est admis que la liste n'est pas exhaustive et doit s'appliquer aussi à la scission et donc à l'apport partiel d'actif (cf. sur ce point, G. Auzero et E. Dockes, Droit du travail, Précis Dalloz, 28ème éd., n° 307). Les sociétés parties prenantes de l'opération avaient bien intégré cette conséquence dans leurs prévisions au point de faire figurer, dans l'article 11 du traité d'apport, que la société bénéficiaire reprenait sans recours contre la société apporteuse les obligations contractées par cette dernière en application des seuls contrats de travail transférés dans les conditions prévues par l'article L. 122-12 (ancien) du Code du travail.
La difficulté juridique liée à l'espèce commentée tient à ce que l'établissement de la société CNM, au sein duquel avait travaillé Monsieur B. a été déclaré éligible à l'allocation des travailleurs exposés à l'amiante par un arrêté ministériel. Ce dernier avait alors saisi la juridiction prud'homale, en juin 2010, d'une demande de réparation de son préjudice d'anxiété et de bouleversement dans ses conditions d'existence à l'encontre de la société bénéficiaire de l'apport partiel d'actif. Les circonstances tenant à ce que cette société ait changé de nom et fasse l'objet d'une procédure de liquidation judiciaire sont, pour le problème juridique en cause, sans incidence.
En considérant que le contrat de travail de Monsieur B. avait cessé bien avant la date d'effet de l'apport partiel d'actif et qu'il ne se trouvait donc pas inclus dans les contrats de travail en cours, transférés par l'effet de la loi, les juges du fond ont estimé que la société bénéficiaire de cet apport ne pouvait être tenue d'obligations vis-à-vis de cet ancien salarié de la société apporteuse, et l'ont débouté de sa demande.
Le prononcé de la cassation, pour violation des dispositions du Code de commerce relatives aux effets de l'apport partiel d'actif soumis au régime des scissions, résulte d'un raisonnement en deux temps. En premier lieu, la Haute juridiction fait valoir que la cour d'appel a fondé sa décision sur des motifs inopérants tirés du transfert légal des contrats de travail en cours. Il faut en effet comprendre que si le transfert légal des contrats de travail, imposé par l'article L. 1224-2 du Code du travail, met évidemment à la charge de la société bénéficiaire de l'apport les obligations liées à ces contrats, cela ne suffit pas à exclure que d'autres obligations à caractère social puisse être mises à la charge de cette société. En second lieu, en effet, et là se situe le coeur de la décision commentée, l'effet de transmission universelle à la société bénéficiaire des biens, droits et obligations qui étaient à la charge de la société apporteuse touche tout ce qui dépend de la branche d'activité qui fait l'objet de l'apport. Sous réserve des possibilités d'exclusion, examinées ci-dessous, il ressort de la décision de la Chambre sociale qu'elle retient une approche très compréhensive de l'étendue des obligations transférées. Certes, lorsque l'apport partiel d'actif a été réalisé, Monsieur B. n'était plus salarié de la société apporteuse et la société bénéficiaire n'était donc pas tenue à son égard au titre de l'article L. 1224-2 du Code du travail. Pour autant, en vertu de la transmission universelle que réalise l'opération, la créance de réparation du préjudice subi par le salarié pendant qu'il travaillait pour la société apporteuse, même née postérieurement à l'apport partiel d'actif, doit être mise à la charge de la société bénéficiaire, dès lors que le salarié travaillait bien dans la branche d'activité visée par l'apport partiel d'actif.
