Réf. : Cass. civ. 2, 25 avril 2024, n° 22-16.197, F-B N° Lexbase : A917428B
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N9471BZS
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par Bruno Fieschi, Avocat associé, Flichy Grangé Avocats
le 05 Juin 2024
Mots-clés : accident du travail • maladies professionnelles • indépendance des rapports caisse-assuré et caisse-employeur • action en reconnaissance de la faute inexcusable d’employeur • délai de la prescription biennale et cause interruptive du délai de prescription
Le délai de la prescription biennale applicable à l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur est interrompu par l’exercice de l’action en reconnaissance du caractère professionnel de l'accident (CSS, art. L. 431-2). En raison de l'indépendance des rapports entre la caisse et la victime, d'une part, et de ceux entre la caisse et l'employeur, d'autre part, l'exercice par ce dernier d'une action aux fins d'inopposabilité de la décision de prise en charge de l'accident au titre de la législation professionnelle, qui est sans incidence sur la décision de reconnaissance de son caractère professionnel à l'égard de la victime, n'interrompt pas le délai de la prescription biennale de l'action exercée par la victime en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur. En conséquence, l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur engagée plus de deux ans après la cessation du paiement des indemnités journalières en lien avec l’accident du travail est prescrite.
La configuration du litige. La caisse primaire d'assurance maladie prend en charge le 30 mars 2012, au titre de la législation professionnelle, un accident du travail survenu le 8 septembre 2011, puis elle fixe à 4 % le taux d'incapacité permanente de la victime à la date de consolidation du 12 novembre 2012. Dans les suites de la décision de prise en charge de l’accident, l’employeur saisit le 4 juillet 2012 une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale d'un recours en inopposabilité de cette décision.
Après être intervenue volontairement, le 21 août 2013, à l'instance initiée par l'employeur, la victime forme en cours d’instance une demande en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur le 2 mars 2016. La juridiction de première instance donne acte à la victime de son intervention volontaire aux débats dans le litige opposant l’employeur et la caisse relatif à l’inopposabilité de la décision de prise en charge, ordonne la disjonction de la demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur formée par la salariée en renvoyant son examen à une prochaine audience ; et statue sur le recours en déclarant opposable à l’employeur la décision de prise en charge de l’accident du travail.
À la suite de la disjonction de la demande de reconnaissance de la faute inexcusable, la salariée est déclarée prescrite en son action en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur, tant en première en instance qu’en appel, dès lors que la victime ne justifie pas avoir interrompu utilement le délai de la prescription biennale, eu égard aux différents points de départ possibles de ce délai [1] , notamment en pouvant se prévaloir de l’effet interruptif du délai de prescription d’une action en reconnaissance du caractère professionnel de l’accident. La cour d’appel juge notamment que, « en application du principe de l’indépendance des rapports entre la caisse et la victime, d’une part, la caisse et l’employeur, d’autre part, l’instance engagée par l’employeur aux fins de voir déclarer inopposable à son égard la décision de prise en charge était sans incidence sur les droits de la salariée et, notamment, ne privait pas cette dernière du droit de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur » [2].
Les termes du débat relatif à l’application des règles de la prescription biennale. S’agissant de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, il résulte de l’application combinée des dispositions des articles L. 431-2 N° Lexbase : L2713LWE et L. 452-1 N° Lexbase : L5300ADN du Code de la Sécurité sociale que, en cas d'accident du travail ou de maladies professionnelles, les droits à une indemnisation complémentaire de la victime ou de ses ayants droit se prescrivent dans un délai de deux ans. Le point de départ de ce délai peut être le jour de l’accident ou de la cessation de paiement des indemnités journalières versées au titre de la prise en charge des accidents du travail et des maladies professionnelles [3] ; et il ne peut commencer à courir qu’à compter de la reconnaissance du caractère professionnel de l’accident ou de la maladie [4]. En outre, le dernier alinéa de l’article L. 431-2 du Code de la Sécurité sociale ajoute que le délai de la prescription biennale est interrompu par l’exercice de l’action pénale engagée pour les mêmes faits [5] ou de l’action en reconnaissance du caractère professionnel de l’accident. Ainsi, au-delà de la connaissance du délai de la prescription applicable, la détermination du point de départ de la prescription biennale, pouvant être différé par des causes interruptives, apparaît tout aussi importante et ce, d’autant plus que le point de départ du délai est à choix multiple et qu’il convient de retenir le point de départ le plus récent [6].
