Lexbase Contentieux et Recouvrement n°5 du 29 mars 2024 : Procédure civile

[Chronique] Actualité de la procédure civile européenne et internationale (juillet à décembre 2023)

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par Sâmi Hazoug – Maître de conférences à l’Université de Franche-Comté et Sylvie Pierre Maurice – Maître de conférences HDR à l’Université de Strasbourg

le 26 Avril 2024

Mots-clés : CEDH • 6, § 1 • accès au juge • arrêt pilote • délais raisonnables • épuisement des voies de recours internes • exécution • grief manifestement mal fondé • incompatibilité avec la convention • mesures provisoires • modification du règlement de la Cour • procès équitable • radiation du rôle • tribunal indépendant et impartial établi par la loi • CJUE • Cour de cassation • action directe • assurances • avant-contrat • bail d’immeuble • centre des intérêts principaux • cession de créances • confusion de patrimoine • consommateur • contrat complexe • contrat de distribution exclusive • contrat de prestation de service • connexité • contrefaçon • Convention de La Haye du 15 juin 1955 • Convention de la Haye du 2 octobre 1973 • Convention de La Haye du 25 octobre 1980 •  déplacement illicite • extension de procédure • groupe de sociétés • lieu de l’accomplissement habituel du travail • matière civile et commerciale  • ordre public national • qualité de consommateur • quasi-injonction anti-procédures • Règlement « Bruxelles I » • Règlement « Bruxelles I bis » • Règlement CE no 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 « Bruxelles II bis » • Règlement UE no 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 « Insolvabilité » • résidence habituelle • signification

La présente chronique semestrielle propose un commentaire des arrêts marquants de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et de la Cour de cassation, au cours de la période courant de juillet 2023 à décembre 2023.

Extrêmement riche et variée, la présente cuvée est marquée autant par une série de modifications procédurales du règlement de la Cour européenne que par, ô rareté, deux condamnations de la France sur le fondement de l’article 6, § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Par ailleurs, la Cour a épinglé des dysfonctionnements judiciaires structurels et systémiques dans deux pays : les retards et les refus d’exécution de la Belgique, et plus grave, la partialité de la justice polonaise, ce qui a déclenché la procédure de l’arrêt pilote à l’égard des requêtes polonaises.

Il sera donc ici notamment question classiquement de l’état de droit en Pologne, du contentieux de la cessation anticipée de la fonction de magistrat, de la Covid 19, mais aussi de Lech Wałęsa, de C News, de la révolution de velours arménienne, de la guerre en Ukraine et de la jurisprudence administrative française « Czabaj ».

Au titre des solutions retenues par la CJUE et par la Cour de cassation peuvent être signalés le régime de l’action directe du cessionnaire d’une créance d’indemnisation, la précision des conditions d’extension d’une procédure d’insolvabilité pour confusion de patrimoine, la faculté de renvoi de l’affaire à une autre juridiction qui est celle du territoire sur lequel l’enfant a été illicitement déplacé ou encore l’affinement de la notion de contrat complexe.


 

Sommaire

I. Droit processuel et procédural devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)

A. La procédure devant la CEDH

1) Modifications procédurales

a) Modifications relatives aux mesures provisoires (article 39 modifié du règlement de la Cour)

- Cour plénière, 26 juin et 6 novembre 2023

- CEDH, 28 novembre 2023, Req. 40788/23, I.A. c/ France, mesure provisoire

b) Modifications relatives à la publicité des documents et au traitement des documents hautement sensibles (nouvel art. 44 F et art. 33 § 1 modifié du règlement de la Cour)

- Cour plénière, 25 septembre 2023 (décision de modifications), modifications entrées en vigueur le 30 octobre 2023

c) Modifications relatives à la récusation des juges de la CEDH (article 28 modifié du Règlement de la Cour)

- Cour plénière, 15 décembre 2023, (décision de modifications), modifications entrées en vigueur le 22 janvier 2024

d) Mise à jour des lignes directrices relatives à la procédure d’avis consultatif prévue par le Protocole n° 16 à la Convention

- pages « Avis consultatifs » et « Textes officiels » du site Internet de la Cour

2) Irrecevabilités tenant à la procédure : arrêt de grande chambre « Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse »

- CEDH, 27 novembre 2023, Req. 21881/20, Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse [GC]

3) Irrecevabilités tenant au fond

a) Le grief manifestement mal fondé (CESDH, art. 35, § 3, a)

- CEDH, 30 novembre 2023, Req. 60131/21, Société d’exploitation d’un service d’information C News c/ France

b) L’incompatibilité avec les dispositions de la convention (CESDH, art. 35, § 3, a)

- CEDH 7 décembre 2023, Req. 25240/20, Gyulumyan et autres c/ Arménie

4) Radiation du rôle (CESDH, art. 37 § 1 a)

- CEDH 23 novembre 2023, Req. 11706/13, Bryska et autres c/ Ukraine

B. Les garanties du procès équitable (CESDH, art. 6, § 1)

1) Le droit d’accès à un tribunal

- CEDH, 9 novembre 2023, Req.72173/17, Legros et 17 autres c/ France

- CEDH, 24 octobre 2023, Req. 25226/18, 25805/18, 8378/19 et 43949/19, Pająk et autres c/ Pologne

- CEDH, 24 octobre 2023, Req. 19371/22, Stoianoglo c/ République de Moldova

- CEDH, 10 octobre 2023, Req. 66292/14, Pengezov c/ Bulgarie

2) Le droit à un tribunal impartial établi par la loi

- CEDH, 9 novembre 2023, Req. 46131/19, Toivanen c/ Finlande

- CEDH, 14 décembre 2023, Req. 41236/18, Syndicat National Des Journalistes et autres c/ France

- CEDH, 23 novembre 2023, Req. 50849/21, Wałęsa c/ Pologne

3) Le droit à l’exécution d’une décision de justice et le droit à être jugé dans un délai raisonnable

- CEDH, 24 octobre 2023, Req. 41151/20, Altius Insurance Ltd c. Chypre

- CEDH, 5 septembre 2023, Req.13630/19, Van Den Kerkhof c/ Belgique

- CEDH, 18 juillet 2023, Req. 49255/22, Camara c/ Belgique

II. Compétence et exécution

A. Règlement CE n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 – Bruxelles I

1) Cession de créance – Assurance – Action directe – Compétence – Convention de La Haye du 15 juin 1955 (non) – Convention de la Haye du 2 octobre 1973 (oui)

- Cass. civ. 1, 12 juillet 2023, n° 21‑22.843, FS-D

2) Reconnaissance et exécution – Quasi-injonction anti-procédures – Ordre public national

- CJUE, 7 septembre 2023, aff. C- 590/21, Charles Taylor Adjusting Ltd c/ Starlight Shipping Co

1) Compétence – Employeur – Lieu de l’accomplissement habituel du travail

- Cass. Soc., 20 décembre 2023, n° 22-20.474, F-D

2) Contrefaçon – Contrat de distribution exclusive – Connexité

- CJUE, 7 septembre 2023, aff. C-832-21, Beverage City & Lifestyle GmbH c/ Advance Magazine Publishers Inc

3) Avant-contrat – Contrat de prestation de service (non)

- CJUE, 14 septembre 2023, aff. C-393/22, EXTÉRIA s.r.o. C/ Spravime, s.r.o.

4) Consommateur – Cocontractant – Groupe de sociétés

- CJUE, 14 septembre 2023, aff. C-821/21, NM c/ Club La Costa (UK) plc

5) Bail d’immeuble – Compétence exclusive – Contrat complexe (non)

- CJUE, 16 novembre 2023, aff. C- 497/22, EM c/ Roompot Service BV

C. Règlement CE n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 – Bruxelles II bis

1) Compétence en matière de responsabilité parentale – Déplacement illicite – Convention de La Haye du 25 octobre 1980

- CJUE, 13 juillet 2023, aff. C- 87/22, TT c/ AK

2) Résidence habituelle – Notion de « habituelle »

- CJUE, 6 juillet 2023, aff. C- 462/22, BM c/ LO

3) Saisine de la juridiction – Signification – Négligences (non)

- Cass. civ. 1, 22 novembre 2023, n° 21-25.874, FS-B

D. Règlement UE n° 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 – Insolvabilité

1) Extension de procédure – Centre des intérêts principaux – Confusion de patrimoine

- Cass. com., 13 septembre 2023, n° 22-12.855, F-B


I. Droit processuel et procédural devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)

Bilan interne. La CEDH a présenté sur son site une partie de son bilan statistique pour 2023. On y apprend que le nombre global de requêtes pendantes baisse de 4 %, passant de 76 650 à 71 450. En réalité, la diminution ne concerne que les requêtes pendantes devant les chambres et la grande chambre (- 48%). Celles devant les formations de comité et de juge unique augmentent respectivement de 38 % et 13 %.  La rationalisation procédurale et le filtrage des affaires sont bien en marche ! En 2023, 34 650 requêtes ont été attribuées à une formation judiciaire, ce qui représente une baisse globale de 24 % par rapport au chiffre de 2022, ce qui est toutefois à mettre en parallèle avec le nombre de requêtes ayant donné lieu au prononcé d’un arrêt, qui s’est élevé à 6 931, contre 4 168 en 2022, soit une hausse de 66 %. La Russie est loin devant en nombre de condamnations sur le fondement de la violation du procès équitable avec 138 condamnations sur un total de 256. L’Ukraine quant à elle est bonne dernière, s’agissant du nombre de condamnations fondées sur la longueur des procédures, avec 38 condamnations sur 94. L’Italie et la République de Moldova tiennent enfin les derniers rangs des pays, en termes d’exécution des décisions.

A. La procédure devant la CEDH

Une fois n’est pas coutume, notre période de référence concentre trois modifications procédurales au Règlement de la Cour. On notera également un important arrêt d’irrecevabilité émanant de la Grande Chambre et une décision sévère de radiation du rôle.

1) Modifications procédurales

a) Modifications relatives aux mesures provisoires (article 39 modifié du règlement de la Cour)

  • Cour plénière, 26 juin et 6 novembre 2023 - CEDH, 28 novembre 2023, Req. 40788/23, I.A. c/ France [disponible en ligne].

On rappelle l’importance des mesures provisoires visées par l’article 39 du Règlement de la CEDH pour la préservation des droits de l’homme et l’évitement des situations irréversibles qui empêcheraient les juridictions nationales et/ou la Cour de procéder dans de bonnes conditions à un examen des griefs de violation à la Convention. Les mesures provisoires s’appliquent en effet dans des circonstances exceptionnelles, lorsqu’il existe un risque imminent de dommage irréparable. Le contentieux le plus fourni reste celui de l’expulsion (v. pour une application récente, CEDH, 28 novembre 2023, Req. 40788/23, I.A. c/ France, mesure provisoire : la Cour a fait droit, à la demande d’un réfugié russe d’origine tchétchène arrivé en France en 2007 à la suite de persécutions de sa famille en Tchétchénie, de suspendre la mise en œuvre de son expulsion vers la Russie).