Cette position s'inscrit parfaitement dans le courant jurisprudentiel formé par la Chambre commerciale de la Cour de cassation qui juge que cette transmission universelle s'opère de plein droit même sur les biens, droits et obligations de la société apporteuse qui, par la suite d'une erreur, d'un oubli ou de toute autre cause ne figureraient pas dans le traité d'apport (Cass. com., 4 février 2004, n° 00-13.501, F-D N° Lexbase : A2637DBB, Bull. Joly Sociétés, 2004, p. 649, note P. Le Cannu). Le champ d'application théorique de transfert, par principe, à la société bénéficiaire des obligations nées à l'encontre de la société apporteuse apparaît, au regard du présent arrêt, très large et sans d'ailleurs que la société bénéficiaire ne puisse facilement par avance les identifier (pour une illustration de l'inclusion d'un pacte d'actionnaire dans le périmètre du transfert de principe des droits et obligations, attaché à l'apport partiel d'actif, voir CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 4 février 2014, n° 12/16545 N° Lexbase : A5247MDP, BRDA, 6/14, n° 2). La position de la Chambre sociale doit bien être retenue : les obligations sociales de la société bénéficiaire vont au-delà de celles qui pourraient viser les salariés dont le contrat de travail était en cours lors de l'opération, pour concerner d'anciens salariés, ayant quitté leur emploi plusieurs années avant l'apport partiel d'actif.
II - La délimitation possible du transfert de certaines obligations sociales
La rigueur de la position adoptée par la Chambre sociale de la Cour de cassation doit inciter à apporter en pratique la plus grande attention lors de la rédaction du traité d'apport partiel d'actif pour délimiter le périmètre des obligations transférées, et donc, le cas échéant, exclure certaines obligations qui pourraient être nées à l'égard d'anciens salariés, même s'il n'étaient plus liés par un contrat de travail en cours lors de la prise d'effet de l'opération.
Deux hypothèses peuvent être identifiées comme permettant d'écarter la prise en charge par la société bénéficiaire d'une obligation née vis-à-vis de la société apporteuse : l'obligation est étrangère à la branche d'activité apportée ou elle a été expressément exclue dans le traité d'apport.
Au regard des circonstances de l'affaire, on peut comprendre aisément que si le salarié concerné avait travaillé dans un établissement distinct de celui faisant l'objet de l'apport partiel d'actif, il n'aurait pas été possible de rattacher l'obligation de réparation de son préjudice à la branche d'activité transférée. En pratique, il convient dès lors d'être précis sur la délimitation de cette branche d'activité, étant entendu qu'au sein d'un même établissement, ou site d'emploi, plusieurs branches d'activités peuvent être déployées et que la répartition des salariés entre les diverses activités n'est pas forcément évidente. En définitive, la seconde hypothèse permettant d'éviter à la société bénéficiaire de se trouver tenue d'obligations sociales, ou autres, nées à l'encontre de la société apporteuse est tout simplement de procéder à son exclusion expresse dans le traité d'apport. Le contexte de l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt commenté devrait inciter les praticiens à la plus grande prudence. Même si des contrats de travail ont cessé, tout à fait légalement, avant même la date d'effet de l'apport partiel d'actif, des obligations peuvent encore naître en considération de la période travaillée, et notamment pour les risques d'exposition à des produits toxiques. Si rien n'est mentionné à ce propos dans le traité d'apport, la société bénéficiaire peut être déclarée tenue des obligations ainsi nées.
Il convient donc, par prudence, d'identifier dans le traité d'apport l'exclusion des catégories d'obligations qui pourraient se révéler postérieurement à l'opération et qui concerneraient des salariés ayant quitté leur emploi avant même la date d'effet de l'apport partiel d'actif. Il est topique de relever que la clause du traité d'apport mentionnait pourtant que la société bénéficiaire ne reprenait les obligations contractées par la société apporteuse que pour les "seuls" contrats de travail automatiquement transférés par l'effet des dispositions du Code du travail. Les juges n'ont pas voulu y voir une formalisation suffisamment claire de l'exclusion des obligations nées de relations de travail avec d'anciens salariés de la société apporteuse. Les praticiens chargés de rédiger les traités d'apport sont fortement invités à plus de clarté dans la délimitation des obligations exclues de l'effet de transmission universelle de patrimoine que produit l'apport partiel d'actif.
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