Réf. : Cass. civ. 2, 23 mai 2024, 3 arrêts, n° 22-17.104, F-B N° Lexbase : A86135CY, n° 22-11.817, F-B N° Lexbase : A86045CN, n° 22-11.175, FS-B N° Lexbase : A86015CK et Cass. civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-22.543, F-B N° Lexbase : A62785B7
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par Yannick Ratineau, Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes, Co-directeur de l’Institut d’Études Judiciaires de Grenoble, Co-directeur du BACAGe (Bulletin des arrêts de la cour d’appel de Grenoble), Centre de Recherches Juridiques – EA 1965
le 05 Juin 2024
Mots-clés : voie de recours • appel • cassation • juridiction de renvoi après cassation • déclaration de saisine • appel compétence • délai • procédure à jour fixe • formalisme excessif • déclaration d’appel • signification • ministère public • premier président • impartialité
En ce mois de mai 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu plusieurs arrêts dont les solutions intéressent l’exercice des voies de recours. Qu’il s’agisse de répondre à la question de savoir si les parties sont tenues d’indiquer dans leurs conclusions jointes à la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi après cassation si elles demandent l’infirmation ou l’annulation du jugement rendu en première instance, de savoir dans quel délai l'appelant d’un jugement statuant sur la compétence doit solliciter l'autorisation du premier président d'assigner à jour fixe, si l’obligation faite à l’appelant, dans une procédure de demande de retour d’enfant, de signifier sa déclaration d’appel à tous les intimés, y compris au procureur général lorsque le ministère public est partie principale à l’instance, ne constitue pas un formalisme excessif, ou encore des difficultés susceptibles de surgir lorsque la décision cassée a été prise par le premier président d’une cour d’appel et qu’il est désigné comme juridiction de renvoi devant être composée autrement. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a répondu à toutes ces problématiques au mois de mai 2024 par une série d’arrêts dont les solutions méritent d’être présentées et commentées.
L’on se souvient que les modifications apportées par le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 N° Lexbase : L2696LEL à la procédure d’appel en matière civile, notamment par la réécriture du contenu des articles 542 N° Lexbase : L7230LEI et 954 N° Lexbase : L7253LED du Code de procédure civile, a conduit la Cour de cassation à instaurer une règle nouvelle en en vertu de laquelle « lorsque l’appelant ne demande dans le dispositif de ses conclusions ni l’infirmation ni l’annulation du jugement, la cour d’appel ne peut que confirmer le jugement [1]. » Compte tenu de la sévérité de la sanction encourue par l’appelant, la Haute juridiction a fait le choix de moduler l’application de la règle nouvelle dans le temps en retenant qu’elle ne peut s’appliquer aux déclarations d’appel antérieures au 17 septembre 2020 [2]. Cette solution a-t-elle vocation à s’appliquer à la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi après cassation ? Voilà la question à laquelle la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a répondu dans un arrêt rendu le 23 mai 2024.
En l’espèce, une société de crédit (la banque) consent à une société civile immobilière (SCI) quatre prêts immobiliers. Invoquant l'inexactitude des taux effectifs globaux figurant sur les offres de prêt, la SCI assigne la banque afin d'obtenir, à titre principal, la déchéance totale du droit aux intérêts, et, à titre subsidiaire, l'annulation de la stipulation d'intérêts et la substitution de l'intérêt au taux légal. Par déclaration du 13 novembre 2015, la SCI relève appel du jugement de première instance l'ayant débouté de toutes ses demandes. La cour d’appel de Grenoble rend un arrêt [3] qui est censuré par la Cour de cassation [4] dans le cadre d’un premier pourvoi, laquelle désigne la cour d’appel de Lyon comme juridiction de renvoi. Par arrêt du 15 mars 2022, les juges d’appel lyonnais confirment le jugement rendu en première instance au motif que, dans le dispositif des conclusions de son avocat notifiées le 10 mai 2021, la SCI n’a pas sollicité l'infirmation du jugement de première instance n’ayant pourtant fait droit à aucune de ses demandes, en application de la solution retenue par la Cour de cassation dans son arrêt du 17 septembre 2020. Dans le cadre d’un nouveau pourvoi en cassation, la SCI fait grief à l’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon d’avoir appliqué l’obligation procédurale nouvelle mise à la charge des parties par la Cour de cassation dans son arrêt du 17 septembre 2020, alors que la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi après cassation n'est pas une déclaration d'appel. Pour la demanderesse au pourvoi, la juridiction de renvoi était donc nécessairement investie, par l'arrêt de cassation, de la connaissance de l'entier litige tel qu'il avait été déféré au juge d'appel par les appels originairement formés, et l'instruction reprise en l'état de la procédure non atteinte par la cassation ; l'obligation de mentionner expressément la demande d'infirmation n’avait donc pas vocation à s'appliquer dès lors que la juridiction d'appel censurée a été saisie par une déclaration d'appel antérieure à la date de l'arrêt du 17 septembre 2020.
Au visa des articles 6, §1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR, 542 et 954 du Code de procédure civile, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation prononce - sans surprise - l’annulation en toutes ses dispositions de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 15 mars 2022, et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon autrement composée. Dans un effort de pédagogie certain, la Deuxième chambre civile de la Cour de cassation commence par rappeler que la règle affirmée dans l’arrêt du 17 septembre 2020 en vertu de laquelle, « si l'appelant ne demande dans le dispositif de ses conclusions ni l'infirmation des chefs du dispositif du jugement dont il recherche l'anéantissement ni l'annulation du jugement, la cour d'appel ne peut que confirmer le jugement », n’est applicable immédiatement qu’aux seules instances introduites par une déclaration d'appel postérieure à la date de cet arrêt. Poursuivant son raisonnement, la Haute juridiction rappelle que la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi n'étant pas une déclaration d'appel, elle n'a pas vocation à introduire une nouvelle instance. C'est la même instance qui reprend et se poursuit devant la juridiction de renvoi, de sorte que, lorsque cette instance a été introduite par une déclaration d'appel antérieure à l'arrêt du 17 septembre 2020, la règle de procédure nouvelle énoncée pour la première fois par cet arrêt ne peut recevoir application.