Afin d’améliorer l’efficacité de la procédure conduisant aux mesures provisoires, plusieurs propositions de modification de l’article 39 du règlement de la Cour ont été soumises aux parties contractantes pour observations écrites, conformément à l’article 116 du Règlement. La Cour plénière a également décidé de :

• divulguer l’identité des juges qui adoptent les décisions relatives aux mesures provisoires ;

• maintenir la pratique consistant à motiver les décisions relatives à l’article 39 du Règlement sur une base ad hoc et à publier des communiqués de presse lorsque les circonstances des affaires le requièrent ;

• rendre des décisions judiciaires formelles qui seront adressées aux parties ;

• maintenir la pratique établie consistant à surseoir à l’examen des demandes de mesures provisoires et à inviter les parties à fournir des informations lorsque la situation en cause ne revêt pas un caractère d’extrême urgence et que les informations fournies à la Cour par les parties ne sont pas suffisantes pour lui permettre d’examiner leurs demandes.

b) Modifications relatives à la publicité des documents et au traitement des documents hautement sensibles (nouvel art. 44 F et art. 33 § 1 modifié du Règlement de la Cour)

  • Cour plénière, 25 septembre 2023 (décision de modifications, entrées en vigueur le 30 octobre 2023) [disponible en ligne].

Consacrant les consultations entreprises depuis 2017 avec les parties contractantes sur le traitement des documents hautement sensibles, un nouvel article 44 F spécialement dédié à cette question a été ajouté aux règles générales de procédure du Règlement de la Cour (Titre II, chapitre I). Relatif à la publicité des documents, l'article 33, § 1 du Règlement, a été modifié afin de tenir compte de la nouvelle disposition.

On retiendra ainsi, aux termes de l’article 44 F 2, que « si, à un stade quelconque de la procédure, une Partie contractante estime que la divulgation d’un document déterminé à une partie ou au public porterait atteinte aux intérêts de sa sécurité nationale ou si le requérant estime qu’une telle divulgation porterait atteinte à l’un quelconque de ses intérêts qui serait tout aussi impérieux, la divulgation du document doit être écartée si la partie concernée le demande, et celle-ci a le droit de faire trancher la question conformément au présent article. Il n’est pas nécessaire de soumettre le document en question en même temps que la demande ». Il incombera ainsi à un comité de trois juges ne siégeant pas au sein de la chambre de statuer sur la recevabilité (article 44 F 4.) de cette demande.

c) Modifications relatives à la récusation des juges de la CEDH (article 28 modifié du Règlement de la Cour)

  • Cour plénière, 15 décembre 2023, (décision de modifications, entrées en vigueur le 22 janvier 2024) [disponible en ligne].

Faisant suite à de vastes consultations, l'article 28 du Règlement de la Cour a été réécrit en tenant compte de la pratique existante, afin de mettre en œuvre de façon rigoureuse le principe d’impartialité judiciaire. Il y est désormais inscrit les motifs pour lesquels un juge ne peut siéger dans une affaire donnée. En outre, la disposition a été accompagnée d’une instruction pratique sur la récusation des juges, publiée le 23 janvier sur le site de la Cour [disponible en ligne]. Enfin, afin que les parties identifient plus facilement les juges en amont de la présentation de leur requête, une liste complète des différentes formations judiciaires opérant au sein de chacune des cinq sections, avec la liste des juges uniques désignés par les États, est désormais disponible sur le site Internet de la Cour.

d) Mise à jour des lignes directrices relatives à la procédure d’avis consultatif prévue par le Protocole n° 16 à la Convention

  • pages « Avis consultatifs » et « Textes officiels » du site internet de la Cour  [disponible en ligne] ; Cour plénière, 25 septembre 2023, approbation de la mise à jour des lignes directrices

Enfin, il sera signalé, non pas une modification procédurale stricto sensu mais une mise à jour des lignes directrices en lien avec une précédente modification procédurale.

Rédigé le 10 octobre 2013, ratifié par vingt-deux États (dont la France) et entré en vigueur le 1er août 2018, le Protocole n° 16 vise à renforcer le dialogue entre les juridictions nationales et la CEDH, reposant sur le principe même de subsidiarité. Autrement dit, très concrètement, la Cour européenne peut jouer un rôle consultatif, offrant une expertise externe aux juges nationaux aux prises à des situations complexes. Le paradigme a changé : avant le Protocole n° 16, la Cour européenne ne pouvait être saisie qu’après l’épuisement des recours nationaux. Désormais, une haute juridiction nationale désignée par les États membres (la Cour de cassation et le Conseil d’État pour la France) peut solliciter un avis consultatif avant que la Cour ne soit officiellement saisie, facilitant ainsi une résolution plus rapide et efficace du litige. Plus précisément, les demandes d’avis consultatifs interviennent dans le cadre d’affaires pendantes devant les juridictions nationales désignées par les États membres ayant signé et ratifié le Protocole n° 16 à la Convention. On rappelle que la Cour dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour accepter ou non une telle demande et que les avis consultatifs qui sont rendus par la Grande Chambre sont motivés et non contraignants. Depuis 2018, la Cour a déjà reçu huit demandes d’avis consultatifs, dont deux émanant de la France (l’un du Conseil d’État, l’autre de la Cour de cassation), en a rejeté un et a rendu pour l’instant six avis consultatifs.

C’est dans ce contexte que le 18 septembre 2017, la Cour plénière a approuvé des lignes directrices visant à offrir aux juridictions concernées une assistance pour l’introduction et la poursuite des procédures prévues par le Protocole n° 16. Or, le 25 septembre 2023, la Cour plénière a approuvé une mise à jour de ces lignes directrices, intégrant notamment des éléments de pratique développés par la Cour en application du Protocole n° 16 et concernant la compétence de la Cour (§§ 6.3 et 7), le stade approprié pour soumettre une demande d’avis consultatif (§ 10), la forme et le contenu d’une demande d’avis consultatif (§§ 12, 13 et 14), ainsi que le prononcé de l’avis de la Cour (§ 32).

2) Irrecevabilités tenant à la procédure : arrêt de grande chambre « Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse »

  • CEDH, 27 novembre 2023, Req. 21881/20, Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse [GC] N° Lexbase : A679814K

Double irrecevabilité procédurale selon la grande chambre !

La requérante est une association de droit suisse regroupant l’ensemble des syndicats du canton de Genève et ayant pour but statutaire de défendre les intérêts des travailleurs et de ses organisations membres. Invoquant devant la Cour européenne l’article 11 CESDH (liberté de réunion et d’association), elle se plaint d’avoir été privée du droit d’organiser et de prendre part à des réunions publiques en raison des mesures adoptées par le gouvernement suisse dans le cadre de la lutte contre la Covid 19, du 17 mars au 30 mai 2020. Introduite devant la Cour européenne des droits de l’Homme un peu avant l’issue de cette période, le 26 mai 2020, la requête a été admise à la majorité de la chambre dans son arrêt du 15 mars 2022. Toutefois, le 10 juin 2022, le gouvernement suisse a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention ; le 5 septembre 2022, le collège de la Grande Chambre a accepté cette demande et l’audience a eu lieu le 12 avril 2023. Pour la première fois, devant cette formation solennelle, la requérante a invoqué, en sus de la violation de la liberté de réunion et d’association, un grief relatif à la liberté syndicale.

À l’unanimité, au §. 86, la Cour estime que ce grief est irrecevable pour tardiveté de la présentation de la requête (CESDH, art. 35, § 1, N° Lexbase : L4770AQQ, tel qu’en vigueur à l’époque des faits). On rappelle que selon cet article, la Cour « ne peut être saisie [que] dans un délai de quatre mois à partir de la date de la décision interne définitive ». La réduction du délai de saisine de la Cour de six à quatre mois après épuisement des voies de recours interne (Protocole n° 15, art. 4 ; Rapport explicatif, § 21-22 ; CESDH, art. 35, § 1 et 4 modifiés) est entrée en vigueur le 1er février 2022. Le nouveau délai de saisine ne s’applique toutefois qu’aux requêtes pour lesquelles la décision interne définitive contestée par une requête aura été rendue à partir du 1er février 2022. Or, dans notre espèce, sans avoir besoin de préciser l’historique de la procédure interne, la date de la requête présentée devant la Cour, le 26 mai 2020, deux ans avant le changement, suffit à expliquer que l’arrêt statue sur les articles 35, § 1 et 4, non encore modifiés par le Protocole n° 15 et sanctionne une requête présentée au-delà du délai de six mois.

Précisément, en quoi la présentation de ce nouveau grief était tardive ? Imparable, le raisonnement produit dans notre arrêt se divise en deux temps, reprenant des arrêts de principe de la Cour. Au § 84, dans un premier temps, la Cour rappelle la décision « Parrillo c/ Italie (CEDH, 27 août 2015, Req. 46470/11, Parrillo c/ Italie [GC], § 109-114 N° Lexbase : A3031NNL, ayant décidé que le délai de six mois commence à courir à partir du moment où la situation en cause a pris fin. Appliquant ce principe, la Cour retient au § 85 « qu’il incombait à la requérante d’introduire ce grief nouveau au plus tard six mois à compter du 30 mai 2020, date à laquelle l’ordonnance no 2 Covid-19 a cessé de s’appliquer ». Or, dans sa requête initiale, présentée dans ces délais, le grief sur la violation de la liberté syndicale n’apparaissait pas et a seulement été présenté lors de la procédure en grande chambre, après le 5 septembre 2022, soit plus de deux ans après l’expiration du délai de 6 mois.

Avant de conclure à une tardiveté du délai, la Cour prend soin, dans un second temps, aux paragraphes 81, 82 et 83, de vérifier si ce grief ne peut s’analyser comme des « arguments juridiques relatifs aux griefs initiaux qui ont été introduits dans le délai requis ou touchant des aspects particuliers de ces griefs ». En effet, appliquant les principes retenus dans deux arrêts (CEDH, 7 décembre 2004, Req. 36672/97, Kurnaz et autres c/ Turquie, [disponible en anglais] et CEDH, 25 mai 2004, Req. 48107/99, Paroisse gréco-catholique Sâmbăta Bihor c. Roumanie N° Lexbase : A02542IA, la Cour peut en cette occurrence examiner des allégations formulées après l’expiration du délai de six mois. Elle conclut toutefois (§ 83) que le grief portant sur la violation de la liberté syndicale « n’entend pas préciser ou étoffer le grief initialement soulevé sous le terrain de la liberté de réunion pacifique, mais vise à introduire un grief nouveau ». Présenté tardivement, le grief autonome est donc irrecevable.

