La lettre juridique n°565 du 3 avril 2014 : Sociétés

[Jurisprudence] L'article 1843-4 du Code civil ne s'applique pas à la promesse de vente de droits sociaux

Réf. : Cass. com., 11 mars 2014, n° 11-26.915, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5034MGK)

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N1570BUP

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par Bernard Saintourens, Professeur à l'Université de Bordeaux, Directeur de l'Institut de recherche en droit des affaires et du patrimoine - IRDAP

le 03 Avril 2014

En affirmant, par un attendu de principe figurant dans un arrêt promis à la plus large diffusion rendu le 11 mars 2014, que les dispositions de l'article 1843-4 du Code civil (N° Lexbase : L2018ABD), "qui ont pour finalité la protection des intérêts de l'associé cédant, sont sans application à la cession de droits sociaux ou à leur rachat par la société résultant de la mise en oeuvre d'une promesse unilatérale de vente librement consentie par un associé", la Chambre commerciale de la Cour de cassation insère un élément nouveau particulièrement significatif dans un contexte jurisprudentiel, et désormais législatif, déjà fort encombré.

L'identification de l'exact cas de figure à propos duquel la Cour de cassation s'est prononcée est indispensable afin de tenter de délimiter l'impact réel de la position adoptée dans le paysage juridique actuel et futur. Dans le cas d'espèce, au sein d'une société anonyme, une convention d'actionnaires avait été conclue prévoyant notamment que la cessation des fonctions d'administrateur, par démission ou révocation pour faute grave, entraînerait de plein droit de la part du dirigeant concerné promesse ferme et irrévocable de céder à la société une partie des actions détenues par lui pour leur valeur nominale. A la suite de la révocation tant de sa qualité d'administrateur que de celle de directeur général, de l'actionnaire concerné, la société s'est prévalue de la promesse de cession. Dans le contentieux qui s'en est suivi, l'intéressé contestant tant sa révocation que le rachat d'une partie de ses actions, la cour d'appel de Grenoble, par arrêt en date du 12 mai 2011, a jugé que la valeur des actions cédées en application de la clause de rachat forcé contenue dans la convention d'actionnaires devait être fixée à dire d'expert selon la procédure instituée par l'article 1843-4 du Code civil et a sursis à statuer sur la demande en fixation du prix des actions dans l'attente de l'estimation de l'expert. Sur le moyen unique du pourvoi incident formé contre cet arrêt, et que nous retiendrons exclusivement dans le présent commentaire, la Chambre commerciale prononce la cassation de l'arrêt d'appel et, par une prise de position qui s'apparente à un revirement de jurisprudence, vient écarter l'application de l'article 1843-4 du Code civil, dès lors qu'il s'agit d'une cession de droits sociaux ou d'un rachat par la société résultant de la mise en oeuvre d'une promesse unilatérale de vente librement consentie par un associé. Au regard du courant jurisprudentiel jusqu'alors en vigueur, l'arrêt est spectaculaire et suscite bien des interrogations. Les premières sont relatives au contenu même de l'arrêt (I). Les secondes, de nature plus prospective, ont trait à l'avenir de l'arrêt (II).

I - Les interrogations quant au contenu de l'arrêt

Compte tenu de la très forte médiatisation de la jurisprudence qui s'est forgée au cours de ces dernières années, il n'est pas nécessaire d'en reprendre chacune des étapes pour y insérer l'arrêt du 11 mars 2014. Pour aller à l'essentiel, on peut retenir que la Haute juridiction a conféré un champ d'application très large à l'article 1843-4 du Code civil. Prenant appui sur le libellé même du texte qui vise "tous les cas où sont prévus la cession des droits sociaux d'un associé ou le rachat de ceux-ci par la société", la Cour de cassation a jugé qu'il convenait d'en faire application en présence d'une hypothèse de cession ou de rachat trouvant sa source tant dans la loi que dans les statuts ou dans une convention extrastatutaire (1). L'incidence d'une telle conception très large du domaine d'application de ce texte se ressentait durement en ce que cela conduisait à exclure dans toutes les hypothèses les stipulations des parties relatives à la valeur devant faire référence lors des transfert de titres, l'expert étant jugé libre de retenir les critères qu'il estime les plus appropriés pour fixer cette valeur.

A titre d'illustration de cette jurisprudence, on peut retenir que, dans le cadre d'une convention extrastatutaire dont le libellé était très proche de celui en cause dans l'arrêt commenté, la Cour de cassation avait opté, par un arrêt en date du 4 décembre 2012 (2) pour la pleine application de l'article 1843-4 et prononcé la cassation de l'arrêt pour violation de ce texte par refus d'application. On peut donc dire que l'arrêt de la cour d'appel de Grenoble, qui subit les foudres de la cassation dans l'arrêt ici commenté, se situait fort respectueusement dans la ligne de la jurisprudence fermement établie par la Cour de cassation. Les juges d'appel avaient cru bon de rappeler que ce texte, d'ordre public, est d'application générale en cas de cession ou de rachat forcé prévu par la loi ou les statuts mais également par une convention d'actionnaires. Leur fidélité à la Haute juridiction n'est pas récompensée puisque la Chambre commerciale, retournant sa position, exclut cette hypothèse du champ d'application de l'article 1843-4 du Code civil.

