Lexbase Contentieux et Recouvrement n°5 du 29 mars 2024 : Commissaires de justice

[Point de vue...] Intelligence artificielle : vers un procès-verbal de constat du XXIème siècle ?

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par Sylvian Dorol - Commissaire de justice associé (VENEZIA), Directeur scientifique de la revue Lexbase Contentieux et recouvrement, Enseignant à Science Po Paris, ENM, EFB et Sébastien Racine - Commissaire de justice associé, Membre du comité scientifique de la revue Lexbase Contentieux et recouvrement, Enseignant ENM, EFB

le 29 Août 2024

Mots-clés : intelligence artificielle • constat • preuve • commissaire de justice

Avec l'avènement de l'intelligence artificielle (I.A.), de nouvelles menaces se profilent, selon une étude de Goldman Sachs. Les emplois, y compris dans le domaine juridique, pourraient être menacés par des I.A. génératives. Cette évolution suscite des interrogations sur le rôle futur du commissaire de justice face à l'I.A..

Dans "L'algorithmisation de la justice", la question a été abordée, mais principalement sous l'angle des activités monopolistiques du commissaire de justice. Avec l'évolution rapide de l'I.A., notamment des programmes conversationnels comme Chat GPT 4.0, de nouveaux défis se posent. Ces questions dépassent le cadre du commissaire de justice et soulèvent des enjeux politiques, comme en témoigne l'accord européen de 2023 sur l'I.A..

Pour répondre à ces interrogations, il faut déterminer si une I.A. peut remplacer ou assister le commissaire de justice dans ses constatations. D'une part, une I.A. constatante est un défi actuel, compte tenu de son absence de corps et de certaines limitations sensorielles. D'autre part, l'I.A. peut jouer un rôle d'assistance précieux pour évaluer la faisabilité des constats, effectuer des recherches juridiques rapides et aider à la rédaction des actes.

Quant à l'I.A. générative, elle pourrait être objet de constatations. Des protocoles spécifiques seraient nécessaires pour garantir la validité des constatations réalisées sur des supports contrôlés par des I.A.. Ces technologies pourraient offrir de nouvelles possibilités, notamment dans l'analyse de contenus créatifs et la compréhension de vastes quantités de données. Cependant, la confiance accordée aux analyses générées par l'I.A. reste une question ouverte, nécessitant une approche prudente dans l'utilisation des constatations basées sur ces technologies.


 

En 2019, au cours d’une saisie-vente dans en région parisienne, un commissaire de justice (anciennement huissier) eut à désarmer à mains-nus deux hommes armés chacun d’un marteau et d’une truelle, le troisième n’étant pas armé... L’anecdote est loin d’être exceptionnelle, tant ces officiers publics et ministériels font quotidiennement face à des comportements menaçants dans l’exercice de leur mission de service public. Dans toutes ces situations, c’est la personne du commissaire de justice qui est menacée. Le paradigme change à la lecture d’une étude de Goldman Sachs parue en 2023 : 300 millions d'emplois à temps plein pourraient être menacés par des IA génératives en Europe et aux Etats-Unis. Dans la zone euro, les postes les plus concernés par un remplacement seraient les fonctions administratives, et de support (45%) ainsi que les cadres et les métiers qualifiés comme le juridique (34 %)…

En plus des menaces physiques, le commissaire de justice du XXIème siècle doit-il prendre garde à l’intelligence artificielle, qui mettrait en péril son métier ? Est-il possible d’imaginer le commissaire de justice mis en danger par l’intelligence artificielle, qui le contraindrait à un « chômage technologique » au sens de l’économiste Daniel Susskind [1] ?

Dans l’ouvrage « L’algorithmisation de la justice » [2] dirigé par le Professeur Clavier, la question avait été traitée[3], mais uniquement au-travers du prisme des activités monopolistiques du commissaire de justice (signification et exécution des décisions de justice). Le problème se pose à nouveau au regard de l’accélération de l’évolution de l’intelligence artificielle et la popularisation, entre autres de programmes conversationnels Chat GPT4.0 ou d’aides à la création comme Midjourney.

L’interrogation dépasse bien évidemment les fonctions du commissaire de justice puisque comme l’écrivait Hannah Arendt « Dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique ». Ainsi en témoigne l’accord européen de 2023 sur l’intelligence artificielle définissant des règles globales pour une I.A. digne de confiance…

Les lignes qui suivent n’ont d’ambition que de répondre à l’interrogation de savoir quel rôle est appelée à jouer l’intelligence artificielle dans sa relation avec le constat de commissaire de justice du XXIème siècle : sera-t-elle son esclave ou son maître, son amie ou son ennemie ?