En outre, à la majorité (12 voix contre 5), la grande chambre estime que le grief relatif à la liberté de réunion pacifique est irrecevable pour non épuisement des voies de recours internes. Si l’analyse produite par la grande chambre se conçoit, le fait même, pour cette formation solennelle, de revenir sur la recevabilité d’une requête déclarée recevable par la chambre un an avant peut paraitre surprenant, certains auteurs ayant pu parler à ce propos de « coup de théâtre » (J.-P. Marguénaud, Chronique CEDH : cinq arrêts retentissants concernant la France, D. Actualité 17 janvier 2024). La grande chambre ne fait certes qu’exploiter des prérogatives qui lui sont reconnues depuis l’arrêt de Grande Chambre « Azinas c/ Chypre » (CEDH, 28 avril 2004, Req. 56679/00, [GC] N° Lexbase : A9859DBR § 37 et 38) mais il faut noter la rareté de cette pratique.

La Cour relève que la requérante n’a pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention. Après une analyse détaillée du droit constitutionnel suisse (§ 150 à 153) et faisant application de notion autonome, la Cour précise qu’une contestation préjudicielle de constitutionnalité introduite dans le cadre d’un recours ordinaire dirigé contre un acte d’application des ordonnances fédérales représente une voie de recours directement accessible aux justiciables permettant d’obtenir, le cas échéant, une déclaration d’inconstitutionnalité. Très concrètement, l’association aurait dû commencer par demander une dérogation pour pouvoir organiser la manifestation envisagée et, en cas de refus, contester cette décision devant les juridictions nationales. Elle ajoute qu’aucune circonstance particulière ne dispensait la requérante d’épuiser cette voie de recours. La Cour rappelle enfin au § 160 le caractère subsidiaire de son rôle, qui doit jouer même en période de crise sanitaire : le caractère exceptionnel (§ 162), inédit et hautement sensible de la pandémie de la Covid-19 (§ 163), impliquait d’autant plus une intervention des autorités nationales.

3) Irrecevabilités tenant au fond

a) Le grief manifestement mal fondé (CESDH, art. 35, § 3, a)

  • CEDH, 30 novembre 2023, Req. 60131/21, Société d’exploitation d’un service d’information C News c/ France N° Lexbase : A02552IB

Les déboires de C News à la suite de propos d’un de ses chroniqueurs, incitant à la haine

Au cours de l’émission « Face à l’info » en 2019, un chroniqueur polémiste a tenu des propos relatifs à l’immigration, l’intégration des personnes d’origine étrangère, les banlieues et la place des musulmans en France, qui ont suscité plus de deux mille plaintes auprès du CSA. Par une décision du 27 novembre 2019, ce dernier met la société requérante en demeure de se conformer à la législation française, notamment à ce que ses programmes ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de mœurs, de religion ou de nationalité. Pour toute réponse, C News saisit le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de cette décision ; vaine tentative, rejetée dans une décision du 16 juin 2021. La société se tourne alors vers la CEDH, invoquant l’article 6, § 1 (droit à un procès équitable) en raison de l’insuffisance de la motivation de la décision et du CSA et du Conseil d’État, et également l’article 10 (liberté d’expression).  

Au § 16 de sa décision, la Cour a considéré que l’ensemble des questions que soulève la présente affaire doit être examiné sous l’angle de l’article 10 uniquement. En substance, la Cour souligne qu’eu égard à sa nature et à son objet, la décision litigieuse ne constitue pas une « sanction », au sens de l’article 10, § 2 de la Convention (§ 39 à 41) mais doit être regardée comme une condition à l’exercice de sa liberté d’expression, constitutive d’une ingérence au sens de l’article 10, § 2 de la Convention. La Cour en conclut que cette ingérence, de caractère mesuré, était proportionnée au but légitime poursuivi (§ 42), à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui et rejette la requête comme manifestement mal fondée (CESDH, art. 35, § 3 a) et 4). Notons que la Cour aurait pu tout aussi bien déclarer la requête recevable et conclure au fond sur la violation de l’article 10.

b) L’incompatibilité avec les dispositions de la convention (CESDH, art. 35, § 3, a)

Révolution de velours arménienne, réforme judiciaire et lutte contre la corruption, révocation de magistrats et accès au juge : l’article 6, § 1 s’applique-t-il ?

La présente affaire nécessite de rappeler le contexte historique et politique de la « révolution de velours arménienne » de 2018, au cours de laquelle de grandes manifestations conduisirent à un renversement pacifique du gouvernement et après laquelle le nouveau gouvernement s’engageant à lutter contre la corruption et réformer la justice est entré en conflit avec les autres pouvoirs et a sollicité l’intervention de la Commission de Venise, l’organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles, afin d’émettre des avis sur un ensemble de réformes du système judiciaire proposées, incluant un plan de départ volontaire à la retraite pour certains juges de la Cour constitutionnelle. En l’absence de départ volontaire, la fin du mandat de juge de la Cour constitutionnelle ne jouait que pour des juges ayant déjà exercé leurs fonctions pendant douze ans. Par ailleurs, la fin au mandat du président de la Cour constitutionnelle en poste était également suggérée mais tempérée : puisque ce dernier n’avait pas exercé ses fonctions pendant douze ans, il continuerait de siéger en tant que juge de cette cour.

Ces modifications ont été adoptées en juin 2020 par l’Assemblée nationale arménienne et sont immédiatement entrées en vigueur. Elles ont concerné les quatre requérants de notre espèce. Trois étaient juges à la Cour constitutionnelle arménienne depuis 13, 24 et 22 ans, en principe nommés à vie mais à qui, à la suite de la réforme, il avait été proposé une offre de départ anticipé à la retraite, dont le refus s’est soldé par la fin de leur mandat ; le quatrième était le président de cette cour, qui a été déchu de son mandat mais conservé comme juge.

Ces modifications de la Constitution n’ayant pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel en Arménie, les quatre magistrats révoqués ont introduit une requête devant la CEDH immédiatement après leur révocation, invoquant les articles 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) et 8 CESDH (droit au respect de la vie privée). La Cour considère qu’aucun de ces articles n’est applicable. On axera le commentaire sur l’inapplicabilité de l’article 6, § 1 CESDH. La cour applique les deux critères du test Vilho Eskelinen (CEDH, 19 avril 2007, Req. 63235/00, Vilho Eskelinnen c/ Finlande, [GC] N° Lexbase : A9491DU3, concernant le caractère civil du droit revendiqué : l’exclusion d’un recours motivé par des raisons objectives.

La Cour relève que même si leur requête concerne un droit « défendable » au regard de la législation arménienne, à savoir leur droit d’exercer leur mandat jusqu’à la retraite, leur accès à un tribunal a été exclu par le droit interne. Selon la Cour, l’exclusion était justifiée par des motifs objectifs, à savoir le statut spécial de la Cour constitutionnelle arménienne d’une part et l’application d’une révision de la Constitution qui s’inscrivait dans le cadre d’une réforme plus générale et qui n’était pas dirigée spécifiquement contre eux, d’autre part. Ce qui emporte finalement pleinement l’adhésion et exclut une mise en retraite arbitraire des juges, qui pourrait être ressentie comme une « exclusion des gêneurs » est la référence de la Cour aux différents avis émis par la Commission de Venise sollicitée lors de la réforme de la justice arménienne. Dans l’un de ces avis, adopté en 2020, la Commission de Venise a en particulier estimé qu’au cours des 25 dernières années, « l’Arménie s’[était] constamment efforcée d’améliorer les normes démocratiques et le respect de l’État de droit dans son droit constitutionnel ».

4) Radiation du rôle (CESDH, art. 37 § 1 a)

Comment accéder à la CEDH dans un pays en guerre connaissant l’interruption des services postaux internationaux ? Mise en place d’une communication électronique avec les requérants ukrainiens, obligation de ces derniers et sanction

À la suite de l’agression militaire russe contre l’Ukraine le 24 février 2022 ayant entrainé l’interruption des services postaux internationaux avec l’Ukraine, la Cour a dû adapter son mode de communication pour traiter des affaires concernant l’Ukraine. Ainsi, le 29 août 2022 elle a annoncé que « [l]a correspondance avec les requérants reprendra[it] dans la mesure du possible et des informations générales adressées à tous les requérants ser[aie]nt disponibles sur le site Internet de la Cour », affiché en anglais, en français (classique) et, chose notable et utile pour que l’information arrive à ses destinataires, en ukrainien. La Cour a ensuite décidé de communiquer avec les requérants par son système électronique de communication « eComms » en utilisant les adresses email fournies par les requérants. Par ailleurs, il a été décidé que les décisions adoptées par les juges uniques seraient uniquement notifiées aux requérants ayant fourni une adresse email et, lorsqu’aucune adresse email n’a été fournie, qu’elle informerait les requérants des décisions et arrêts adoptés par les formations judiciaires de chambre ou de comité par sa base de données Hudoc. Les communiqués de presse concernant les arrêts impliquant l’Ukraine sont ainsi disponibles en ukrainien. Pareilles décisions avaient été déjà adoptées à propos de requêtes présentées lors de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, événement qui avait déjà donné lieu à une interruption des services postaux internationaux.  

On le voit, la fourniture d’une adresse e-mail par les requérants ukrainiens, formalité au demeurant peu contraignante sauf à envisager l’illectronisme, est la clé de voute de ce « système D ». Or, en l’espèce, les quatre requérants ont introduit séparément une requête fondée sur la violation de nombreux articles de la Convention, notamment l’article 3 (prohibition de la torture), l’article 6 (droit au procès équitable), l’article 14 (prohibition de la discrimination) … en se contentant de fournir, dans leur formulaire, une adresse postale, à l’exclusion d’une adresse électronique. Au § 17 de sa décision, la Cour reprend la présomption simple formulée par elle pour la première fois dans le contexte de la guerre de Crimée dans la décision A. c/ Ukraine (CEDH, 31 janvier 2017, Req. 42289/09, A. c/ Ukraine, §§ 13-14, [disponible en anglais]. Ainsi, les requérants qui ne fournissent pas d’adresse électronique sont présumés avoir abandonné leur requête. Conséquemment, la Cour, à l’unanimité, décide de leur radiation du rôle. Ce faisant, la Cour prend garde à ne pas commettre ce qu’elle dénonce chez les États, à savoir un formalisme excessif, au regard notamment de la période de guerre. Elle vérifie d’abord l’absence de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme qui exigeraient la poursuite de l’examen des requêtes (§ 18). La Cour précise ensuite que la sanction n’a pas d’effet définitif puisque la Cour peut décider la réinscription au rôle d’une requête lorsqu’elle estime que les circonstances le justifient (§ 19). On ne peut toutefois s’empêcher de considérer cette appréciation comme sévère, certaines requêtes visant tout de même des actes de torture et la période de guerre n’étant guère propice aux échanges, bien qu’en forme simplifiée.