La solution retenue dans l’arrêt du 23 mai 2024 nous semble devoir être pleinement approuvée dans la mesure où la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi et la déclaration d’appel partageant un formalisme commun, ce qui vaut pour l’une doit également valoir pour l’autre. En effet, aux termes de l'article 625 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5914MBN, la cassation replace les parties dans la situation dans laquelle elles se trouvaient avant la décision cassée. En vertu de ce texte, la cassation emporte donc deux effets : le dessaisissement de la juridiction dont la décision a été cassée, et la continuation de l’instance devant une juridiction de renvoi qui se trouve substituée, par délégation spéciale de la Cour de cassation, à la juridiction ayant rendu l'arrêt cassé [5]. Très tôt, la Haute juridiction a affirmé le principe selon lequel, si un nouveau juge est substitué à l'ancien, l'instance pendante devant le juge du fond, en revanche, demeure la même ; elle est seulement reprise et continuée [6]. Si les parties n'ont donc pas à introduire une nouvelle instance puisqu’elles poursuivent l'instance ayant abouti à la décision cassée, il appartient toutefois à la partie qui y a intérêt de saisir la juridiction désignée comme juridiction de renvoi par l’arrêt de la Cour de cassation par une déclaration de saisine, comme le prévoit l'article 1032 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6686LNX La Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’affirmer que la déclaration de saisine n'est pas un acte d'appel, elle ne se substitue donc pas à ce dernier qui demeure, dans le cadre du renvoi de cassation, l'acte introductif de l'instance d'appel. Reste que, si la déclaration de saisine n'est pas une déclaration d'appel, elle partage avec cette dernière un formalisme commun puisque l’article 1033 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1308H49, qui précise les mentions devant être portées dans l'acte de saisine de la juridiction de renvoi après cassation, renvoie aux « mentions exigées pour l'acte introductif d'instance devant cette juridiction ». En appel, ces mentions sont prévues par l'article 901 N° Lexbase : L5914MBN du même code – qui lui-même renvoie aux articles 57 N° Lexbase : L9288LT8 et 54 N° Lexbase : L8645LYT, dont l’alinéa 4 concerne les « chefs du jugement expressément critiqués auxquels l'appel est limité, sauf si l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible ». Il résulte d’une lecture combinée de ces textes que la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi, à l’instar de la déclaration d’appel, doit en principe mentionner les chefs expressément critiqués. En l’espèce, dès lors que la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi était postérieure à l’arrêt du 17 septembre 2020 de la Cour de cassation, il était possible de s’interroger sur le fait de savoir si les parties avaient l’obligation de renseigner, dans le dispositif des conclusions jointes à cette dernière, si elles demandaient l'infirmation des chefs du dispositif du jugement critiqué dont elles recherchent l'anéantissement, ou son annulation ? Si la Cour de cassation, tout en rappelant que la juridiction de renvoi est saisie dans la limite de l'arrêt de cassation [7] dont la portée se trouve dans le dispositif de l’arrêt [8] depuis la réécriture de l’article 624 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7853I4M par le décret du 6 novembre 2014 relatif aux exceptions d'incompétence et à l'appel en matière civile N° Lexbase : L2696LEL, n’a pas remis en cause le fait que, par application des articles 1033 et 901 du Code de procédure civile, la déclaration de saisine doit mentionner les chefs expressément critiqués [9], elle a toutefois précisé que cette mention dans l'acte de saisine « ne peut avoir pour effet de limiter l'étendue de la saisine de la cour d'appel de renvoi »[10]. Pour la Haute juridiction, la déclaration de saisine est donc un acte de procédure permettant de saisir la juridiction de renvoi de manière à poursuivre une instance existante, de sorte que, comme elle l'a précisé, c'est l'acte d'appel, et seulement l'acte d'appel, qui fixe la dévolution de l'appel [11]. Dans ce contexte, l’intérêt de l’obligation faite aux parties, par application des articles 1033 et 901 du Code de procédure civile, de renseigner dans la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi si elles demandent l'infirmation des chefs du dispositif du jugement critiqué dont elles recherchent l'anéantissement, ou son annulation, interroge nécessairement, dès lors que la cour d'appel, sur renvoi de cassation, est tenue par l'effet dévolutif opéré par l'acte d'appel, dans la limite toutefois du dispositif de l'arrêt de cassation, qui marque la portée de la cassation. La règle étant déjà contestable en tant que telle, le bon sens commandait de surcroît qu’il ne soit pas imposé aux parties une charge procédurale qui ne leur incombait pas lorsqu’elles ont introduit leur instance d’appel. Or c’est bien à ce résultat qu’aboutissait la solution retenue par la cour d’appel de renvoi en l’espèce. Pour la Cour de cassation, s’il n’y a pas lieu d’imposer à l’appelant la règle nouvelle dégagée à l’occasion de l’arrêt du 17 septembre 2020, aucune raison ne justifie de l’imposer à la partie qui saisit la juridiction de renvoi après cassation. Ce qui vaut pour la déclaration d’appel vaut donc pour la déclaration de saisine.