Pour justifier la position retenue, la Chambre commerciale affirme, de manière péremptoire, que les dispositions de l'article 1843-4 du Code civil "ont pour finalité la protection des intérêts de l'associé cédant". Au premier abord, on adhère assez facilement à cette conception. C'est bien parce qu'il va faire l'objet d'un rachat de ses droits sociaux dans un contexte qui ne lui est pas forcément favorable que les intérêts du cédant doivent être particulièrement pris en compte. Le recours à l'expert indépendant qui fixera librement la valeur des droits sociaux constitue une garantie pour l'associé cédant. On peut, toutefois, se demander pourquoi il faudrait que la finalité de ce texte soit exclusivement réservée à la protection du cédant. La société elle-même, tenue de racheter les droits sociaux, ou les associés, peuvent avoir aussi le plus grand intérêt à ce que la valeur soit établie au juste niveau par un expert indépendant. Ne peut-on imaginer que le prix de rachat initialement arrêté (dans les statuts ou la convention) puisse ne pas refléter la valeur réelle des droits sociaux et constitue une charge financière infondée et exagérée pour la société ? Le recours à l'évaluation de l'expert peut alors être considéré comme une garantie pour une juste évaluation qui profite à toutes les personnes, physiques ou morales, impliquées dans la cession ou le rachat.

En se situant dans une telle perspective, la Cour de cassation, dans le présent arrêt, établit une distinction entre les cessions forcées et les cessions volontaires. Ce serait seulement dans le premier cas que l'intervention de l'expert, au titre de l'article 1843-4 du Code civil, aurait lieu d'être. La cession étant imposée à l'associé, par suite notamment d'un refus d'agrément ou d'une décision d'exclusion, l'évaluation des droits sociaux qui avait pu être établie par anticipation pourrait alors être écartée par l'expert, dès lors qu'il y aurait contestation sur ce point. En revanche, si la cession résulte d'un engagement pris par l'associé, sous la forme, comme en l'espèce, d'une promesse unilatérale de vente, l'accord devant porter tant sur la chose que sur le prix, le consentement exprimé devrait écarter le recours ultérieur à une évaluation par expert, l'article 1843-4 du Code civil n'ayant plus vocation à s'appliquer. Partie à un engagement auquel il a consenti, l'associé cédant serait tenu par les termes de l'acte, l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) reprenant son empire, et ne pourrait contester le prix en se fondant sur l'article 1843-4, ce dernier texte ne visant que les hypothèses de cession forcée des droits sociaux.

En adoptant, par ce revirement, une nouvelle approche du rôle de l'expertise, fondée sur l'article 1843-4 du Code civil, la Cour de cassation se montre sensible au plaidoyer relayé par une doctrine quasi unanime (3). Dans les cas où la cession litigieuse résulte d'un engagement qui n'est pas l'exécution d'une obligation extérieure à la volonté de l'associé, il lui faudra alors être particulièrement attentif lors de la fixation par anticipation du prix de cession, dès lors qu'il ne pourra plus la contester et se placer sous l'abri de l'article 1843-4 du Code civil, selon la position nouvelle retenue par la Cour de cassation.

II - Les interrogations quant à l'avenir de l'arrêt

Si l'on tente de projeter l'arrêt commenté dans l'avenir proche, deux niveaux d'interrogations peuvent être retenus. En premier lieu, on peut se demander si cet arrêt peut être annonciateur d'un retournement plus complet du courant jurisprudentiel. En second lieu, il convient de s'interroger sur l'impact que pourrait avoir l'annonce d'une réforme législative portant sur l'article 1843-4 du Code civil.

On ne peut manquer de relever que, dans l'arrêt commenté, la Chambre commerciale prend bien le soin de ne viser, dans son dispositif, que l'hypothèse de la convention d'actionnaires, contenant la promesse unilatérale de vente des droits sociaux. Il ne saurait, à coup sûr, en être inféré que la position adoptée s'appliquerait aussi à une stipulation statutaire qui aurait un objet équivalent. Comme cela a pu être relevé (4), les statuts constituent un acte juridique qui ne relève pas exclusivement du droit commun des contrats et pourrait dès lors faire l'objet d'un traitement distinct de celui appliqué, depuis l'arrêt commenté, aux conventions d'associés. Pour autant, si la raison d'être de ce revirement de jurisprudence est de créer une distinction entre les hypothèses de cession ou rachat imposées à l'associé et celles auxquelles il a consenti librement, ce raisonnement peut certainement viser aussi les clauses contenues dans les statuts qui auraient un même objet. L'octroi de la qualité d'associé, qu'elle ait lieu lors de la constitution de la société ou en cours de vie sociale, suppose l'adhésion aux stipulations des statuts. Si ceux-ci comportent un engagement de vente des droits sociaux, par exemple (comme dans l'arrêt commenté) en cas de cessation des fonctions de dirigeants, on pourrait considérer qu'il s'agit alors d'une hypothèse de cession volontaire et non point forcée. L'application de l'article 1843-4 du Code civil devrait dès lors être écartée, comme s'il s'agissait d'un engagement extrastatutaire. La portée de l'arrêt du 11 mars 2014 serait alors bien plus conséquente.