B. Les garanties du procès équitable (CESDH, art. 6, § 1)

1) Le droit d’accès à un tribunal

- Création prétorienne d’un nouveau délai de recours administratif contentieux et droit d’accès au juge : l’onde de choc européenne de la décision « Czabaj » du Conseil d’État français

Faisant application d’une notion autonome de « droit civils », la CEDH a intégré depuis longtemps le contentieux administratif individuel dans le champ d’application de l’article 6 §1 CESDH. Précisément, les 18 affaires jointes dans l’arrêt à commenter concernent des justiciables parties à un procès devant des juridictions administratives françaises, à différents stades de la procédure, certains devant des tribunaux administratifs, d’autres devant des cours administratives d’appel, d’autres enfin devant le Conseil d'État. Le point commun de ces différents plaideurs réside dans le fait qu’il leur a été imposé de façon immédiate un nouveau délai de recours contentieux, en application de la célèbre jurisprudence « Czabaj » (CE, ass., 13 juillet 2016, n° 387763, Dalloz actualité, 19 juillet 2016, obs. M.-C. de Montecler, AJDA 2016. 1479; ibid. 1629, chronique L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, AJFP 2016. 356, AJCT 2016. 572, obs. M.-C. Rouault, RDT 2016. 718, obs. L. Crusoé, RFDA 2016. 927, concl. O. Henrard, RTD com. 2016. 715, obs. F. Lombard). Rappelons que cette dernière pose le principe selon lequel, en l’absence de mention des voies et délais de recours dans une décision prise par l’administration, il n’est possible de la contester hors délai légal ou réglementaire que dans un « délai raisonnable » qui ne saurait, en règle générale, excéder un an à compter de la notification ou de la connaissance de la décision, sauf à justifier de circonstances particulières. Le Conseil d’État souhaitait ainsi faire obstacle à ce que certaines décisions administratives individuelles puissent être contestées indéfiniment et entendait sanctionner un usage excessif du droit au recours sans porter atteinte à la substance de ce droit. Il a été décidé qu’en l’absence d’une telle atteinte, la jurisprudence « Czabaj » s’appliquait à toutes les instances en cours, et quelle que soit la date des faits qui ont donné naissance au litige. Notons d’ailleurs que cette jurisprudence a été récemment étendue par Conseil d'État au recours en contestation de la validité d’un contrat administratif formé par un concurrent évincé (CE, 19 juillet 2023, Société Seateam aviation, n° 465308 N° Lexbase : A85291BI).

Invoquant l’article 6, § 1 (droit d’accès à un tribunal), les requérants se sont plaints devant la CEDH de l’application immédiate, en cours d’instance, de ce nouveau délai raisonnable de recours contentieux. Dans cet arrêt « Legros » (V. M. Brillat, Dalloz actualité, 29 novembre 2023, obs. M. Brillat, AJDA 2023. 2077, AJCT 2023. 589, tribune C. Otero), la CEDH, si elle ne remet pas en cause la création prétorienne d’une nouvelle condition de recevabilité des recours administratifs contentieux, condamne la France, à l’unanimité pour violation de l’article 6, § 1 (droit d’accès à un tribunal). Elle procède méthodiquement en deux temps annoncé au § 133, se prononçant tout d’abord sur la consécration, par voie prétorienne, d’un délai raisonnable de recours contentieux, puis examinant ensuite les conséquences de l’application de ce délai aux instances en cours. Aux termes d’une analyse approfondie du droit français et de la jurisprudence du Conseil d'État, la Cour retient au § 138 que « cette nouvelle règle de recevabilité touche non pas aux seules modalités d’exercice du droit au recours, ainsi que l’a estimé le Conseil d’État, mais est susceptible d’affecter sa substance même ». La Cour conclut toutefois à l’exclusion de « toute immixtion injustifiée dans l’exercice des fonctions juridictionnelles, de même que dans l’organisation juridictionnelle des États ». Au § 140, la Cour rappelle en effet que « l’évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire aux droits protégés par l’article 6 de la Convention et qu’elle n’a pas à se prononcer sur l’opportunité d’une telle évolution ». Elle constate ensuite au § 141 que la règle dégagée par la décision « Czabaj » répond à des buts légitimes d’assurer la bonne administration de la justice et le respect du principe de sécurité juridique. Ainsi, aux termes de son premier temps d’analyse, la Cour conclut au § 148 qu’en soi, alors même qu’elle est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, la jurisprudence « Czabaj » ne porte pas une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal.

En revanche, c’est l’étude approfondie et in concreto (§ 149) des conséquences de l’application de cette jurisprudence aux instances en cours qui entraine la violation de l’article 6, §, 1 CESDH. La Cour prend soin de relever aux §§ 163-164 qu’aucune autre erreur procédurale n’a été relevée, insistant sur le fait que l’application du nouveau délai de recours a bien constitué la seule cause d’irrecevabilité dans ces affaires et que cette application a pu être mobilisée tardivement, en appel ou en cassation. Elle conclut que l’imposition de ce nouveau délai, qui était pour les requérants « à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique » (§ 161), a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée. Il y a donc eu violation de l’article 6, § 1 de la Convention.

- Contentieux de la cessation des fonctions de magistrat et droit d’accès au juge

Nous avons déjà évoqué plus haut la décision « Gyulumyan » (CEDH 7 décembre 2023, Req. 25240/20, Gyulumyan et autres c/ Arménie [disponible en anglais]), relative à la révocation anticipée de juges de la Cour constitutionnelle arménienne. On rappelle que cette requête a achoppé sur une irrecevabilité de fond tenant à son incompatibilité avec les dispositions de la Convention, l’exclusion de l’accès au juge par le droit interne ayant été considérée comme justifiée par des motifs objectifs (v. supra, I. A. 3) b)).

Trois arrêts de chambre visés dans notre période de référence concernent sans surprise la Pologne (abaissement de l’âge de la retraite des juges) et par ailleurs la République de Moldova (suspension de la fonction de procureur général) et la Bulgarie (suspension de la fonction de président de cour).

On l’a vu tout au long des précédentes éditions de cette chronique, le contentieux interne de la cessation des fonctions de magistrat alimente le contentieux européen sur la violation de l’accès au juge. On rappelle à ce propos l’attachement de la CEDH au principe d’indépendance de la justice et le lien qu’elle opère entre ce principe et le statut des magistrats. Cité à plusieurs reprises dans ces colonnes et visé dans les arrêts qui suivent, l’arrêt de principe « Grzeda » (CEDH, 15 mars 2022, Req. 43572/18, Grzęda c/ Pologne [GC] N° Lexbase : A02017RU, souligne ainsi le « lien qui existe entre l’intégrité du processus de nomination des juges et la garantie de l’indépendance de la justice » (§ 345).

« La Cour redit que, compte tenu de la place éminente qu’occupe la magistrature parmi les organes de l’État dans une société démocratique et de l’importance qui s’attache à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle doit être particulièrement attentive à la protection des membres du corps judiciaire contre les mesures susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie » :  issue du § 196 de l’arrêt de principe Ramos Nunes de Carvalho e Sá c/ Portugal, (CEDH, 6 novembre 2018, Req. 55391/13, 57728/13 et 74041/13, [GC] N° Lexbase : A5220YKK cette formule est rappelée dans les trois affaires commentées, dans la première, au § 197 ; dans la deuxième, au § 37 ; dans la troisième au § 48.

  • CEDH, 24 octobre 2023, Req. 25226/18, 25805/18, 8378/19 et 43949/19, Pająk et autres c/ Pologne N° Lexbase : A28001PE

Continuum des précédentes affaires concernant la Pologne, provoquées par la réforme contestée de la justice opérée en 2017 et 2018, cette affaire a pour particularité de mettre en cause l’application d’une loi de 2016 abaissant l’âge de la retraite des juges de 67 à 60 ans pour les femmes et de 67 à 65 ans pour les hommes et subordonnant la continuation de l’exercice de la fonction de juge, au-delà du nouvel âge de départ à la retraite à l’autorisation du ministre de la Justice et à celle du Conseil national de la Magistrature (CNM), dont on sait qu’il est composé de magistrats inféodés au pouvoir exécutif. La loi ne précisait pas par ailleurs si la décision ministérielle relative à la prolongation de l’exercice des fonctions de juge était susceptible de recours.

Cette loi a considérablement affecté le destin professionnel des quatre requérantes, toutes juges polonaises âgées de 60 ans lors de la promulgation de la loi. Souhaitant travailler au-delà du nouvel âge légal, elles s’adressèrent au ministre de la Justice, lequel leur opposa un refus non motivé. L’une d’entre elle s’adressa également au CNM, sans succès, recueillant un refus motivé de manière stéréotypée et succincte. Deux requérantes se sont abstenues de contester les décisions ministérielles rendues en leur défaveur, au motif qu’il n’y avait aucun recours effectif pour ce faire. Une autre requérante a invité le ministre de la Justice à lui indiquer les recours au moyen desquels elle pouvait contester sa décision, lequel lui a répondu que sa décision était insusceptible de recours. Une autre attaqua néanmoins la décision du ministre devant la Cour suprême, qui déclara son recours irrecevable. Estimant ne pas avoir disposé d’un recours juridictionnel interne pour contester le refus du ministre de la Justice et du CNM, les quatre magistrates polonaises saisirent la Cour européenne en violation de l’article 6, § 1 CESDH (droit d’accès à un tribunal). Trois d’entre elles alléguèrent en sus l’incompatibilité de la loi sur les retraites avec le principe de la non-discrimination fondée sur le sexe et l’âge.

Dans son arrêt de chambre, la Cour retient à la majorité une double violation, de l’article 6, § 1 et de l’article 8 CESDH. A ce dernier titre, la Cour relève avec justesse au § 259 que « les différences biologiques entre les hommes et les femmes et les éventuelles considérations liées au rôle de ces dernières dans la société n’ont pas de répercussions sur l’aptitude des uns ou des autres à exercer des professions intellectuelles ».

Concernant la violation de l’article 6§1 CESDH, sur lequel nous axerons ce bref commentaire, la Cour commence par vérifier la recevabilité de la requête et indique que cette disposition est pleinement applicable à l’affaire. La révocation prématurée de la fonction de magistrat intègre bien la notion autonome de « droits civils » (§ 110 à 119) en application de l’arrêt de principe « Vilho Eskelinnen » (§ 132) (CEDH, 19 avril 2007, Req. 63235/00, Vilho Eskelinnen c/ Finlande, [GC] N° Lexbase : A9491DU3, relatif aux fonctionnaires et de l’arrêt « Baka » (CEDH, 23 juin 2016, Req. 20261/12, Baka c/ Hongrie, [GC] N° Lexbase : A0939RUC visant directement les magistrats (v. S. Hazoug et S. Pierre Maurice, Chronique de procédure civile européenne et internationale, Lexbase Droit privé, juillet 2022, n° 914, N° Lexbase : N2202BZL, spec. I. B. 1). Ensuite, la Cour reconnait à la majorité une violation du droit d’accès à un tribunal. Elle commence par énoncer la nécessité du principe d’indépendance de la justice. La Cour considère que les juges doivent pouvoir jouir d’une protection contre l’arbitraire des pouvoirs législatif et exécutif, et que seul un contrôle de la légalité de la mesure litigieuse, opéré par un organe judiciaire indépendant, peut assurer l’effectivité d’une telle protection. La Cour juge en l’espèce que les décisions ont été constitutives d’une immixtion arbitraire et irrégulière du représentant de l’autorité exécutive et de l’organe subordonné à celle-ci dans la sphère d’indépendance et d’inamovibilité des juges. En effet, le cadre juridique national ne protégeait pas les requérantes contre la cessation arbitraire de leurs fonctions de juge. Elle dit enfin que, dès lors qu’il est question de cessation anticipée des fonctions de juge, il devrait y avoir des raisons sérieuses propres à justifier une absence exceptionnelle de contrôle juridictionnel. Or, le Gouvernement n’en a fourni aucune à la Cour en l’espèce (§198). Elle conclut que les requérantes ont subi une atteinte à la substance même de leur droit d’accéder à un tribunal.