À retenir : si la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi après cassation n'est pas une déclaration d'appel et n'introduit pas une nouvelle instance, mais entraîne seulement la poursuite de l'instance d'appel initiale introduite par l’acte d’appel, il incombe à la partie qui saisit la juridiction de renvoi d’indiquer si elle demande l’infirmation ou l’annulation du jugement critiqué dans la déclaration de saisine. Toutefois, lorsque cette instance a été introduite par une déclaration d'appel antérieure à l'arrêt du 17 septembre 2020, la partie qui saisit la juridiction de renvoi n’a pas à indiquer si elle demande l’infirmation ou l’annulation du jugement critiqué dans la déclaration de saisine. |
Jusqu'à l'entrée en vigueur du décret no 2017-891 du 6 mai 2017 relatif à la procédure applicable devant la Cour de cassation N° Lexbase : L7585I4P, lorsqu'un tribunal devant lequel était soulevée une exception d'incompétence statuait seulement sur celle-ci sans trancher au fond, sa décision ne pouvait être attaquée que par la voie du contredit. Il en allait de même lorsque le juge avait tranché une question de fond dont dépendait la compétence ou s'il s'était prononcé sur la compétence et avait ordonné une mesure d'instruction ou une mesure provisoire, sous réserve dans ce cas du respect des règles particulières à l'expertise. Depuis l'entrée en vigueur du décret du 6 mai 2017, l’article 83 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1426LGW prévoit que, « lorsque le juge s’est prononcé sur la compétence sans statuer sur le fond du litige, sa décision peut faire l’objet d’un appel », lequel est soumis à des règles particulières concernant le délai d’appel, les mentions que doit comporter l’acte d’appel et la procédure à suivre devant la cour. Alors que le contredit était une procédure orale sans représentation obligatoire, l’appel du jugement sur la compétence obéit à des règles distinctes selon que la représentation par avocat est ou non obligatoire. Sur ce point, il sera remarqué que l’article 85 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1423LGS impose que l’appel soit instruit et jugé comme en matière de procédure à jour fixe si les règles applicables à l’appel des décisions rendues par la juridiction dont émane le jugement frappé d’appel imposent la constitution d’avocat. Puisque les règles de la procédure à jour fixe doivent être respectées, il en est une qui soulève régulièrement des interrogations : celle du délai. Selon l’article 84 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1424LGT, l’appelant doit saisir le premier président dans le délai d’appel en vue d’être autorisé d’assigner à jour fixe, et la sanction du non-respect de cette obligation n’est ni plus ni moins que la caducité de la déclaration d’appel. Cette sanction est particulièrement sévère dans la mesure où le premier président ne peut réellement refuser le jour fixe si les conditions de l’appel d’un jugement statuant exclusivement sur la compétence sont réunies, et à dire vrai la requête adressée au premier président ne poursuit en réalité qu’un seul objectif : obtenir une date d’audience. La sévérité de la sanction peut donc sembler quelque peu “disproportionnée“ et inquiète d’autant plus que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a généralisé cette procédure à l’ensemble des jugements sur la compétence en faisant prévaloir l’article 83 du Code de procédure civile sur les règles spéciales [12], notamment en ce qui concerne l’appel des décisions du juge de l’exécution ou du juge des référés [13]. La Haute juridiction a également précisé dans un arrêt du 22 octobre 2020 que l’erreur consistant à demander la fixation prioritaire de l’affaire (applicable uniquement lorsque la représentation par avocat n’est pas obligatoire) au lieu de la procédure à jour fixe est sanctionnée par la caducité de la déclaration d’appel [14] ; étant rappelé toutefois que la partie dont la déclaration a été frappée de caducité peut encore réitérer son appel dans le délai de recours, l’article 911-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7243LEY sur l’irrecevabilité de l’appel en cas de caducité n’étant pas applicable à la procédure d’appel d’un jugement statuant exclusivement sur la compétence [15]. Autant dire que les décisions relatives à l’appel des jugements statuant sur la compétence font toujours l’objet d’une attention toute particulière ! L’arrêt rendu le 23 mai 2024 par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation ne fait donc pas exception.
En l’espèce, un plaignant a relevé appel d'un jugement d'un tribunal judiciaire se déclarant incompétent pour statuer sur son action engagée à l'encontre d’une société (la société). Par requête du 22 février 2021, le demandeur a sollicité du premier président de la cour d'appel de Rennes l'autorisation d'assigner à jour fixe ; demande à laquelle il a été fait droit par ordonnance du 4 mars 2021. La cour d'appel devait inviter les parties à présenter leurs observations sur l'application des articles 83 et suivants du Code de procédure civile, ainsi que sur la caducité de l'appel encourue au motif que, si l’appelant a bien déposé sa requête dans le délai d'appel, il n'a en revanche pas saisi le premier président dans les huit jours de la déclaration d'appel, puisque celle-ci est intervenue le 22 janvier 2021 alors que la requête en vue d'être autorisé à assigner à jour fixe n'a été déposée que le 22 février 2021, de sorte que, par arrêt en date du 14 décembre 2021, la cour d’appel de Rennes a déclaré l’appel irrecevable au motif que, appelant d'un jugement statuant exclusivement sur la compétence, le plaignant devait se conformer, non seulement à ces dispositions, mais encore à celles de l'article 919 du Code de procédure civile N° Lexbase : L0973H4S, en ce qu'elles imposent que la requête soit présentée au premier président dans les huit jours de la déclaration d'appel, dans la mesure où elles ne seraient pas incompatibles, mais imposeraient « un délai à double ressort ». Un pourvoi en cassation est formé par le plaignant qui fait notamment grief à la cour d'appel d’avoir violé l'article 84, alinéa 2, du Code de procédure civile, par refus d'application, et l'article 919, alinéa 3, du même code, par fausse application en ayant retenu un délai à double ressort, alors même que, nonobstant toute disposition contraire, l'appel dirigé contre la décision d'une juridiction du premier degré se prononçant sur la compétence sans statuer sur le fond est instruit et jugé comme en matière de procédure à jour fixe, lorsque les parties sont tenues de constituer avocat, et qu'en ce cas, l'appelant doit saisir, dans le délai d'appel et à peine de caducité de la déclaration d'appel, le premier président de la cour d'appel, en vue d'être autorisé à assigner l'intimé à jour fixe.