Afin de répondre clairement à ces interrogations, il conviendra d’établir si une intelligence artificielle peut remplacer le commissaire de justice dans sa mission de constatations (I), et dans quelle mesure elle peut l’assister à cette fin (II).

I. La tentation d’une intelligence artificielle constatante

Dans Alien, la résurrection, Ripley (personnage joué par Sigourney Weaver) se rapproche d’une jeune fille, mais s’aperçoit par la suite qu’il s’agit d’un androïde fabriqué par les machines. Cette œuvre de science-fiction montre un humain trompé par la machine, forcé à un anthropomorphisme motivé par un instinct grégaire, ersatz de test de Turing. En 2024, et à l’aube de Chat GPT 5.0, une intelligence artificielle peut écrire un sonnet et même l’expliquer. Dès lors, puisque la machine semble savoir ce qu’elle fait, est-il possible d’extrapoler en l’imaginant remplacer le commissaire de justice dans sa fonction de constat ? Afin de répondre à cette question, il convient de rappeler la notion de constatation (A) avant d’imaginer comment une I.A.pourrait constater (B).

A. La réalité des constatations

Avant de déterminer si une I.A.peut constater, il convient de définir ce qu’est une constatation de commissaire de justice.

Définir cela n’est pas aisé, puisque la difficulté en la matière naît du silence de la loi sur la définition même de « constatations matérielles ». La doctrine s’est donc substituée au législateur pour tenter d’en définir les contours après avoir remarqué que la loi définit le procès-verbal de constat d’huissier de justice par son objet, mais s’abstient d’en préciser la substance. En effet, l’ordonnance n° 2016-728 du 2 juin 2016 relative au statut de commissaire de justice N° Lexbase : L4070K8A, en son article 1er, prévoyait que les commissaires de justice peuvent « effectuer des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter ». Nulle précision n’existe quant à la notion de « constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter », contrairement au droit belge [4].

La notion de « constatations purement matérielles » a d’abord été définie par le Professeur Perrot. Bien que l’expression ne soit pas d’une « clarté aveuglante » [5], elle « s’entend de tout ce qui peut être perçu directement par les sens » [6] : vue, ouïe, goût, odorat, toucher.

Néanmoins cette définition n’est pas pleinement satisfaisante car, comme l’indique maître Thierry Guinot, « la notion de matérialité des constatations présente des difficultés croissantes avec l’évolution de notre société. En effet, il est courant aujourd’hui qu’une réalité non matérielle détermine des droits (…) » [7]. Pour cet auteur, la matérialité des constatations doit s’entendre de l’objet du constat, et non uniquement de la perception de celui-ci par le constatant. C’est pourquoi madame Marie-Pierre Mourre-Schreiber préconise que « les constatations matérielles doivent être appréhendées largement afin de pouvoir répondre aux demandes de constat de réalité immatérielle » [8].

Les définitions doctrinales ne suffisent pas à cerner la notion de « constatation purement matérielle ». À la lecture de la jurisprudence, il apparaît que cette notion doit en outre s’entendre comme exclusive de toute opération intellectuelle, c’est-à-dire de volonté juridique, transformant le tiers neutre et impartial qu’est l’huissier de justice en acteur juridique. C’est pourquoi il n’est pas possible au commissaire de justice d’acheter un produit pour en constater la vente [9] : en admettant le contraire, il quitterait son habit de tiers neutre et impartial pour revêtir le costume de cocontractant. De façon plus générale, l’opération intellectuelle proscrite en matière de constatations désigne le fait, pour le commissaire de justice, d’avoir recours à un stratagème juridique ou factuel [10] en vue d’influencer le comportement de la partie adverse et favoriser l’obtention d’une preuve au bénéfice de son mandant.

Il résulte de ce qui précède, et comme nous l’avons exposé [11], qu’il est possible de proposer une définition plus précise de la notion de « constatation matérielle ». À notre sens, est une constatation purement matérielle toute situation personnellement constatée par le commissaire de justice au moyen de ses sens, et qu’il n’a pas provoquée par une opération intellectuelle de nature à troubler sa qualité de tiers neutre, indépendant et impartial [12].

La définition de la notion de constatation rappelée, il convient maintenant d’examiner le rêve d’une I.A. constatante.