Nommé procureur général en Moldavie en 2019 pour un mandat de sept ans, le requérant a été suspendu de ses fonctions en 2021, après que des mesures pénales ont été engagées contre lui. Plus précisément, un député président de la Commission parlementaire de sécurité nationale, de défense et d’ordre public, saisit le Conseil supérieur des procureurs (CSP) d’une plainte concernant le requérant, auquel il reprochait des faits susceptibles d’être à l’origine de plusieurs infractions graves d’abus de pouvoir, de corruption passive, de faux et d’excès de fonctions. Il sollicita le CSP afin qu’il désigne, conformément aux dispositions du code de procédure pénale moldave, un procureur chargé d’enquêter sur les faits allégués et un procureur du parquet anticorruption fut effectivement chargé d’enquêter sur les faits allégués. Le requérant ne fut entendu ni par ce procureur ni par le CSP. Le procureur anti-corruption engagea alors des poursuites pénales contre le requérant pour cinq infractions présumées et, le jour même, en application de la loi moldave sur le ministère public, le procureur général fut suspendu de ses fonctions. Quinze jours plus tard, le procureur suspendu contesta devant une cour d’appel moldave la décision du CSP chargeant le procureur d’enquêter sur les faits allégués par le député ; la cour rejeta la demande comme irrecevable. Le requérant forma un recours contre cette décision devant la Cour suprême de justice, qui rejeta le recours. La suspension de ses fonctions dura plus de deux ans, impliquant l’impossibilité de percevoir les traitements correspondants et, en 2023, la Présidente de la République de Moldavie signa un décret mettant fin définitivement aux fonctions de procureur général occupées par le requérant. Le procureur déchu se tourna alors vers la Cour européenne en invoquant une violation de l’article 6, § 1 CESDH, (violation du droit d’accès au tribunal) ainsi que l’article 13 (droit à un recours effectif). La Cour ne répondra que sur la violation de l’article 6, § 1, qu’elle reconnait à l’unanimité. En effet, au § 59, la Cour observe que le grief soulevé par le requérant sous l’angle de l’article 13 est « en substance identique à celui qu’il a formulé sur le terrain de l’article 6, § 1 ».

Après certaines considérations sur l’indépendance de la justice (v. supra), la Cour rappelle au § 52 le caractère relatif du droit d’accès à un tribunal, pouvant « être soumis à des limitations, pour autant que celles-ci ne restreignent ni ne réduisent l’accès des justiciables au juge d’une manière ou à un point tels qu’il s’en trouve atteint dans sa substance même » et devant poursuivre un but légitime. Aux § 53 et 54, la Cour articule sa position équilibrée : si la mesure de suspension, en soi, peut en principe être justifiée par la qualité de procureur général, maitre des poursuites pénales, des garanties procédurales doivent néanmoins être mises en place pour s’assurer que le mécanisme de suspension n’est pas utilisé de manière arbitraire. Or, la Cour constate au § 55 « que le requérant n’a bénéficié d’aucune forme de protection judiciaire relativement à la mesure de suspension de fonctions qui l’a visé », ce qui constitue une atteinte à la substance même du droit pour le requérant d’accéder à un tribunal.

On citera à la suite de l’affaire « Stoianoglo » l’affaire « Pengezov c/ Bulgarie », qui concerne également la suspension temporaire d’une durée d’environ deux ans sans maintien de salaires des fonctions de magistrat en raison de poursuites pénales (ici une mise en examen pour des irrégularités prétendument commises dans le cadre de ses fonctions antérieures). On signalera toutefois trois différences majeures entre les deux affaires : le requérant était ici président de cour et non procureur ; il avait été relaxé des faits qui lui étaient reprochés et surtout, il avait saisi la CEDH sur le fondement de l’article 6, §, 1 CESDH certes, mais en visant non l’accès au juge mais plus généralement le droit à un procès équitable. Il exposait que le CSM et la Cour administrative suprême n’avaient pas satisfait aux exigences d’indépendance et d’impartialité énoncées à l’article 6, § 1 de la Convention, n’avaient pas suffisamment motivé leurs décisions et alléguait que la Cour administrative suprême n’avait pas opéré un contrôle juridictionnel d’une étendue suffisante sur la décision du CSM de le suspendre de ses fonctions.

La Cour reconnait à l’unanimité la violation de l’article 6, § 1 CESDH (droit à un procès équitable) en ce qui concerne l’étendue insuffisante du contrôle juridictionnel opéré par la Cour administrative suprême mais rejette une telle violation en ce qui concerne l’indépendance et l’impartialité de la Cour administrative suprême.

La CEDH constate que la Cour administrative suprême n’a pas procédé à un contrôle d’une étendue suffisante. On retrouve le même constat effectué dans l’arrêt « Stoianoglo c/ République de Moldova » (v. Quid alors, en cas de manquement d’un ou deux éléments au tryptique énoncé ?  Si, par exemple, le magistrat dispensait des activités (d’enseignement ou de conférences) non rémunérées, s’il publiait régulièrement sans être payé ? Le doute serait certainement moins objectivé.

- État de droit en Pologne : enfin un arrêt pilote !

L’arrêt, de cent-douze pages, est majeur.

Non pas que les faits sont originaux et la solution inédite : il s’agit d’une énième contestation d’une décision « politique » prise par la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques, juridiction polonaise fantoche à la botte de l’exécutif du Pis (v. S. Hazoug et S. Pierre-Maurice, Chronique de procédure civile européenne et internationale, Lexbase Droit privé, février 2023, n° 934 N° Lexbase : N4259BZR, spéc. II. B, 9 c) et d), à qui la Cour n’a cessé de dénier la qualité de « tribunal indépendant et impartial établi par la loi », notamment dans l’arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek (CEDH, 8 novembre 2021, Req. 49868/19 et Req. 57511/19, Dolińska-Ficek et Ozimek c/ Pologne), étudié dans ces colonnes (v. S. Hazoug et S. Pierre-Maurice, Chronique de procédure civile européenne et internationale, Lexbase Droit privé, février 2022, n° 894 N° Lexbase : N0369BZP N° Lexbase : N0369BZP), ibid, juillet 2022, n° 914 N° Lexbase : N2202BZL) et cité pour application dans l’arrêt «  Wałęsa  ».

Il est certain en revanche que la personnalité du requérant et le contexte politique polonais des années 80, que son seul nom évoque, rendent l’affaire très particulière. Il s’agit de Lech Wałęsa, ancien dirigeant du syndicat Solidarność (« Solidarité »), prix Nobel de la paix en 1983 et ancien président de la Pologne (1990-1995). Son passé politique et son hostilité notoire au parti Pis au pouvoir lui ont valu une sorte d’acharnement judiciaire, manifesté par l’exhumation, par un procureur général, évidemment nommé par la chambre basse Diet, d’une affaire terminée depuis neuf ans, que Lech Wałęsa avait gagnée et qu’il a finalement perdue, à la suite de cette révision forcée.

Précisons le contexte hautement politique de l’affaire : alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle de 2000, M. Wałęsa déclara, conformément au processus électoral, ne pas avoir collaboré avec les services secrets communistes, ce qui fut validé par les tribunaux et une instance ad hoc mais contesté à la télévision par un ancien compagnon de lutte. M. Wałęsa assigna son ancien ami en justice, demandant des excuses et des dommages-intérêts à verser à une association. Il est débouté en première instance mais victorieux en appel en 2011. L’ami refusa toujours de s’excuser et exerça en vain des recours devant la Cour suprême, en cassation en révision. À la suite de la réforme de la justice polonaise de 2017-2018, un « recours extraordinaire » a été introduit, relevant de la compétence de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême. Le procureur général s’empressa alors d’appliquer le nouveau dispositif et forma un recours extraordinaire contre l’arrêt définitif qui avait été rendu en faveur de monsieur Wałęsa . Il s’agissait selon le procureur de « faire respecter le principe d’un État démocratique régi par la prééminence du droit et mettre en œuvre les principes de la justice sociale ». Sans surprise, la chambre annula l’arrêt de la cour d’appel de 2011, faisant référence aux articles 8 et 10 CESDH, non sans quelque ironie puisque depuis 2022, la Cour Suprême de Pologne se déclare non tenue par les arrêts de la CEDH et non sans mauvaise foi car il était objectivement difficile de retenir que des sanctions sévères et disproportionnées avaient été infligées à l’ancien ami diffamant, alors même que l’unique sanction retenue était des excuses, qu’il s’était refusé à faire ! En public, le Procureur général se réjouit : « nous avons attendu des années, mais la vérité a finalement triomphé ».

L’affaire est alors portée devant la CEDH. par M. Wałęsa, qui invoque une violation de l’article 6, § 1, soutenant que la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques n’est pas un « tribunal indépendant et impartial, établi par la loi », que l’un des juges avait fait preuve de partialité et que le recours extraordinaire litigieux avait méconnu le principe de la sécurité juridique. Et, plus étonnamment, par son ancien ami, qui fort de sa victoire dans son pays et sans aucun sens des réalités et du ridicule, saisit la Cour européenne d’une violation de l’article 10 de la Convention pour avoir été sommé de publier des excuses (qu’on rappelle, il n’a jamais faites) ! Sa requête fut heureusement rayée du rôle de la Cour à la suite d’une déclaration unilatérale du gouvernement polonais en 2021 par laquelle celui-ci s’engageait à résoudre les questions soulevées par le grief en question, ce qui n’est tout de même pas sans poser question…

À l’unanimité, la Cour a reconnu une violation de l’article 6, §, 1 concernant tant le droit de M. Wałęsa à un tribunal indépendant et impartial établi par la loi que le manquement au principe de la sécurité juridique. Elle a condamné la Pologne à verser au requérant la somme de trente mille euros pour préjudice moral.

Nous reviendrons uniquement ici sur la violation de la sécurité juridique. La Cour estime qu’en l’espèce, le procureur général a fait usage de ses pouvoirs exceptionnels pour former un recours simplement parce qu’il était en désaccord avec l’issue de la procédure. Il a fait usage de ce recours comme d’un « appel ordinaire déguisé », après une très longue durée (9 ans) où l’arrêt avait acquis force de chose jugée et un caractère irrévocable. Pour la Cour, c’est une chose que d’avoir des opinions fortes et hostiles à l’égard de ses adversaires politiques, mais c’en est une autre que de les imposer par le biais du mécanisme judiciaire de l’État, en usant de ses pouvoirs exceptionnels conférés par la loi pour remettre en cause le caractère définitif d’un jugement défavorable à un allié politique. L’autorité publique a abusé de la procédure judiciaire au service de ses propres opinions et visées politiques sans aucune circonstance substantielle et impérieuse.