Au soutien de son pourvoi en cassation, et après avoir été déclarée prescrite en son action, la victime faisait grief à l’arrêt attaqué d’avoir retenu que l’instance engagée par l’employeur aux fins de se voir déclarer inopposable la décision de prise en charge de l’accident au titre de la législation professionnelle était sans incidence sur les droits de la salariée alors que cette action visait à remettre en cause, selon elle, le caractère professionnel de l’accident, et que, en conséquence, le délai de la prescription biennale n’avait recommencé à courir qu’à compter de la reconnaissance définitive de ce caractère par la juridiction saisie par l’employeur.
La solution juridique retenue par l’arrêt rendu le 25 avril 2024. En raison de l’indépendance des rapports entre la caisse et la victime, d’une part, et de ceux entre la caisse et l’employeur, d’autre part, l’exercice par ce dernier d’une action aux fins d’inopposabilité de la décision de prise en charge de l’accident au titre de la législation professionnelle, qui est sans incidence sur la décision de reconnaissance de son caractère professionnel à l’égard de la victime, n’interrompt pas le délai de la prescription biennale de l’action exercée par la victime en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. La contestation par l’employeur du caractère professionnel de l’accident était sans incidence sur la prise en charge dont bénéficiait la victime depuis le 30 mars 2012, le délai de prescription de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur n’avait pas été interrompu, de sorte que l’action engagée par la victime plus de deux ans après la cessation du paiement des indemnités journalières était prescrite.
L’apport juridique de l’arrêt rendu le 25 avril 2024 tient à ce que la deuxième civile de la cour de cassation fait une application du principe de l’indépendance des rapports entre la caisse et la victime, et de ceux entre la caisse et l’employeur (I.) pour déterminer si l’action engagée par l’employeur aux fins d’inopposabilité de la décision de prise en charge de l’accident ou de maladie a un effet interruptif sur le délai de la prescription biennale de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur (II.).
I. Le principe de l'indépendance des rapports gouverne l’articulation des contentieux générés par les décisions d’accord ou de refus de prise en charge adoptées par la CPAM
Spécifique à la législation professionnelle des accidents du travail et des maladies professionnelles, ce principe a pour principale conséquence que la décision prise par la caisse obéit pour chaque destinataire, employeur et victime, à un régime autonome. Les droits de l'un sont donc indifférents à la contestation formée par l’autre. Il s’agit de l’indépendance des rapports caisse / employeur et caisse / victime qui induit une indépendance des procédures en contestation des décisions adoptées par la CPAM.
Ainsi, toute décision revêt, dès sa notification à la personne à laquelle elle ne fait pas grief, un caractère définitif à son égard dans ses rapports avec la caisse. La décision initiale de refus de prise en charge revêt un caractère définitif à l’égard de l’employeur, sans que cet effet juridique puisse être remis en cause par une décision ultérieure [7] ; et quand bien même la seconde décision en sens contraire intervient sur le seul recours de la victime, l’employeur n’a pas d’intérêt à agir à l’encontre de la décision de prise en charge [8].
Parallèlement, la décision de justice rendue sur la contestation par l’employeur du caractère professionnel d'une affection demeure sans incidence sur la prise en charge au titre de la législation professionnelle de cette affection décidée par la caisse au profit de la victime, qu’elle soit partie ou non à l’instance [9] ; et cette solution prévaut quel que soit le motif du recours exercé par l’employeur. En conséquence de quoi, la victime intervenant volontairement à une instance relative aux rapports entre la caisse et l’employeur peut être déclarée irrecevable pour défaut d’intérêt à agir [10].