B. Le rêve de l’I.A. constatante

Une I.A. constatante est-elle un rêve ? Au sens de la définition des constatations précédemment rappelées, une réponse négative devrait être apportée. En effet, et comme l’indique le mathématicien et philosophe Daniel Andler [13], une intelligence artificielle désincarnée manque de l’essentiel : il faut un corps pour s’engager dans ce monde. Selon ses dires, « le rôle du corps est fondamental » [14]. Puisqu’une constatation est en quelque sorte une perception brute du commissaire de justice, il serait impossible de constater sans chair.

Pour autant, il est possible de critiquer ce postulat qui est peut-être amené à évoluer dans les prochaines années[15], notamment au regard du projet de Neuralink d’Elon Musk (implantation d’une puce dans le cerveau)... De plus, à défaut de chair, une machine peut être équipée de capteurs. Ainsi, un sonomètre indique une mesure du bruit alors qu’il n’entend pas (ouïe), un nez électronique peut être utilisé à des fins industrielles (odorat), un testeur de PH indique une acidité alors qu’il ne goûte pas (goût), un smartphone affiche en photographie un paysage qu’il ne voit pas (vue) et un anémomètre renseigne sur la présence d’un vent qu’il ne sent pas sur sa peau (toucher)…. Dès lors, les 5 sens réunis, une I.A. ne pourrait-elle pas bientôt percevoir, et donc constater ?

Les thuriféraires de l’I.A. répondraient sans hésiter par l’affirmative. Il faut cependant rappeler un fait avant de répondre : ce qui est compliqué pour l’humain est simple pour une I.A., et ce qui est naturel pour l’humain est difficile pour une I.A. En témoigne le cas du nez artificiel, encore imparfait, alors que dès son arrivée au monde, un bébé voit, touche, goûte, sent, entend, sans aucun effort intellectuel. Il en est de même de la reconnaissance faciale : un humain reconnaît un visage familier s’il est maquillé, masqué ou avec des lunettes, là où le smartphone butera aujourd’hui.

Sans corps, l’I.A. est donc bloquée dans le virtuel, non engagée dans le monde. Pour engager une I.A. dans le monde réel, sensoriel, il lui faut des données, ce qui pourrait fausser sa perception de la réalité si elle les interprète mal. Pour s’en convaincre, il suffit de s’intéresser à l’art culinaire mélangé à celui du trompe l’œil où des pâtissiers s’amusent à faire passer des bonbons pour des pierres, ou à la problématique de la « fauxtographie » [16]… Si l’œil humain ne peut distinguer sans l’aide des autres sens, qu’en serait-il d’une I.A. ne percevant que partiellement ?

Enfin, quand bien même la « constatation purement matérielle est toute situation personnellement constatée par le commissaire de justice au moyen de ses sens, et qu’il n’a pas provoquée par une opération intellectuelle de nature à troubler sa qualité de tiers neutre, indépendant et impartial », cela n’exclut pas le fait qu’il faille un minimum d’intelligence pour constater. Bien au contraire. En effet, tout procès-verbal de constat est sélectif : il répond à une demande clairement formulée par le requérant par la vérification personnelle par le commissaire de justice d’éléments matériels. Ainsi, s’il est requis pour constater qu’une rampe de parking est trop étroite pour des véhicules, l’objet du constat n’est pas de photographier le véhicule devant la rampe, mais de dire clairement que la voiture ne passe pas. De plus, si l’officier public et ministériel est requis pour constater la présence d’un panneau de permis de construire et qu’il le photographie de loin, l’objectif est de constater qu’il est visible depuis la voie publique, et non d’indiquer la présence de mobilier urbain à proximité, qui sera pourtant visible sur le cliché (à ce jour, l’I.A.décrirait la photographie intégralement, sans distinguer).

Le rêve d’une I.A. constatante n’est donc pas encore d’actualité, mais il est nécessaire de s’appesantir sur le rôle que peut avoir l’I.A. dans l’activité de constatation du commissaire de justice.

II. La prédiction d’une intelligence artificielle assistante

Le rôle de l’I.A. dans le quotidien de constatant va nécessairement s’élargir et il faut le voir comme une chance, surtout que pour le moment elle est incapable de le remplacer. En effet, s’il est demandé à un chat bot s’il est capable de procéder à des constatations comme un commissaire de justice, voilà ce qu’il vous répondra sûrement : « En tant qu'assistant virtuel, je ne suis pas capable de réaliser des constatations de la même manière qu'un commissaire de justice en France. Mon rôle est de fournir des informations, des conseils et une aide virtuelle basée sur les données et les directives que je reçois. ».