La cassation prononcée par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, au visa des articles 83, 84 alinéa 2, et 85 alinéa 2 du Code de procédure civile, dans son arrêt rendu le 23 mai 2024, ne surprendra personne tant la solution retenue par la cour d’appel est contestable. En effet, le décret no 2017-891 du 6 mai 2017 a substitué au contredit un ensemble de règles spéciales régissant l’appel des jugements dans lesquels le juge a statué sur sa compétence. Le législateur a prévu que, lorsque le juge a statué sur sa seule compétence sans aborder le fond du litige, son jugement peut faire l'objet d'un appel qui est instruit et jugé « comme en matière de procédure à jour fixe », et non pas « suivant la procédure à jour fixe ». Le choix des mots est important ! Si les règles relatives à l’appel compétence renvoient à la procédure à jour fixe, elles n’en suivent cependant pas toutes les conditions. Instituée par les articles 917 N° Lexbase : L0969H4N et suivants du Code de procédure civile, la procédure à jour fixe devant la cour d'appel s'inspire de la procédure à jour fixe devant le tribunal judiciaire en ce qu’elle semble postuler une extrême urgence dès lors qu’elle est soumise à la condition que les droits d'une partie soient en péril, et partage avec elle des modalités qui semblent, de prime abord, très proches. Mais, en dépit d’apparentes similitudes, la procédure à jour fixe en appel se distingue de celle suivie en première instance puisqu’il existe des hypothèses dans lesquelles la condition de péril n’est pas exigée, par exemple. Il en est ainsi lorsque la procédure à jour fixe est mise en œuvre par décision du premier président ou du conseiller de la mise en état, à l'occasion des pouvoirs qui leur sont conférés en matière de référé ou d'exécution provisoire, par exemple. Il est encore ainsi dans la procédure d'appel à jour fixe des décisions d'incompétence prévue aux articles 83 et suivants du Code de procédure civile, laquelle n'est pas conditionnée à la démonstration préalable d'un péril. Par ailleurs, si l'article 919 du Code de procédure civile offre à l'appelant une alternative à deux branches puisqu’il lui permet, soit de présenter sa requête afin d'être autorisé à assigner à jour fixe au premier président avant de déposer son acte d'appel qui visera, dans ce cas, l'ordonnance du premier président, soit de présenter sa requête aux fins d'assigner à jour fixe au premier président au plus tard dans les huit jours de la déclaration d'appel, cette alternative n’est absolument pas prévue par les dispositions qui encadre l’exercice de l’appel compétence introduit par le décret du 6 mai 2017. L’article 84 du Code de procédure civile dispose seulement que le délai d'appel est de quinze jours à compter de la notification du jugement par le greffe et que l'appelant doit, à peine de caducité de la déclaration d'appel, saisir, dans le délai d'appel, le premier président en vue, selon le cas, d'être autorisé à assigner à jour fixe ou de bénéficier d'une fixation prioritaire de l'affaire. Point d’option pour l’appelant donc ! Il est en outre classiquement admis que la sanction qui s'attache au non-respect du délai de huit jours prévu à l’article 919 du Code de procédure civile est assez relative dans la mesure où elle ne peut qu'entraîner le refus d'autoriser l'assignation à jour fixe de la part du premier président, et non pas de la cour d'appel, à qui l'ordonnance de fixation s'impose à défaut de rétractation [16], bien loin donc de l’irrecevabilité de l’appel brandit par la cour d’appel de Rennes dans l’espèce commentée ! En rappelant que le seul délai qui s’impose à l’appelant d’un jugement dans lequel le juge a statué sur sa compétence sans aborder le fond du litige pour saisir le premier président en vue, selon le cas, d'être autorisé à assigner à jour fixe ou de bénéficier d'une fixation prioritaire de l'affaire est celui prévu à l’article 84 du Code de procédure civile – quinze jours à compter de la notification du jugement par le greffe – la Cour de cassation offre une clarification plus que bienvenue sur les délais qui s’imposent à l’appelant dans le cas d’un d’appel compétence. Gageons qu’elle soit entendue par les cours d’appel et que la confusion des genres à l’origine de la création de ce délai à double ressort retenu dans l’arrêt d’appel ne soit bientôt plus qu’un mauvais souvenir…
À retenir : l'appelant d’un jugement statuant sur la compétence doit solliciter l'autorisation du premier président d'assigner à jour fixe, dans le seul délai d'appel de quinze jours prévu à l’article 84 du Code de procédure civile, lequel court à compter de la notification du jugement par le greffe. |
Depuis plusieurs années, plusieurs décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) sont venues illustrer la confrontation qui existe entre deux logiques procédurales : d'une part, celle de la procédure civile interne, marquée par des règles précises, abstraites et rigides, et d'autre part, celle du contrôle exercé par la CEDH qui se caractérise par une adaptation concrète des règles à la spécificité de chaque espèce en tenant compte du critère de proportionnalité. À plusieurs reprises, cette confrontation s’est soldée par une condamnation de la France pour formalisme excessif [17], lequel ne résulte pas seulement des textes, mais aussi de l'interprétation particulièrement rigoureuse qu'en font les juridictions[18]. Ces dernières doivent donc rechercher un équilibre entre « un excès de formalisme qui porterait atteinte à l'équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois » [19]. La construction d’un “formalisme raisonné“ [20] par la Cour de cassation la conduit à apprécier plus souplement le respect de certaines exigences formelles, sans toutefois renoncer à appliquer les sanctions prévues par le législateur en cas de manquement substantiel mettant en péril l’intérêt des justiciables qui, dans le champ de la procédure civile, suppose que le comportement procédural des parties au procès d’appel réponde à des normes prévisibles qui encadrent son déroulement. C’est ainsi que la Cour de cassation, dans le cadre de son contrôle, n’hésite plus à censurer les cours d’appel qui, dans l’application qu’elles font des dispositions du Code de procédure civile, seraient amenées à imposer aux parties une charge procédurale qu’elle juge excessive, et qui, par voie de conséquence, méconnaîtrait les exigences du procès équitable [21]. L’arrêt rendu le 23 mai 2024 par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation fait assurément parti de ces décisions.