Enfin, le fait que le caractère professionnel de l'accident ou de la maladie ne soit pas établi entre la caisse et l'employeur ne prive pas la victime ou ses ayants droit de la faculté de faire reconnaître la faute inexcusable de l'employeur. Dans ce cas, il appartient à la juridiction saisie d'une telle action de rechercher, après débat contradictoire, si l'accident ou la maladie a un caractère professionnel et si l'assuré a été exposé au risque dans des conditions constitutives d'une faute inexcusable [11].
II. L’action engagée par l’employeur aux fins d’inopposabilité de la décision de prise en charge de l’accident ou de maladie n’a pas un effet interruptif sur le délai de la prescription biennale de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur
Si la solution juridique dégagée par l’arrêt commenté du 25 avril 2024 se fonde sur une jurisprudence constante relative à l’indépendance des rapports entre la caisse et la victime, il n’en reste pas moins qu’elle permet de préciser que, quand bien même l’employeur conteste le caractère professionnel de l’accident ou de la maladie aux fins d’inopposabilité de la décision de prise en charge, dans ses rapports avec la CPAM, cette action n’est pas pour autant une action qui a un effet interruptif sur le délai de la prescription biennale de l’action en faute inexcusable, puisque l’action engagée par l’employeur ne permet pas de remettre en cause le caractère professionnel de l’accident ou de la maladie, définitivement acquis dans les rapports entre la caisse et la victime.
En conséquence, la victime qui n’avait pas exercé le recours en faute inexcusable dans le délai de deux ans à compter du jour de la reconnaissance du caractère de l’accident ou du jour de la cessation de paiement des indemnités journalières, ne pouvait pas valablement soutenir que l’action engagée par l’employeur dans ses rapports avec la CPAM devait être assimilée à une action en reconnaissance du caractère professionnel de l’accident, au motif qu’elle avait pour effet de différer la reconnaissance définitive du caractère professionnel de l’accident jusqu’à ce qu’une décision définitive ne tranche le litige opposant l’employeur et la caisse. Le moyen au soutien du pourvoi faisant fi du principe de l’indépendance des rapports entre la caisse et de la victime, et de ceux entre la caisse et l’employeur, est rejeté par la Cour de cassation qui approuve la cour d’appel ayant déclaré le recours en faute inexcusable prescrit dès lors qu’il a été engagé par la victime plus de deux ans après la cessation de paiement des indemnités journalières en lien avec l’accident du travail.
La solution juridique dégagée par l’arrêt commenté apparaît également en cohérence avec les dispositions de l’article 2241 du Code civil N° Lexbase : L7181IA9 dont il résulte que si, en principe, l’interruption de prescription ne peut s’étendre d’une action à l’autre, il en est autrement lorsque les deux actions, bien qu’ayant une cause distincte, tendent à un seul et même but, de sorte que la seconde est virtuellement comprise dans la première [12], ce qui peut aboutir à des solutions juridiques nuancées lorsqu’il est apprécié l’effet interruptif d’une saisine du conseil de prud’hommes sur la prescription de l’action en faute inexcusable [13]. Or, si le but de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur tend à octroyer à la victime des réparations complémentaires aux prestations en espèce ou en nature prévues par le régime forfaitaire de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles dans le cadre d’une action en responsabilité de l’employeur, celui de l’action engagée par l’employeur aux fins d’inopposabilité de la décision de prise en charge de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle consiste à neutraliser le coût financier de la décision adoptée par la CPAM, eu égard à son caractère bien-fondé ou non, dans le cadre d’une appréciation judiciaire de la légalité de la décision adoptée au regard des dispositions d’ordre public du code de la sécurité sociale.