Cette réponse fait prendre conscience de deux éléments essentiels : d’une part la dépendance de l’I.A. aux données qui l’alimentent pour ensuite générer des réponses, et, d’autre part, sa dépendance intellectuelle puisqu’elle ne répond qu’à des sollicitations, ou des directives. La qualité d’assistant, et par extension, de l’assistance va donc dépendre des références utilisées et de l’habileté de l’utilisateur dans ses demandes et directives.

Cependant, l’idée selon laquelle l’I.A. serait une simple assistante serait réductrice dans la mesure où elle peut également devenir l’objet du constat, que ce soit son fonctionnement intrinsèque ou les réponses qu’elle fournit.

Il semble donc opportun de s’intéresser au rôle d’assistance de l’I.A. qui peut s’envisager préalablement et au cours, du constat (A), et d’aborder également l’I.A. en tant qu’objet du constat. (B).

A. L'I.A. en tant qu'outil d'assistance

Son rôle d’assistance se situe à la fois au niveau de l’appréhension du constat et au niveau de sa réalisation.

Elle peut constituer un soutien dans l’appréhension d’une situation de constat. L'intelligence artificielle peut se révéler être un atout considérable pour évaluer la faisabilité des constats du commissaire de justice. En tant que praticiens, les commissaires de justice sont souvent amenés à intervenir rapidement et sans coordination préalable, ce qui exige une analyse préalable pour déterminer la faisabilité du constat, mélange de syllogisme juridique et de synthèse jurisprudentielle. Les lieux, les relations entre les parties et le temps sont des éléments qui se croisent dans la réflexion du commissaire de justice au moment de décider de la réalisation ou non d’un constat, et donc de la mise en jeu de sa responsabilité professionnelle.

L’intelligence artificielle, grâce à son analyse rapide de données pertinentes issues de la jurisprudence, peut fournir une réponse claire au praticien. Bien que ce dernier puisse mener cette recherche par lui-même, l’I.A. permet d’optimiser cette réponse et d’améliorer sa réactivité. Toutefois, il est crucial de noter que, bien que l’I.A. puisse confirmer la faisabilité d’un constat, elle ne peut juger de son opportunité. La pertinence et l’utilité de réaliser un constat dans certaines situations demeurent à la discrétion du praticien, ce qui est fondamental. Ainsi, le praticien garde une certaine maîtrise intellectuelle, les recommandations de l’I.A. servant de simples renseignements sans valeur normative. Cette distinction, bien qu’évidente, rappelle l’importance de l’intervention humaine dans le processus décisionnel face à la machine. Il est essentiel de rappeler que derrière chaque jurisprudence se trouvent des cas initialement innovants ou controversés, soulignant ainsi la limite de l’I.A. à simuler un véritable esprit de créativité pourtant centrale dans l’activité quotidienne en tant que praticien. Ainsi, pour prémunir une I.A. de l’obsolescence, elle demeure dépendante de mises à jour et des données qui lui sont accessibles.

Mais l’utilisation de l'automatisation pourrait entrainer une réduction de l’implication active du praticien, tant sur le plan intellectuel que matériel. Il est donc peu judicieux de voir l’I.A. comme un substitut aux tâches du praticien, même s’'il est possible d’envisager une solution d’I.A. embarquée sur un logiciel de recherche afin de doper ses performances en termes de recherches, et également dans une tâche nouvelle, à savoir une préanalyse des éléments recueillis afin de déterminer le caractère professionnel, personnel ou confidentiel desdits éléments (cas du constat sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49). Dans cette tâche, le commissaire de justice sera nécessairement tenu, en tant que praticien, à s’assurer de sa maîtrise sur l’outil afin d’assurer une force probante à son résultat.

Cette dernière inquiétude doit être également au centre de l’attention lorsque nos outils traditionnels (appareil photographique, caméra, dictaphone, outils de mesure) sont « dopés » à l’I.A. tant le rôle et l’action de cette dernière peut entrainer une altération de la réalité. Ceci est particulièrement vrai pour les photographies [17]. Cela peut également être le cas d’un dictaphone dont la fonction réduction de bruit ou traitement actif des bruits parasitaires peut entrainer une altération de l’enregistrement. Ou encore un outil de mesure qui appliquerait automatiquement un filtre ou un correctif, altérant la prise de mesure. Le contrôle du praticien sur ces appareils est donc la clé et la garantie qu’il doit offrir pour préserver la force probante de ses constatations.