C’est surtout l’application de la procédure de l’arrêt pilote dans cette affaire (article 61 du règlement de la Cour) qui est marquante. Il est vrai qu’on l’attendait tant les affaires polonaises identiques se multipliaient. C’est peut-être la mise en cause de façon particulièrement excessive de la personnalité importante de Lech Wałęsa qui a motivé l’application d’une telle procédure. On le rappelle, cette procédure révèle l’existence d’un problème structurel ou systémique susceptible de donner lieu à l’introduction d’autres requêtes analogues, ici sur l’impartialité de la justice polonaise. Le diagnostic de la défaillance systémique est posé en cinq points, relevant…

  • un vice dans la procédure de nomination des juges impliquant le Conseil national de la magistrature, telle qu’établie en vertu de la loi modificative de 2017 ;
  • le manque d’indépendance qui en résulte de la part de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême ;
  • la compétence exclusive de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême pour les affaires dans lesquelles il est reproché un manque d’indépendance à un juge ou à une juridiction ;
  • les vices de la procédure de recours extraordinaire tels que constatés dans le présent arrêt ;
  • la compétence exclusive de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême pour le traitement des recours extraordinaires.

Après le diagnostic, le traitement : la Cour dit que, pour mettre un terme aux violations systémiques de l’article 6, § 1, la Pologne doit prendre les mesures législatives et autres appropriées pour mettre son ordre juridique national en conformité avec les exigences d’un « tribunal indépendant et impartial établi par la loi » et avec le principe de la sécurité juridique.

En outre, la Cour applique strictement la procédure de l’arrêt pilote en décidant que les affaires similaires qui n’ont pas encore été communiquées au Gouvernement seront reportées de douze mois à compter de la date du prononcé du présent arrêt dans l’attente de l’adoption de mesures générales par l’État polonais. Les affaires qui ont déjà été notifiées seront, elles, examinées et feront l’objet d’un arrêt.

Voilà qui risque de tarir à moyen terme notre rubrique polonaise…

3) Le droit à l’exécution d’une décision de justice et le droit à être jugé dans un délai raisonnable

Les condamnations fondées sur le procès équitable dans un délai raisonnable sont moins nombreuses qu’à l’accoutumée. On citera rapidement un arrêt concernant Chypre pour faire le focus sur deux affaires belges.

- Treize ans pour juger une affaire classique de rupture de contrat : délai non raisonnable de justice !

La Cour a retenu la violation du délai raisonnable de jugement (§ 91) dans une affaire en rupture de contrat qui aura duré plus de treize ans, sur deux niveaux de procédure, devant le tribunal de district de Nicosie et devant la Cour suprême chypriote. Faisant usage des critères antérieurement mis en place, la Cour envisage tout d’abord au § 89 le critère de complexité de l’affaire, en concluant à son absence, même si elle admet une relative difficulté en première instance liée à la multiplication des mesures provisoires ordonnées. Elle envisage ensuite le comportement du requérant, qui a effectivement contribué à plusieurs reprises à retarder la procédure de première instance, sans considérer qu’il s’agit là d’un facteur significatif de stagnation.

- Les problèmes systémiques du tribunal francophone de Bruxelles épinglés deux fois, une fois !

Après presque huit années de procédure, deux niveaux de juridiction et bien des péripéties et des stagnations judiciaires, un litige contractuel en vente immobilière, sans complexité particulière, est toujours pendant devant le tribunal de première instance francophone de Bruxelles. L’action en nullité de la vente est introduite en 2015 devant ce tribunal et est rejetée en 2017 par le tribunal, qui désigne toutefois un expert. Un appel est interjeté. En 2018, alors que l’affaire était en état d’être plaidée en appel, le requérant est informé par le greffe de la cour d’appel de Bruxelles que son dossier figure sur une liste d’attente et qu’il ne peut pas promettre une fixation de date avant mars 2026. Le requérant s’adresse alors, sans succès, au premier Président de la cour d’appel afin de lui demander de revoir la date des plaidoiries. Il adressa en outre une plainte au Conseil supérieur de la Justice qui admet que les délais auxquels le requérant était confronté reflètent un « dysfonctionnement de l’ordre judiciaire ». Il met également en demeure le ministre de la Justice de prendre les mesures nécessaires pour réduire le temps excessif d’attente. En 2021, la cour d’appel de Bruxelles déclare l’appel des défendeurs non fondé et confirme le premier jugement rendu en 2017. Elle renvoie ensuite l’affaire devant le tribunal francophone de Bruxelles devant lequel l’audience a dû être reportée à fin 2023 en raison de la carence en juges, situation difficile reconnue par le greffe.

À l’unanimité, la Cour admet une violation de l’article 6, § 1 pour délais non raisonnables de procédure. A titre préliminaire, elle réaffirme l’importance d’une justice administrée sans des retards propres à en compromettre l’efficacité et la crédibilité. Elle rappelle ensuite au § 104 qu’elle a déjà conclu, à de nombreuses reprises, à une violation de l’article 6, § 1 de la Convention en raison de la durée excessive de procédures civiles devant les juridictions de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles. Selon elle, la longueur d’une procédure civile devant une juridiction de Bruxelles n’est pas propre au cas présent mais relève d’un problème structurel auquel l’État belge doit remédier. Il a, en vertu de l’article 46 CESDH, toute liberté pour ce faire.

Il n’est pas inutile de rappeler, ce que le gouvernement belge défendeur a d’ailleurs amplement mis en avant dans son mémoire (§§ 114 et 115), que la Belgique a reçu en 2022 des demandes de protection internationale en augmentation de 42 % par rapport à 2021 et que ce même État a accueilli 65 000 ressortissants ukrainiens, entrainant une saturation du réseau d’accueil belge et une priorisation de l’accueil des réfugiés vulnérables.

C’est dans ce contexte que fut rejetée la demande en vue d’obtenir une place dans le réseau d’accueil émanant de M. Camara, ressortissant guinéen arrivé sur le territoire belge le 12 juillet 2022. Sans solution d’hébergement et invoquant un risque imminent d’atteinte grave et irréversible à sa dignité humaine, M. Camara saisit huit jours après son arrivée le tribunal du travail francophone de Bruxelles, qui ordonna 2 jours après (le 22 juillet) au réseau d’assurer l’hébergement du requérant sous peine d’astreinte. Devenue définitive le 29 août 2022, la décision n’a pourtant été exécutée que plus de 3 mois après, et encore, pas spontanément par la Belgique mais en application d’une mesure provisoire de la Cour EDH, obtenue en ce sens le 31 octobre 2022 à la demande de M. Camara.

Rendu à l’unanimité, cet arrêt de condamnation de la Belgique sur le fondement de l’article 6§1 CEDH est équilibré : tout en reconnaissant la situation difficile à laquelle l’État belge était confronté (§ 116), la Cour fait primer « le principe de prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États parties » (§117) et la sécurité juridique. Tout comme dans l’arrêt « Van Den Kerkhof c/ Belgique » (v. supra), elle ajoute que les circonstances de la présente affaire ne sont pas isolées et qu’elles révèlent « une carence systémique des autorités belges d’exécuter les décisions de justice définitives relatives à l’accueil des demandeurs de protection internationale » (§ 118). Elle considère même que ces dernières ont opposé non pas un « simple » retard mais plutôt un refus caractérisé de se conformer aux injonctions du juge interne qui a porté atteinte à la substance même du droit protégé.

S. P.M.

II. Compétence et exécution

A. Règlement CE no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 – Bruxelles I

1) Cession de créance – Assurance – Action directe – Compétence – Convention de La Haye du 15 juin 1955 (non) – Convention de la Haye du 2 octobre 1973 (oui)

Il est permis de faire l’économie de l’exposé détaillé d’une procédure complexe, comportant un pourvoi principal, deux pourvois incidents et un désistement partiel, pour s’en tenir à l’essentiel. Il s’agissait en l’occurrence, sans grande originalité, de contrats conclus entre plusieurs sociétés concourant à la fabrication d’un fermenteur. L’entrepreneur principal, société française tout comme le maître d’ouvrage, sous-traita la fabrication à une autre société et commanda des tubes en acier à une société allemande. Lors de la mise en service, des dysfonctionnements survinrent, appelant un accord transactionnel entre l’acquéreur, les sous-traitants et leurs assurances, stipulant une cession des créances du premier. Au titre de celle‑ci, la société allemande et ses assureurs furent assignés en France par les cessionnaires. La Cour d’appel de Douai admit sa compétence, mais rejeta l’action directe intentée. Ces deux aspects seront discutés devant la Cour de cassation, seul le dernier point appellera cassation de la décision.

Concernant la compétence, la première salve d’arguments d’inégale valeurs, portait principalement sur la qualification, contractuelle ou délictuelle, de l’obligation cédée, ainsi que sur l’application de la Convention de La Haye du 15 juin 1955. De façon pleinement convaincante, la Cour de cassation rappelle qu’il résulte des articles 11, § 2, 9 et 10 du Règlement Bruxelles I que lorsque l’action directe est possible, la personne lésée peut attraire devant le tribunal du lieu de son domicile ou, en matière d’assurance de responsabilité, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit, l’assureur domicilié sur le territoire d’un État membre. Cette possibilité n’était en réalité, aucunement discutée. La possibilité de l’action directe au sens de l’article 11, § 2 est déterminée par la règle de conflit du juge saisi et c’est à ce stade que les divergences s’étaient cristallisées. La compétence étant tributaire du droit applicable au fond, il fallait s’intéresser à ce dernier. De façon subtile, la Cour de cassation élude la question de la qualification contestée de l’obligation. Elle considère que c’est à juste titre que les juges d’appel avaient recherché la détermination de la loi applicable dans la Convention de La Haye du 2 octobre 1973 régissant la loi applicable à la responsabilité du fait des produits pour les dommages causés aux personnes et aux biens. Celle-ci, en effet, ne distingue pas selon la nature de la responsabilité encourue. Ici la Cour de cassation se limite à relever que la créance cédée était celle du tiers lésé contre les assureurs du fournisseur. Qu’il s’agisse d’une créance d’indemnisation rattachée à la responsabilité du fournisseur suffisait à appeler l’application de la Convention de 1973, sans s’intéresser à sa nature, contractuelle ou délictuelle, question au demeurant inopérante puisque le texte appliqué n’en tient pas compte. Il n’y a pas lieu, comme l’avaient fait les juges du fond, de qualifier préalablement l’obligation. Mais en ce qu’il exclut expressément de son champ les dommages causés au bien lui­‑même, l’application pourrait étonner, puisque c’est bien le fonctionnement du fermenteur, bien final dont les tubes n’étaient qu’une composante, qui était en cause. La lecture de la décision critiquée permet d’éclairer cet aspect. Il y est en effet précisé que « ces derniers [les tubes en acier], assemblés dans le cadre d'un échangeur, qui a ensuite été intégré à la cuve et rattaché au réseau de canalisation de l'entreprise, le tout constituant le fermenteur, sont donc des produits distincts, et la limitation du champ, prévue à l'article 2, sous la notion de « dommage causé au produit lui-même », s'entend des dommages causés aux tubes eux-mêmes, et non au fermenteur ».