En l’espèce, le 6 octobre 2015 est né un enfant dont la famille réside en Ukraine à compter de septembre 2018. Alors qu'une procédure judiciaire était en cours devant le juge ukrainien concernant la détermination des modalités d'exercice de l'autorité parentale envers l'enfant, son père l'a ramené d'Ukraine en France, le 11 avril 2019. Le 28 avril 2020, sa mère a saisi l'autorité ukrainienne d'une demande de retour de l'enfant, sur le fondement de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants. Le 30 novembre 2020, le procureur de la République d'un tribunal judiciaire a assigné le père devant un juge aux affaires familiales tandis que la mère est intervenue volontairement à l'instance. Dans son jugement du 21 janvier 2021, assorti de l'exécution provisoire, si le tribunal judiciaire constate que le déplacement de l'enfant était illicite, il observe dans le même temps que l'enfant s'est intégré depuis mai 2019 en France, en conséquence de quoi, il rejette la demande de retour de l'enfant mineur en Ukraine. La mère de l’enfant relève appel de cette décision le 26 janvier 2021, en intimant le père de l’enfant et le procureur général. L'affaire est orientée à bref délai et une ordonnance en date du 15 juin 2021 est rendue par le président de la chambre saisie dans laquelle il déclare caduque la déclaration d'appel au motif que l'appelante n'avait signifié sa déclaration d'appel qu'au père de l’enfant et non au procureur général. La mère de l’enfant a relevé appel de cette ordonnance qui est confirmée par la cour d’appel de Paris dans un arrêt du 28 septembre 2021 au motif que la mère n'avait pas signifié au procureur général sa déclaration d'appel dans les dix jours de l'avis de fixation, conformément à l’article 905-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7035LEB. Un pourvoi en cassation est formé dans lequel la demanderesse fait grief à la cour d’appel de Paris d’avoir violé les articles 6 §.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, 905-1, 902 N° Lexbase : L7237LER et 1210-4 N° Lexbase : L6128LT7 du Code de procédure civile, dès lors que l'obligation qui est faite à l'appelant de signifier la déclaration d'appel à l'intimé ne tend à remédier qu’au défaut de constitution de ce dernier à la suite du premier avis du greffe ; imposer à l'appelant cette obligation à l'égard du ministère public, partie à l'instance d'appel qui est dispensée de constituer avocat, sous peine de caducité de la déclaration d'appel revient à lui imposer une charge procédurale inutile dont la sanction le prive définitivement de son droit de former appel principal et constitue en conséquence une atteinte disproportionnée et injustifiée au droit d'accès au juge.
Par arrêt du 23 mai 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation casse et annule l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris pour formalisme excessif au visa des articles 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, les articles 6 et 7 de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants et les articles 905-1 et 1210-4 du Code de procédure civile. Si la Haute juridiction rappelle la règle fixée par l’article 905-1 du Code de procédure civile, en vertu de laquelle l'appelant est tenu de signifier sa déclaration d'appel au procureur général lorsqu'il est intimé, elle considère néanmoins qu’en faisant prévaloir, dans la procédure de retour immédiat engagée sur le fondement de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980, le principe de l'obligation, pour l'appelant, de signifier sa déclaration d'appel à tous les intimés y compris le procureur général, ce qui, à défaut d'une telle signification au ministère public a eu pour effet de rendre caduque la déclaration d'appel de la mère à l'égard de l'ensemble des intimés, alors qu'elle avait constaté que le procureur général avait conclu devant elle et que la déclaration d'appel avait été signifiée au père de l’enfant, la cour d'appel a fait preuve d'un formalisme excessif et a violé les textes susvisés.
Cet arrêt est intéressant à plus d’un titre.
Tout d’abord, parce que la Cour de cassation refuse – fort logiquement – de suivre le raisonnement de la demanderesse au pourvoi qui entendait faire la démonstration de l’inutilité de la règle fixée à l’article 905-1 du Code de procédure civile lorsque le ministère public est une partie à l’instance. En effet, selon elle, l'objectif recherché par l’obligation de faire à l’appelant de signifier sa déclaration d'appel à l'intimé est uniquement de remédier au défaut de constitution de ce dernier à la suite de ce premier avis du greffe, l'acte de signification rappelant que l'intimé qui ne constitue pas dans les quinze jours suivant cet acte s'expose à ce qu'un arrêt soit rendu contre lui sur les seuls éléments fournis par son adversaire. Or, pour la demanderesse au pourvoi, le ministère public étant dispensé de constituer avocat lorsqu'il est partie à l'instance d'appel, l'appelant devrait, par conséquent, être lui-même dispensé de signifier la déclaration d'appel au procureur général qui en a reçu communication par le greffe dès son dépôt par l'appelant. Cet argument est naturellement rejeté dans la mesure où, si le raisonnement est intéressant, il n’appartient cependant pas à la Cour de cassation de réécrire la loi, et elle ne peut que constater que l’article 905-1 du Code de procédure civile n'établit aucune distinction selon la qualité de l'intimé et ne prévoit aucune exception à la règle quand l'intimé est le procureur général, de sorte que l'appelant est tenu de signifier sa déclaration d'appel au procureur général lorsqu'il est intimé.
Ensuite, parce que la Cour de cassation – après avoir rappelé, d’une part, le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial ; d’autre part, que les autorités centrales instituées par la Convention de La Haye doivent coopérer entre elles et promouvoir une collaboration entre les autorités compétentes dans leurs États respectifs, pour assurer le retour immédiat des enfants, et notamment prendre toutes les mesures appropriées pour introduire ou favoriser l'ouverture d'une procédure judiciaire ou administrative, afin d'obtenir le retour immédiat de l'enfant, ce qui implique lorsque la demande concerne un enfant déplacé ou retenu en France, que le procureur de la République puisse, notamment, saisir le juge compétent pour qu'il ordonne les mesures provisoires prévues par la loi ou introduire une procédure judiciaire afin d'obtenir le retour de l'enfant ; enfin, que le droit d'accès à un tribunal n'est pas absolu et peut se prêter à des limitations qui ne doivent cependant pas restreindre l'accès ouvert à un justiciable d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même – se réfère explicitement à l’arrêt Henrioud c/ France rendu le 5 novembre 2015 par la CEDH [22] dans lequel elle est venue rappeler les principes qui permettent d'apprécier la compatibilité du formalisme procédural au droit au procès équitable. D'un côté, le droit d'accès à un tribunal n'est pas absolu et il se prête à des limitations, qui concernent notamment les conditions de recevabilité des recours. Il en est ainsi des formalités et délais pour former un recours, qui assurent la bonne administration de la justice et le respect de la sécurité juridique. D'un autre côté, « ces limitations ne sauraient restreindre l'accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tel que son droit à un tribunal s'en trouve atteint dans sa substance même ». À cet égard, les limitations doivent poursuivre un but légitime et le formalisme doit être proportionné à ce but. Comme a pu l’écrire le professeur Vergès, « cet arrêt incite à faire preuve d'un esprit critique à l'égard du formalisme procédural tel qu'il est conçu dans le Code de procédure civile, mais aussi et surtout tel qu'il est appliqué. La Cour européenne invite ainsi les juridictions internes à prendre l'initiative d'assouplir les conditions de forme posées par le code, lorsqu'une application stricte et injustifiée est susceptible d'emporter des conséquences excessives sur le fond du litige » [23]. En d’autres termes, le juge doit avoir le courage d'écarter le formalisme procédural lorsqu'une application littérale des textes provoque une atteinte disproportionnée au droit d'accès au juge. Or tel était le cas en l’espèce, et la Cour de cassation en fait la démonstration dans l’arrêt du 23 mai 2024 lorsqu’elle affirme qu’en ayant fait prévaloir, dans la procédure de retour immédiat engagée sur le fondement de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants, le principe de l'obligation, pour l'appelant, de signifier sa déclaration d'appel à tous les intimés y compris le procureur général, ce qui, à défaut d'une telle signification au ministère public a eu pour effet de rendre caduque la déclaration d'appel de la mère de l’enfant à l'égard de l'ensemble des intimés, alors qu'elle avait constaté que le procureur général avait conclu devant elle et que la déclaration d'appel avait été signifiée au père de l’enfant, la cour d'appel a fait preuve d'un formalisme excessif.