Prononcé à quelques semaines d'une réforme du droit des sociétés qui devrait retoucher le texte de l'article 1843-4, l'arrêt doit être aussi examiné au regard de la pérennité de la position qu'il retient. La loi n° 2014-1 du 2 janvier 2014, habilitant le Gouvernement à simplifier et sécuriser la vie des entreprises (N° Lexbase : L7681IY7), prévoit en effet que le Gouvernement est autorisé à prendre toute mesure pour modifier l'article 1843-4 "pour assurer le respect par l'expert des règles de valorisation des droits sociaux prévues par les parties". Tant que l'ordonnance annoncée n'est pas publiée, un doute subsiste s'agissant de l'ampleur de la réforme de ce texte. Si l'on s'en tient à la version du projet qui a été diffusée par le ministère de la Justice (4) afin de solliciter les remarques et suggestions du public, c'est le périmètre d'application de ce texte qui serait retouché pour ne viser que les cas où "la loi prévoit" une cession des droits sociaux ou un rachat par la société. Toutes les hypothèses ayant pour origine une stipulation statutaire (dès lors qu'elle ne serait pas que la reprise ou la suite nécessaire d'un cas légal) ou une convention d'associés ne seraient plus visées par l'article 1843-4 du Code civil. L'expert n'ayant plus vocation à intervenir, se trouverait vidée de tout doute la question liée à la fixation par les parties de la valeur des droits sociaux dont la cession, volontaire ou forcée, serait envisagée. La décision commentée ne serait alors qu'une anticipation du droit positif et n'aurait plus vocation à perdurer.


(1) V. not. Cass. com., 4 décembre 2007, n° 06-13.912, FS-P+B (N° Lexbase : A0299D3H), D., 2008, p. 16, obs. A. Lienhard, Dr. sociétés, 2008, n° 23, note R. Mortier, D. Gibirila, Le caractère d'ordre public de l'article 1843-4 du Code civil relatif à la détermination par expertise de la valeur de droits sociaux, Lexbase Hebdo n° 295 du 6 mars 2008 - édition privée (N° Lexbase : N3475BEG) ; Cass. com., 5 mai 2009, n° 08-17.465, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7605EGR), D., 2009, p. 1349, obs. A. Lienhard et p. 2195, note B. Dondéro, Bull Joly Société, 2009, p. 529, obs. F.-X. Lucas et p. 728, note A. Couret, J.-B. Lenhof, La liberté de l'expert : précisions sur le régime de mise en oeuvre de l'expertise des droits sociaux de l'article 1843-4 du Code civil, Lexbase Hebdo n° 355 du 18 juin 2009 - édition privée (N° Lexbase : N6556BKZ) ; Cass. com., 24 novembre 2009, n° 08-21.369, FS-P+B (N° Lexbase : A1650EPS), D., 2009, p. 2924, obs. A. Lienhard, Rev. Sociétés, 2010, p. 21, note J. Moury, D. Gibirila, La contestation antérieure à la cession de droits sociaux, condition de nomination de l'expert de l'article 1843-4 du Code civil, Lexbase Hebdo n° 376 du 17 décembre 2009 - édition privée (N° Lexbase : N7046BMW).
(2) Cass. com., 4 décembre 2012, n° 10-16.280, F-P+B (N° Lexbase : A5686IYA), JCP éd. E, 2013, 1000, note B. Dondéro ; D. Gibirila, Le domaine d'application de l'expertise de l'article 1843-4 du Code civil, Lexbase Hebdo n° 324 du 24 janvier 2013 - édition affaires (N° Lexbase : N5385BTM).
(3) Voir not., J. Moury, Supplique à l'adresse de mesdames et messieurs les Hauts conseillers afin qu'ils accordent grâces aux praticiens de la tierce estimation, Rev. Sociétés, 2013, p. 330.
(4) Cf. Questionnaire sur le projet d'ordonnance sur le droit des sociétés ; lire Projet d'ordonnance sur le droit des sociétés, Lexbase Hebdo n° 375 du 27 mars 2014- édition affaires (N° Lexbase : N1485BUK).

Décision

Cass. com., 11 mars 2014, n° 11-26.915, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5034MGK).

Cassation (CA Grenoble, 12 mai 2011).

Lien base : (N° Lexbase : E0563EUE).

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