Cependant, pour la rédaction et la mise en forme de ses actes, l’I.A. offre de réelles opportunités. Que ce soit pour la transcription en temps réel de contenus audio grâce à des outils avancés ou pour l'utilisation de technologies d’OCR rendant les constatations immédiates, l’I.A. s’avère précieuse. De plus, pour la rédaction, l’I.A. aide désormais à corriger ou reformuler des textes sans en altérer le style, et permet d'employer des termes techniques précis grâce à des dictionnaires intelligents.

B. L’I.A. générative, objet des constatations

Les possibilités offertes par les I.A. génératives, dont les grands modèles de langage évoluent sans cesse, en font des éléments constatables par nature. La réalisation de constations sur un tel support revêt un caractère technique évident, que le praticien doit appréhender lors de ses opérations. Pour ce faire la fixation d’un cadre technique semble opportune pour garantir une validité aux constatations du commissaire de justice. Il convient ensuite de s’arrêter sur les cas où le constat sur une I.A. peut être utile, en prenant cependant en considération la question de la fiabilité des éléments constatés.

Il convient d’abord de fixer le cadre technique pour les constatations. L’accès à ces I.A. génératives se fait généralement par le biais d’un chatbot via une application, un site internet ou encore un logiciel. Le point commun de ces trois supports est qu’ils nécessitent bien souvent une connexion internet pour permettre au chatbot de fonctionner, notamment puisque le traitement de la donnée par l’intelligence artificielle s’effectue de manière centralisée, sur des serveurs distants. Il semble dans tous les cas que le constat doit répondre aux canons des constatations réalisées sur internet, que ce soit depuis un ordinateur, un téléphone ou encore une tablette.

Lors de la réalisation de constatation sur ces supports, il est préalablement nécessaire, afin de garantir la maîtrise matérielle des constatations, de décrire le cadre technique des opérations avec un protocole prétorien qu’il est toujours bon de rappeler.

Pour figer l’environnement des constatations, une seule voie : le protocole prétorien [18], trouvant sa source originelle dans la célèbre affaire « Ziff Davis », présente un cadre qui semble conforme à la réalisation d’un constat dans le métavers, à tout le moins une bonne base. Ce protocole, réalisé par le commissaire de justice en guise de prérequis, assure à son acte la force probante recherchée, au moyen notamment : d’une description du matériel informatique et des logiciels utilisés ; la vérification de l’heure et de la date de son matériel ; la mention de son adresse IP et du détail de sa connexion Internet. Il convient également de mentionner l’absence de serveur proxy, et de procéder au vidage du cache, des cookies, de l’historique et des fichiers temporaires de son ordinateur. Dans le cas de l’I.A. générative, notamment sur un chatbot via un site internet, il doit être précisé que le nettoyage du navigateur n’aura pas d’impact sur les constatations.

Enfin, se pose une question : le fait pour le commissaire de justice d’interagir avec une I.A. conversationnelle pourrait-il s’interpréter comme un dépassement de sa mission de simple constatant ? Il nous semble qu’un parallèle est possible avec le commissaire de justice qui entre lui-même une requête de recherche dans un moteur de recherche et qui constate le contenu de la réponse, ce qui est admis [19].

Enfin, l’I.A. générative devra également être identifiée et cadrée techniquement. Ainsi, il semble opportun, comme lors de constatations sur un logiciel ou une application par exemple, ou même sur un site internet, d’identifier le créateur, l’éditeur, le numéro de version et, pourquoi pas, le grand modèle de langage utilisé (par exemple GPT-3 d’OpenAI). Il est également opportun d’ajouter la source des données alimentant l’I.A., et notamment comme c’est souvent le cas, la date des dernières données utilisées.

La levée des obstacles techniques permet désormais d'explorer pleinement les avantages que présentent les I.A. génératives pour effectuer des constatations judiciaires. Ces technologies se distinguent notamment par deux aspects cruciaux : leur capacité à générer des contenus créatifs et leur aptitude à interpréter de vastes quantités de données.

Concernant la créativité, les I.A. génératives peuvent produire des œuvres inédites à la demande d'un utilisateur. Cette faculté ouvre la porte à de nouvelles formes de constatations, par exemple, lorsqu'il s'agit de vérifier l'originalité d'une œuvre ou d'investiguer des plaintes pour atteinte aux droits d'auteur. Ces situations soulèvent inévitablement des interrogations sur la propriété intellectuelle et les droits associés aux créations issues de l'intelligence artificielle. Sur ce point d’ailleurs, il pourra être opportun dans ce type de situation de prévoir dans la requête en saisie-contrefaçon que le commissaire de justice puisse accéder au compte du service d’I.A. générative utilisée par le requis pour prendre connaissance des prompts et vérifier le processus intellectuel de la création.