Enfin, parce qu’à l’instar des autres décisions au sein desquelles le principe de proportionnalité a conduit la Cour de cassation à identifier un cas de formalisme excessif, il convient de faire preuve de prudence et de nuance quant à la portée de l’arrêt rendu le 23 mai 2024. Si ce dernier mérite assurément toute notre attention, il ne condamne pas pour autant le formalisme de l’article 905-1 du Code de procédure civile. Dans cette affaire, comme cela avait déjà été le cas dans l’affaire Henrioud c/ France ayant donné lieu à l’arrêt rendu par la CEDH en 2015, l'excès de formalisme tient essentiellement aux circonstances de l'espèce, rien de plus. À cet égard, il sera observé que la Cour de cassation prend bien soin de rappeler que la règle fixée par l’article 905-1, qui met à la charge de l’appelant l’obligation de signifier sa déclaration d’appel à tous les intimés, y compris le procureur général lorsqu’il est partie l’instance, ne saurait faire l’objet d’un quelconque aménagement ou exception que la loi ne prévoit pas. Si le formalisme procédural doit être assoupli lorsque les circonstances de l'espèce lui confèrent un caractère disproportionné, il ne doit l’être que dans cette hypothèse. L’arrêt rendu le 23 mai 2024 par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rappelle donc que l’objectif du contrôle de proportionnalité est de sanctionner les excès du formalisme procédural en l’adaptant aux particularités du cas d’espèce, pas de le remettre en cause dans son principe.
À retenir : l’appelant a l’obligation de signifier sa déclaration d’appel à tous les intimés, y compris au procureur général lorsque le ministère public est partie principale à l’instance. En cas de défaut, la caducité de la déclaration d’appel est encourue sauf à démontrer que le respect de cette obligation constitue une charge procédurale inutile dont la sanction prive définitivement le justiciable de son droit de former appel principal et constitue en conséquence une atteinte disproportionnée et injustifiée au droit d'accès au juge. |
En affirmant que la cassation d'un arrêt prononcé avec renvoi entraîne le dessaisissement de plein droit du juge dont la décision a été cassée et investit exclusivement le juge de renvoi de la connaissance de l'affaire, la Cour de cassation énonce une règle dont on peine à comprendre qu’il soit encore besoin de la rappeler. En effet, l'idée qui gouverne les pouvoirs de la juridiction de renvoi est que, par l'effet de la cassation de l'arrêt qui clôturait l'instance, l'instance antérieure reprend son cours, et les parties se trouvent placées dans la même situation où elles étaient avant le prononcé de l'arrêt cassé [24]. Tel est l'effet nécessaire de l'arrêt de cassation et du renvoi : dessaisir, de plein droit, de toute connaissance ultérieure de l'affaire, le juge dont la décision a été cassée, pour en investir exclusivement le juge de renvoi [25]. La nécessité de renvoyer le procès devant d'autres juges est considérée par la loi comme mieux satisfaite lorsque le renvoi est ordonné devant une juridiction différente. Mais elle admet aussi que la connaissance de l'affaire soit attribuée à la même juridiction autrement composée. Cela peut être le fait d’une disposition législative, règlementaire ou diplomatique (tel était le cas de l'accord, annexé à la Convention judiciaire franco-marocaine du 5 octobre 1957, qui stipulait que, dans le cas où la Cour de cassation française demeurait incompétente à titre transitoire pour juger des pourvois formés contre les arrêts de la Cour de Rabat, le renvoi après cassation serait ordonné devant la Cour de Rabat autrement composée et non devant une cour française [26]). Tel a été le cas par l'effet des dispositions transitoires édictées par l'ordonnance no 58-1273 du 22 décembre 1958, les affaires renvoyées par la Cour de cassation à des juridictions supprimées étaient attribuées au tribunal de rattachement désormais compétent, même si c'était ce tribunal qui avait rendu la décision cassée [27]. La Cour de cassation use également de la faculté de renvoi à la même juridiction autrement composée, lorsque celle-ci est seule à être légalement compétente dans le contentieux sur lequel il doit être statué de nouveau. Tel est encore le cas, par exemple, des premiers présidents de cour d’appel qui ont compétence pour statuer sur les recours contre les décisions émanant d’un magistrat de première instance ou de la cour d’appel fixant les rémunérations respectives des constatants, consultants et experts [28]. Lorsque la juridiction dont la décision est cassée est désignée par la Cour de cassation comme juridiction de renvoi, il résulte d’une lecture combinée des articles L. 111-5 N° Lexbase : L7806HNG et suivants du Code de l'organisation judiciaire, qui précisent les exigences d'impartialité relatives à la composition des juridictions statuant sur recours, et L. 431-4 du Code de l'organisation judiciaire N° Lexbase : L7941HNG , sur renvoi de l'article 626 N° Lexbase : L8429IRM du Code de procédure civile que, quelle que soit la formation de la cour de renvoi, aucun magistrat ayant statué précédemment ou participé à l'affaire dans des conditions impliquant une appréciation du dossier ne peut être appelé à participer à la formation de jugement [29], et l’analyse de la jurisprudence montre que, la méconnaissance de cette obligation par la juridiction de renvoi est sanctionnée par la nullité de l'arrêt rendu. Quid lorsque la décision cassée est une ordonnance du premier président et que la Cour de cassation ordonne le renvoi de l’affaire devant la même juridiction composée autrement ? Telle est la situation dont la Cour de cassation a été saisie dans l’arrêt commenté.