La Cour de cassation poursuit en justifiant l’exclusion de la Convention de La Haye du 15 juin 1955 permettant la détermination de la loi applicable en matière de vente d’objets mobiliers corporels à caractère international au motif que son article 5§4 écarte de son champ d’application les effets de la vente à l’égard de toutes personnes autres que les parties. L’argument est imparable : l’obligation cédée découlait en effet du rapport extracontractuel entre la victime et le sous‑traitant que n’unissait aucun contrat de vente.

Les autres arguments, portés cette fois par le second moyen du pourvoi incident, étaient plus pertinents. Ils seront écartés par une substitution de motif. De la qualité de professionnel de l’assurance du cessionnaire, était déduite par le demandeur l’impossibilité de saisir les juridictions du lieu du fait dommageable ou du domicile de la victime. Dans un premier temps, la Cour de cassation rappelle l’exclusion de l’assureur cessionnaire de la saisine des fors institués au bénéfice de l’assuré partie faible, au titre de la jurisprudence de la CJUE (CJUE, 27 février 2020, aff. C-803/18, Balta N° Lexbase : A48903G9 spéc. pts 27 et 28. En réalité, la CJUE s’intéressait dans cette décision à la question d’une clause attributive de juridiction opposée à l’assuré. Le fondement de l’exclusion est plus à rechercher dans l’arrêt « Paweł Hofsoe C/ LVM », CJUE, 31 janvier 2018, aff. C-106/17, Paweł Hofsoe C/ LVM N° Lexbase : A9474XBI, spéc. pts 37 à 46). Dans un deuxième temps, elle se réfère à la jurisprudence du juge communautaire retenant qu’une telle demande est néanmoins susceptible d’être introduite devant la juridiction du fait dommageable ou celle où il risque de se produire (not. CJUE, 21 octobre 2021, aff. C-393/20, T. B. c/ G. I. A/S N° Lexbase : A54797A8 spéc. pt. 50 et jurisprudence citée, v. S. Hazoug et S. Pierre-Maurice, Chronique de procédure civile européenne et internationale, Lexbase Droit privé, février 2022, n° 894  N° Lexbase : N0369BZP). La demande pouvait dès lors être portée devant la juridiction du lieu de survenance du dommage à condition de relever de la matière délictuelle. C’est cette vérification qui est opérée dans un dernier temps, en rappelant les contours de cette notion autonome. En l’occurrence, faute d’engagement librement consenti entre le maître d’ouvrage et le fournisseur de tubes, la qualification contractuelle était exclue. Il s’agissait alors de matière délictuelle dont pouvait connaître la juridiction saisie. Conséquemment, l’exception d’incompétence avait été écartée à bon droit, mais uniquement en ce que la juridiction était celle de la survenance du dommage et non car elle constituait celle du domicile de la victime.

Enfin, sur la question de la recevabilité de l’action directe, la Cour de cassation va procéder de façon bienvenue, par voie d’exposé pédagogique. Les juges du fond en avaient retenu l’admission par le droit français applicable, avant d’en prononcer l’irrecevabilité au motif que l’article 115 du Code des assurances allemand ne l’autorise que dans des cas limités, ne correspondant pas à l’espèce. L’arrêt déféré, dont la rigueur doit être salué, n’avait évidemment pas retenu une application cumulative de lois nationales distinctes. Avec justesse, il y était fait application de la solution consacrée en matière d’action directe consistant à la retenir si elle est admise par la loi applicable à l’obligation ou par celle régissant le contrat d’assurance. Cette dernière peut‑elle jouer au titre du contrat d’assurance lorsque l’action aura été retenue par application de la loi applicable à l’obligation ? C’est à cette délicate question d’articulation ou d’exclusion qu’il est répondu. Au titre de la première solution, il peut être soutenu que la soumission de l’assureur à un régime plus souple que celui procédant du contrat qu’il a conclu, n’est pas nécessairement la meilleure des solutions. Aussi les juges du fond avaient-ils considéré que la loi du contrat d’assurance « retrouve compétence exclusive pour régenter le régime de l'assurance, à savoir les conditions de la garantie de l'assureur, les exceptions opposables par ce dernier et les conditions de condamnation de celui-ci au paiement de l'indemnité réclamée par la victime », analyse condamnée par le présent arrêt. La Cour de cassation replace cette dernière loi dans un cadre plus restreint en énonçant qu’elle ne peut faire obstacle à l’admission de l’action directe si la loi de l’obligation principale l’autorise. Elle ne peut être invoquée que dans ses dispositions qui régissent les relations entre l’assureur et l’assuré. Dit autrement, si elle existe aux yeux d’un droit et n’existe pas selon un autre, elle devra être retenue sans être déclarée irrecevable par application du second. Pour autant, une déchéance procédant du droit du contrat devrait pouvoir être opposée. L’exerçant de l’action directe ne se trouve pas préservé de tout rejet pour mal‑fondé, voire pour irrecevabilité.

2) Reconnaissance et exécution – Quasi-injonction anti-procédures – Ordre public national

Le Brexit n’aura pas empêché la circulation des décisions britanniques comme en atteste le présent arrêt, encore que celle en question ne produira probablement pas effet. La Cour aura préalablement pris soin de s’assurer de l’application du Règlement Bruxelles I à l’aune de l’accord de retrait du Royaume-Uni. Dans le cadre d’une procédure dense engendrée par le naufrage d’un navire, des accords transactionnels avaient été conclus entre propriétaires, armateurs et assureurs, accords homologués par le juge anglais. Les propriétaires saisirent cependant une juridiction grecque en réparation de divers préjudices non couverts par les transactions conclues. Les assureurs visés par ces actions se tournèrent alors vers le juge anglais, arguant d’une violation des transactions. La High Court y fit droit en condamnant les propriétaires au paiement d’une indemnité liée à la procédure engagée en Grèce, ainsi que les dépens supportés en Angleterre. La décision du juge de première instance grec faisant droit à la demande des assureurs de reconnaissance et d’exequatur partiel, est infirmée à hauteur d’appel au motif que « les décisions dont la reconnaissance et l’exécution étaient sollicitées contenaient des  “quasi” injonctions anti-procédure  de nature à faire obstacle à ce que les intéressés puissent saisir un juge en Grèce, en violation de l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, ainsi que de l’article 8, paragraphe 1, et de l’article 20 de la Syntagma (Constitution) ». L’Areios Pagos (Cour de cassation grecque) saisie, se tourne vers la Cour de justice pour savoir si l’ordre public de l’État requis pouvait faire obstacle à une telle demande.

L’on sait le rejet catégorique de la Cour des injonctions anti-procédures, soit l’interdiction faite par une juridiction à une partie, sous peine de sanction, d’introduire ou de poursuivre une action devant une juridiction étrangère. Une telle interdiction porte une ingérence dans la compétence de la juridiction étrangère, incompatible avec les textes communautaires. L’exclusion de telles mesures du bénéfice de la circulation des décisions communautaires avait déjà été nettement posée par l’arrêt « Turne » (CJUE, 27 avril 2004, aff. C-159/02, Gregory Paul Turne c/ FelixFareedIsmailGrovit N° Lexbase : A9855DBM) : « la convention doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose au prononcé d’une injonction par laquelle une juridiction d’un État contractant interdit à une partie à la procédure pendante devant elle d’introduire ou de poursuivre une action en justice devant une juridiction d’un autre État contractant, quand bien même cette partie agit de mauvaise foi dans le but d’entraver la procédure déjà pendante » (arrêt Turner préc., pt. 31). Mais ici, tel n’était pas l’objet des ordonnances de la High Court. Néanmoins, même si elles n’ont pas pour objet d’interdire à une partie d’introduire ou de poursuivre une action devant une juridiction étrangère, elles pourraient avoir pour effet de dissuader des parties de saisir les juridictions grecques ou de maintenir devant elles une action ayant le même objet que celles entamées devant les juridictions du Royaume-Uni. Cette similitude d’effet, faute d’identité d’objet conduit la Cour à y voir, suivant en cela l’analyse de son avocat général, des quasi-injonctions anti‑procédures. Reste que la méconnaissance du droit communautaire ne suffit pas à elle seule à permettre au juge national de refuser la reconnaissance d’une décision émanant d’un autre État membre (pt. 29, déjà CJUE, 28 avril 2009, aff. C‑420/07, Apostolides N° Lexbase : A5561EG3, pt 60). C’est vers les voies de recours qu’il faudra alors se tourner.

L’admission s’impose-t-elle alors du moins dans un premier temps, faisant fi de la réserve de l’ordre public du for saisi ? La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas d’en définir le contenu, n’ayant qu’à en vérifier les limites (pt. 33 et jurisprudence citée). À ce titre, il est considéré que la reconnaissance et l’exécution de telles décisions sont susceptibles d’être incompatibles avec l’ordre public de l’ordre juridique de l’État membre requis, dans la mesure où ceux-ci sont de nature à porter atteinte au principe fondamental, dans un espace judiciaire européen reposant sur la confiance mutuelle, selon lequel chaque juridiction se prononce sur sa propre compétence (pt 39). La conclusion s’impose alors : « une juridiction d’un État membre peut refuser de reconnaître et d’exécuter une décision d’une juridiction d’un autre État membre pour cause de contrariété avec l’ordre public, dès lors que cette décision entrave la poursuite d’une procédure pendante devant une autre juridiction de ce premier État membre, en ce qu’elle accorde à l’une des parties une indemnité pécuniaire provisoire au titre des dépens que celle-ci supporte en raison de l’engagement de cette procédure, au motif, d’une part, que l’objet de ladite procédure est couvert par un accord transactionnel, conclu licitement et validé par la juridiction de l’État membre qui a prononcé ladite décision, et, d’autre part, que la juridiction du premier État membre, devant laquelle a été intentée la procédure litigieuse, n’est pas compétente en raison d’une clause attributive de juridiction exclusive » (pt 41). Il appartiendra à la juridiction saisie, de motiver le refus au titre d’une atteinte son ordre public, sans craindre une censure. Qu’on se le dise, l’entrave à la saisine d’un juge, qu’elle soit directe ou indirecte, ne relève pas de l’esprit des textes communautaires. La solution vaut bien évidemment sous l’empire du Règlement Bruxelles I bis N° Lexbase : L9189IUU.