Du côté de l'interprétation, la contribution des I.A. s'avère plus complexe mais tout aussi précieuse. Elles peuvent, par exemple, être sollicitées pour analyser le ton et le contenu de textes ou de dialogues, y compris sur des plateformes comme WhatsApp. Une telle analyse peut révéler le niveau de professionnalisme des messages échangés. Utiliser l'intelligence artificielle pour obtenir une évaluation neutre, basée sur une logique rationnelle et systématique, peut être pertinent, notamment pour mettre en évidence un manque de professionnalisme chez un interlocuteur. Toutefois, le rôle du commissaire de justice se limite à constater la réalisation et les résultats de cette analyse, sans en renforcer la validité. Cette approche est déjà employée pour examiner le contenu des avis publiés sur Google, par exemple.

La question de confiance et de crédibilité accordée par le magistrat à ces analyses générées par I.A., dont l'exactitude n'est pas absolument garantie, demeure toutefois ouverte. Par chance, le procès-verbal de constat sera la clé de compréhension d’admission de la preuve ainsi obtenue.


[1] D. Susskind, A World Without Work : technology, automation, and how we should respond¸ Metroplitan Books/Henry Holt & Company, 2020.

[2] Dir. J.-P. Clavier, L’algorithmisation de la justice, Larcier, 2020.

[3] S. Dorol et R. Laher, L'huissier de justice à l’épreuve de l’algorithme, in L’algorithmisation de la justice, Larcier, 2020.

[4] Code judiciaire belge, art. 519, § 1 : « Les huissiers de justice sont chargés de missions pour lesquelles ils sont seuls compétents et par rapport auxquelles ils sont tenus d’exercer leur ministère. Ces missions sont (…) d’effectuer, à la requête de magistrats, et à la requête de particuliers des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les causes et les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter, ainsi que les constatations que nécessitent les missions légales qu’ils accomplissent. Ces constatations sont authentiques en ce qui concerne les faits et les données matérielles que l’huissier de justice peut constater par perceptions sensorielles ».

[5] R. Perrot, Constatations purement matérielles : Procédures 2014, comm. 133.

[6] R. Perrot, Le constat d’huissier de justice, CNHJ, 1985, p. 33.

[7] Th. Guinot, L’huissier de justice : normes et valeurs, EJT, 2017, p. 228.

[8] M.-P. Mourre-Schreiber, La preuve par le constat d’huissier de justice, thèse de doctorat, EJT, 2014, p. 84, n° 226, note 444.

[9] Cass. civ. 1, 20 mars 2014, n° 12-18.518, FS-P+B N° Lexbase : A7370MHG.

[10] Cass. soc., 18 mars 2008, n° 06-40.852, FS-P+B N° Lexbase : A4765D7M.

[11] S. Dorol : JCl. Encyclopédie des Huissiers de Justice, Bloc Preuve, Fasc. 30, V° Les constats.

[12] S. Dorol : JCl. Encyclopédie des Huissiers de Justice, Bloc Preuve, Fasc. 30, V° Les constats, n° 4.

[13] D. Andler, Intelligence artifcielle, intelligence humaine. La doubel énigme, Gallimard 2023 - En ce sens également : H. Dreyfus, What Computers Can’t Do : The Limits of Artificial Intelligence, 1972.

[14] D. Andler, interview, Philosophie Magazine, Hors-série n° 57, 2023.

[15] Selon le philosophe David Chalmers, il existe 20 % de probabilité de voir apparaître une I.A. pensante dans les 10 prochaines années [en ligne].

[16] S.Dorol, La « fauxtographie » et le constat, Lexbase Contentieux et Recouvrement, juin 2023, n° 2 N° Lexbase : N6035BZK.

[17] S.Dorol, La « fauxtographie » et le constat, Lexbase Contentieux et Recouvrement, juin 2023, n° 2 N° Lexbase : N6035BZK.

[18] S. Dorol, S. Racine, J.-L. Bourdiec, X. Louise-Alexandrine, P. Gielen, Droit et pratique du constat d’huissier, LexisNexis, 3ème éd., 2022.

[19] S. Dorol, S. Racine, J.-L. Bourdiec, X. Louise-Alexandrine, P. Gielen, Droit et pratique du constat d’huissier, LexisNexis, 3ème éd., 2022.

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