En l’espèce, Mme D., administrateur judiciaire, a été désignée, par ordonnance de référé du 20 avril 2017, en qualité d'administrateur provisoire d’une société pour une durée de douze mois avec pour mission d'administrer la société suivant les pouvoirs du gérant, et d’accomplir d’autres missions. Par deux ordonnances des 8 novembre 2017 et 29 juin 2018, le président du tribunal de grande instance de Paris a arrêté le montant des honoraires de Mme D. à une certaine somme. Appel de ces ordonnances a été interjeté par la société, et par ordonnance du 24 juin 2019, le premier président de la cour d’appel de Paris a infirmé les ordonnances du président du tribunal de grande instance et arrêté les honoraires de Mme D. qui a formé un pourvoi en cassation. Par un arrêt du 1er avril 2022, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a prononcé la cassation de l’ordonnance du premier président de la cour d’appel de Paris et renvoyé l'affaire devant cette même juridiction autrement composée. Dans un arrêt en date du 29 septembre 2022, rendu sur renvoi après cassation, la cour d’appel de Paris, dans sa formation collégiale, a arrêté la rémunération de la plaignante qui s’est de nouveau pourvue en cassation arguant que la cour d'appel a violé les articles 480 N° Lexbase : L2318LUE et 631 N° Lexbase : L6792H7P du Code de procédure civile en se prononçant dans sa formation collégiale alors que l'arrêt de la Cour de cassation du 1er avril 2021 avait renvoyé l'affaire et les parties devant la juridiction du premier président de la cour d'appel de Paris autrement composée.
Par arrêt en date du 16 mai 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, au visa des articles L. 431-4 du Code de l’organisation judiciaire et 631 alinéa 6 du Code de procédure civile, prononce la cassation de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 29 septembre 2022 au motif qu’il résulte de ces textes que la cassation d'une décision, prononcée avec renvoi, entraîne le dessaisissement de plein droit du juge dont la décision a été cassée et investit exclusivement le juge de renvoi de la connaissance de l'affaire. Cette règle étant d’ordre public, la cour d'appel de Paris, qui s'est prononcée dans sa formation collégiale sur les honoraires de l'administrateur judiciaire, alors que le premier président de la cour d'appel, désigné comme juridiction de renvoi et saisi par les parties, était tenu de statuer, a violé le texte susvisé.Il nous semble ici que la cassation est justifiée en ce que la désignation du seul premier président de la cour d’appel de Paris comme juridiction de renvoi interdisait bien évidemment à la formation collégiale de cette même cour de se saisir de cette affaire. Il nous semble également qu’à compter de l’instant où il était saisi en tant que juridiction de renvoi après cassation de sa propre décision, le premier président de la cour d’appel de Paris ne pouvait davantage se fonder sur les dispositions de l’article 724 du Code de procédure civile qui l’autorise, lorsqu’un recours est diligenté à l’encontre de sa propre décision, de pouvoir la modifier, cette faculté qui lui est reconnue n’est en effet disponible que dans l’hypothèse où le recours contre sa décision s’opère précisément dans le cadre de l’article 724. Par ailleurs, comme il a été dit supra, il est en principe impossible aux magistrats qui ont déjà statué sur un litige en première instance ou en appel de siéger dans la juridiction de renvoi, ce qui explique que la Cour de cassation, comme à chaque fois qu’elle renvoie l’affaire après cassation devant la même juridiction exige que cette dernière soit composée différemment. Le fait que la juridiction du premier président de la cour d’appel ne soit composée que du seul magistrat qui occupe les fonctions de premier président semble limiter de prime abord la possibilité de composer cette juridiction autrement… Pourtant, le Code de l’organisation judiciaire offre des solutions qui auraient pu être appliquées en l’espèce et éviter une seconde cassation. Ainsi, l’article R. 312-2 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6500IAY permet au premier président, en cas d'absence ou d'empêchement, d’être suppléé dans les fonctions qui lui sont spécialement attribuées, par le président de chambre qu'il aura désigné et, en cas d'absence ou d'empêchement de ce dernier, par le président de chambre dont le rang est le plus élevé au sein de la cour d’appel. Cette ordonnance de désignation, prise conformément aux dispositions de l'article L. 121-3 du Code de l’organisation judiciaire N° Lexbase : L7716LPH, peut être modifiée en cours d'année judiciaire par une nouvelle ordonnance du premier président en cas de cessation ou interruption des fonctions du suppléant initialement désigné. En outre, l’article R. 312-3 N° Lexbase : L6499IAX du même code dispose quant à lui que le premier président et les présidents de chambre sont, en cas d'absence ou d'empêchement, remplacés pour le service de l'audience par un magistrat du siège désigné conformément aux dispositions de l'article L. 121-3 ou, à défaut, par le magistrat du siège présent dont le rang est le plus élevé. Le fait que la juridiction du premier président de la cour d’appel soit désignée comme juridiction de renvoi après cassation devant être composée autrement constitue, nous semble-t-il, un cause d’empêchement pour le magistrat qui occupe les fonctions de premier président de la cour d’appel de statuer comme juridiction de renvoi. Il lui était donc possible de désigner, dans les conditions de l’article L. 121-3 du Code de l’organisation judiciaire, un autre magistrat du siège afin de le suppléer et de statuer comme juridiction de renvoi conformément à la volonté de la Cour de cassation.
À retenir : la cassation d'une décision, prononcée avec renvoi, entraîne le dessaisissement de plein droit du juge dont la décision a été cassée et investit exclusivement le juge de renvoi de la connaissance de l'affaire. Si la décision cassée a été prise par le premier président d’une cour d’appel et qu’il est désigné comme juridiction de renvoi, il lui incombe en ce cas de désigner un autre juge de la cour d’appel afin que la juridiction du premier président soit composée autrement et puisse statuer comme juridiction de renvoi. |
[1] Cass. civ. 2, 17 septembre 2020, n° 18-23.626, FS-P+B+I N° Lexbase : A88313TA.