Autrement dit, en matière de contentieux AT/MP, il convient d’engager les différentes actions judiciaires avec discernement, à l’aune du principe de l’indépendance des rapports. La victime qui a obtenu la reconnaissance du caractère professionnel de l’accident du travail ou d’une maladie professionnelle ne doit pas se tromper de voie procédurale pour que son droit à une indemnisation complémentaire soit préservé, alors qu’elle a finalement assez peu à gagner à intervenir à une procédure opposant la caisse et l’employeur, après avoir obtenu la reconnaissance du caractère professionnel de l’accident. En dernier lieu, c’est la juridiction saisie de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur qui a vocation à trancher définitivement le caractère professionnel de l’accident ou de la maladie, dans le cadre d’un débat contradictoire opposant la victime et l’employeur [14], mais encore faut-il que, d’une part, la victime exerce l’action ; et, d’autre part, qu’elle l’exerce dans un temps non prescrit.
[1] Ch. Blanc Laussel, Prescription biennale et faute inexcusable de l’employeur : précisions sur son point de départ et ses causes suspensives et interruptives à la lumière de la jurisprudence récente, Lexbase Social, septembre 2023, n° 958 N° Lexbase : N6889BZ8.
[2] CA Lyon, 5 avril 2022, n° 19/00284 N° Lexbase : A45697SZ.
[3] Cass. civ. 2, 18 janvier 2005, n° 03-17.564, FS-P+B N° Lexbase : A0863DG3 ; Cass. civ. 2, 9 juillet 2009, n° 08-15.481, F-D N° Lexbase : A7338EIM.
[4] Cass. civ. 2, 3 avril 2003, n° 01-20.872, FS-P+B N° Lexbase : A6529A7X ; Cass. soc., 29 juin 2004, n° 03-10.789, publié N° Lexbase : A9044DCX ; Cass. civ. 2, 14 mars 2013, n° 12-11.856, F-D N° Lexbase : A9790I9H ; Cass. civ. 2, 2 avril 2015, n° 14-14.577, F-D N° Lexbase : A0938NGT.
[5] Cass. civ. 2, 23 janvier 2020, n° 18-19.080, F-P+B+I N° Lexbase : A59583CN.
[6] Cass. soc., 12 décembre 2002, n° 01-03.243, F-D N° Lexbase : A4190A4X.
[7] Cass. civ. 2, 20 décembre 2018, n° 17-21.528, FS-P+B N° Lexbase : A6613YRD.
[8] Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, n° 19-16.999, F-P+B+I N° Lexbase : A87423YG.
[9] Cass. civ. 2, 19 février 2009, n° 08-10.544, FS-P+B N° Lexbase : A3989ED4.
[10] CA Paris, 6-13, 10 juin 2022, n° 20/05122 N° Lexbase : A513977H.
[11] Cass. soc., 28 février 2002, n° 99-17.201, publié, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0761AYT ; Cass. civ. 2, 4 novembre 2010, n° 09-16.203, F-P+B N° Lexbase : A8993GG8 ; Cass. civ. 2, 10 mai 2012, n° 11-15.406, F-D N° Lexbase : A1347ILH.
[12] Cass. civ. 2, 21 janvier 2010, n° 09-10.944, F-P+B N° Lexbase : A4784EQA.
[13] Cass. civ. 2, 6 juillet 2017, n° 16-22.243, F-D N° Lexbase : A8255WLC ; Cass. civ. 2, 31 mai 2018, n° 17-18.793, F-D N° Lexbase : A1790XQD ; Cass. civ. 2, 7 juillet 2022, n° 20-21.294, F-D N° Lexbase : A72198AM.
[14] Cass. soc., 28 février 2002, n° 99-17.201, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0761AYT ; Cass. civ. 2, 4 novembre 2010, n° 09-16.203, F-P+B N° Lexbase : A8993GG8 ; Cass. civ. 2, 10 mai 2012, n° 11-15.406, F-D N° Lexbase : A1347ILH.
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