[2] Cass. civ 2, 20 mai 2021, n° 20-13.210, F-P N° Lexbase : A25324SL – Cass. civ 2, 20 mai 2021, n° 19-22.316 F-P, N° Lexbase : A25334SM – Y. Ratineau, Dispositif des conclusions d'appel : application dans le temps de la solution nouvelle de la Cour de cassation, Lexbase Droit privé, juin 2021, n° 868 N° Lexbase : N7812BYY. – Cass. civ. 2, 9 juin 2022, n° 20-22.588, FS-B N° Lexbase : A7921747 – Y. Ratineau, Formalisme des conclusions d’appel : petit rappel relatif à l’application dans le temps de la solution nouvelle de la Cour de cassation, in Panorama de jurisprudence : remettre toujours le métier sur l’ouvrage, Lexbase Droit privé, juin 2022, n°912 N° Lexbase : N1989BZP.
[3] CA Grenoble, 19 février 2024, n° 15/04786 N° Lexbase : A4216YXG.
[4] Cass. civ. 2, 20 janvier 2021, n° 19-15.849, FS-P N° Lexbase : A24814EM.
[5] Cass. civ. 2, 29 octobre 1965, Bull. civ. II, n° 813.
[6] Cass. civ. 2, 26 octobre 1962, D. 1963. Somm. 36.
[7] Cass. civ. 2, 14 janvier 2021, n° 19-14.293, F-P+I N° Lexbase : A22994C7 – Cass. civ. 2, 29 septembre 2022, n° 19-14.293, F-B N° Lexbase : A34368LT – Cass. civ. 2, 26 janvier 2023, n° 21-15.483, F-B N° Lexbase : A20669AR.
[8] Cass. civ. 2, 2 mai 2024, n° 22-12.473, F-B N° Lexbase : A885329R.
[9] Not. : Cass. civ. 2, 14 janvier 2021, n° 19-14.293, F-P+I, précité
[10] Cass. civ. 2, 14 janvier 2021, n° 19-14.293, F-P+I, précité. – Cass. civ. 2, 29 septembre 2022, n° 19-14.293, F-B, précité. – Cass. civ. 2, 26 janvier 2023, n° 21-15.483, F-B, précité.
[11] Cass. civ. 2, 30 janvier 2020, n° 18-22.528, FS-P+B+I N° Lexbase : A89403C4.
[12] Cass. civ. 2, 11 juillet 2019, n° 18-23.617, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5653ZI9.
[13] Cass. civ. 2, 11 juillet 2019, n° 19-70.012 N° Lexbase : A95232QR.
[14] Cass. civ. 2, 22 octobre 2020, n° 18-19.768, F-P+B+I N° Lexbase : A88303YP.
[15] Cass. civ. 2, 19 mai 2022, n° 21-10.422, F-B N° Lexbase : A41117XK.
[16] Cass. com., 20 janvier 1998, n° 95-19.474, P N° Lexbase : A2429ACX.
[17] CEDH, 9 juin 2022, Req. 15567/20, Xavier Lucas c/ France N° Lexbase : A07327Z7 – CEDH, 12 juillet 2016, Req. 50147/11, Reichamn c/ France N° Lexbase : A9892RWB – CEDH, 5 novembre 2015, Req. 21444/11, Henrioud c/ France N° Lexbase : A7326NUU – CEDH, 15 janvier 2009, Req. 24488/04, Guillard c/ France N° Lexbase : A3583ECP.
[18] CEDH, 12 novembre 2002, Req. 46129/99, Zvolsky & Zvolska N° Lexbase : A7402A3K.
[19] CEDH, 25 mai 2004, Req. 49478/99, Kadlec et autres c/ République Tchèque N° Lexbase : A2094DCK.
[20] C. Perret, Procédure d'appel : l’expression d’un formalisme raisonné, Lexbase Droit privé, juin 2023, n° 950 N° Lexbase : N5987BZR.
[21] Cass. civ. 1, 5 avril 2023, n° 22-21.863, FS-B N° Lexbase : A61659MB.
[22] Comme elle l’avait déjà fait dans un arrêt du 5 avril 2023 dans lequel elle avait prononcé la cassation de l’arrêt pour formalisme excessif au motif que les juges d’appel avaient fait prévaloir, dans la procédure de retour immédiat engagée par le père sur le fondement de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants, le principe de l'obligation, pour le ministère public, qui avait un rôle central et particulier en la matière, de remettre sa déclaration d'appel par voie électronique, ce qui a eu pour effet de rendre irrecevables les prétentions tendant au retour des enfants, formées par le père en qualité d'appelant incident, la cour d'appel a fait preuve d'un formalisme excessif et a, partant, violé les textes susvisés : Cass. civ. 1, 5 avril 2023, n° 22-21.863, FS-B N° Lexbase : A61659MB.
[23] E. Vergès, Chronique de procédure civile - Janvier 2016, Lexbase Droit privé, janvier 2016, n° 639 N° Lexbase : N0769BWE.
[24] CPC, art. 625 N° Lexbase : L7854I4N.
[25] Cass. civ. 3, 8 février 1978, Bull. civ. III, n° 78. – Cass. civ. 3, 14 octobre 1992, n° 90-17.817 N° Lexbase : A3192AC9 – Cass. civ. 2, 12 mars 1997, n° 95-11.469, P N° Lexbase : A0320ACT.
[26] Cass. civ. 1, 15 février 1961, Bull. civ. I, n° 106.
[27] TGI Laval, 22 mars 1960, Gaz. Pal. 1960. 1. 359.
[28] CPC, art. 724 N° Lexbase : L6929H7R.
[29] CEDH, 18 décembre 2008, Req. n° 30609/04, Vaillant c/ France N° Lexbase : A0798ZNU – Pour une application interne : Cass. civ. 2, 20 octobre 2022, n° 21-12.241, F-B, N° Lexbase : A50638QL – Cass. civ. 2, 12 juillet 2001, n° 99-21.822 N° Lexbase : A1569AUN.
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