B. Règlement UE n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 - Bruxelles I bis

1) Compétence – Employeur - Lieu de l’accomplissement habituel du travail

Au titre de l’article 21 du Règlement : « 1. Un employeur domicilié sur le territoire d’un État membre peut être attrait :

a) devant les juridictions de l’État membre où il a son domicile ; ou

b) dans un autre État membre :

  1. devant la juridiction du lieu où ou à partir duquel le travailleur accomplit habituellement son travail ou devant la juridiction du dernier lieu où il a accompli habituellement son travail; ou
  2. lorsque le travailleur n’accomplit pas ou n’a pas accompli habituellement son travail dans un même pays, devant la juridiction du lieu où se trouve ou se trouvait l’établissement qui a embauché le travailleur ».

Le caractère « habituel » d’accomplissement du travail appelle‑t‑il des explications ? Il faut le croire, puisque la CJUE a eu l’occasion d’en préciser l’acception déjà sous l’empire du Règlement Bruxelles I, considérant que la notion de lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail « doit être interprétée comme visant le lieu où, ou à partir duquel, le travailleur s’acquitte de fait de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur » (CJUE, 14 septembre 2017, aff. C-168/16, et C-169/16, Sandra Nogueira c/ Crewlink Ireland Ltd N° Lexbase : A5462WRQ pt 59). Pour autant, la présente affaire nécessitait­‑elle un arrêt de la Cour de cassation, fut-il inédit ? Le lecteur en jugera. Une personne résidant en France avait été engagée par une société luxembourgeoise, avant d’être licenciée pour faute grave. L’ancien salarié saisit alors le Conseil de Prud’hommes de Bordeaux devant lequel une exception d’incompétence fut soulevée par la défenderesse. Cette exception déclarée non fondée en appel, un pourvoi est formé au soutien duquel était notamment soutenu qu’entre mai 2019 et février 2020, le salarié avait passé dix-huit jours au Luxembourg, temps de déplacement inclus. Ce dont il s’évinçait qu’il n’avait pas accompli son travail dans un même pays et ne pouvait donc attraire son employeur que devant la juridiction du lieu d’établissement qui l’avait embauché. La chambre sociale, rappelle l’interprétation donnée par la CJUE dans son arrêt « Markt » (CJUE, 25 février 2021, aff. C-804/19, BU c/ Markt24 GmbH N° Lexbase : A07844IU, pt 40), à savoir celle déjà dégagée dans sa décision « Nogueira e.a » : le lieu d’acquittement de l’essentiel de ses obligations est celui de l’accomplissement habituel du travail. Elle fait ensuite état des constatations des juges du fond, notamment la désignation dans le compte rendu d’un séminaire du salarié comme commercial de la société pour les secteurs Centre, Paris Ile-de-France et Sud-Ouest, que le salarié versait aux débats plusieurs documents attestant d'une exécution de ses missions quasi exclusivement sur le territoire français, dont, notamment, le fichier clients de la société dont il ressortait qu'à l'exception de trois clients résidant en Espagne et d'un autre, en Belgique, la totalité de la clientèle était domiciliée en France, un tableau du chiffre d'affaires réalisé par le salarié qui ne concernait que des clients résidant en France, les extraits de son compte bancaire d'avril 2019 à mars 2020 démontrant que la grande majorité des opérations y figurant étaient effectuées en France.

La mission du salarié était bien accomplie pour l’essentiel en France. La condition de la compétence de la juridiction française était remplie, la cour d’appel n’était pas tenue, selon la formule consacrée, de suivre les parties dans le détail de leur argumentation.

2) Contrefaçon – Contrat de distribution exclusive ­Connexité

  • CJUE, 7 septembre 2023, aff. C-832/21, Beverage City & Lifestyle GmbH c/ Advance Magazine Publishers Inc N° Lexbase : A89941ET

L’existence d’un contrat de distribution exclusive suffit-elle à caractériser un lien de connexité au sens de l’article 8, 1) du Règlement ? On sait que le seul risque de divergences des solutions à venir, ne suffit pas à caractériser la connexité requise. Cette divergence, et c’est plus l’inconciliabilité qui est à vérifier que la seule divergence en réalité, doit s’inscrire dans le cadre d’une même situation de fait et de droit (CJUE, 21 mai 2015, aff. C-352/13, Cartel Damage Claims (CDC) Hydrogen Peroxide SA c/ Akzo Nobel NV N° Lexbase : A2385NI8, pt 20 et jurisprudence citée). En matière de contrefaçon de dessin et modèle, la protection européenne uniforme suffit à admettre l’identité de situation de droit. La Cour l’avait clairement admis dans son arrêt Nintendo, du moins lorsqu’il est question de protéger le droit exclusif d’utiliser le dessin ou modèle communautaire et d’interdire aux tiers toute utilisation non autorisée (CJUE, 27 septembre 2017, aff. C-24/16 et C-25/16, Nintendo Co. Ltd c/ BigBen Interactive GmbH N° Lexbase : A0354WTB, pt 49). Dans la même décision, il avait été considéré, faisant application d’une solution antérieurement dégagée (CJUE, 13 juillet 2006, aff. C‑539/03, Roche Nederland BV e.a. c/ Frederick Primus N° Lexbase : A4766DQL, pt 34), que le cas où des sociétés défenderesses appartenant à un même groupe ont agi de manière identique ou similaire, conformément à une politique commune qui aurait été élaborée par une seule d’entre elles, devait être regardé comme étant constitutif d’une même situation de fait (arrêt Nintendo préc., pt 51). Qu’il s’agisse en l’espèce de protection de marque n’appelait pas en soi une solution différente quant à l’identité de situation de droit. C’est ce qui résulte de la présente décision.

En l’occurrence, une société de droit polonais établie en Pologne, dont le gérant est établi à Cracovie, produisait une boisson sous la dénomination « Diamant Vogue ». Une société de droit allemand, liée à la première par un contrat de distribution exclusive, était en charge de la commercialisation en Allemagne. Les deux sociétés n’avaient pas d’autre lien et n’appartenaient pas au même groupe. Or, une société établie à New York était titulaire de plusieurs marques de l’Union européenne contenant l’élément verbal « Vogue ». S’estimant victime de faits de contrefaçon de ses marques, elle engagea contre les sociétés allemande et polonaise et leurs gérants respectifs, une action en cessation sur l’ensemble du territoire de l’Union ainsi qu’en fourniture d’informations, reddition de comptes et constatation de l’obligation d’indemnisation devant le tribunal des marques de l’Union européenne compétent pour le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie où était domicilié le gérant de la société allemande, mis en cause en sa qualité de représentant.

L’extension de la compétence à la société polonaise et à son gérant supposait l’existence d’un rapport si étroit qu’il y ait un intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément. Ce qui était à vérifier à l’égard du représentant allemand, considéré comme étant le potentiel « défendeur d’ancrage ». S’agissant de l’identité de situation de droit, la Cour rappelle la solution posée dans son arrêt « Nintendo » et considère la condition satisfaite, sous réserve de vérification par les juges nationaux (pts 29 à 31). En revanche, pour l’identité de situation de fait, elle est bien plus nuancée. Si elle conclut en considérant que « plusieurs défendeurs domiciliés dans différents États membres peuvent être attraits devant la juridiction du domicile de l’un d’eux saisie, dans le cadre d’une action en contrefaçon, de demandes formées contre l’ensemble de ces défendeurs par le titulaire d’une marque de l’Union européenne lorsqu’il leur est reproché une atteinte matériellement identique à cette marque commise par chacun, dans le cas où ces défendeurs sont liés par un contrat de distribution exclusive », c’est bien d’une possibilité dont il est question. Elle prend soin dans le corps de la décision, de rappeler l’exigence d’une identité de situation de fait pour laquelle l’étude des relations contractuelles est un élément à prendre à compte, sans être nécessairement déterminant (pts 37 à 41). Elle en déduit la probabilité de l’existence d’une telle situation, en prenant néanmoins soin d’en renvoyer la vérification aux juges nationaux (pt 43). Elle ne manque pas ensuite de rappeler le caractère dérogatoire d’une telle extension méconnaissant la compétence de principe du for du défendeur, et impose au juge national la vérification de l’absence d’artifice tendant au contournement de la compétence de principe. Ce dernier devra ainsi s’assurer que les demandes dirigées contre le seul des codéfendeurs dont le domicile justifie la compétence de la juridiction saisie n’aient pas pour objet de satisfaire de manière artificielle aux conditions d’application de l’article (pt 45).

En somme, les relations contractuelles, y compris des contrats d’exclusivité, si elles sont à prendre en compte, ne permettent pas à elles-seules de caractériser l’identité de situation de fait nécessaire à l’admission d’une extension de compétence au titre de la connexité. Il conviendra de vérifier s’il existe un risque d’inconciliabilité de décisions. Loin de tout dogmatisme, la Cour fait montre d’une prudence salutaire. Comme elle l’écrit, reprenant l’analyse de son avocat général, le « lien de connexité des demandes concernées tient principalement à la relation existante entre l’ensemble des faits de contrefaçon commis plutôt que des liens organisationnels ou capitalistiques entre les sociétés concernées » (pt 37).

La connexité ne saurait devenir le principe au seul motif qu’existent des relations d’affaires.

3) Avant-contrat – Contrat de prestation de service (non)

L’avant-contrat est un contrat, mais n’est pas le contrat définitif. Voilà ce qui résulte du présent arrêt dont l’apport ne se limite heureusement pas au rappel de ce qui confine à une évidence. Il sera relevé que le juge tchèque à l’origine du renvoi, avait pressenti la réponse apportée, et souhaitait une confirmation qu’il a obtenue. Un accord avait été conclu entre une société de droit tchèque et une autre se trouvant en Slovaquie, comportant notamment, outre l’obligation de conclure ce contrat dans le futur, certaines modalités contractuelles ainsi que l’engagement, de la part de la défenderesse au principal, de payer une avance d’un montant de 20 400 euros, hors taxe sur la valeur ajoutée, et, en cas de non-respect de cette obligation, une pénalité contractuelle d’un montant égal à celui de cette avance. Un désaccord intervint et le paiement de la pénalité fut réclamée. Le juge tchèque se considéra compétent par application de l’article 7, 1), a. du Règlement. Ce que contestait la société défenderesse, se prévalant de la compétence spécifique consacrée pour les contrats d’entreprise. Après avoir rappelé que la demande relève bien de la matière contractuelle, le caractère autonome de cette notion, et le caractère dérogatoire des règles de compétence spéciale, la Cour procède à une vérification qu’il est utile de rapporter.

Il ressort de sa jurisprudence que la notion de « services », au sens dudit article 7, point 1, sous b), second tiret, implique que la partie qui les fournit effectue une activité déterminée en contrepartie d’une rémunération (not. arrêts, CJUE, 23 avril 2009, aff. C‑533/07, Falco Privatstiftung c/ Gisela Weller-Lindhorst N° Lexbase : A5567EGB pt 29, et CJUE, 15 juin 2017, aff. C‑249/16, Saale Kareda c/ Stefan Benkö [LXB= A6817WHX], pt 35). Deux conditions sont dès lors à remplir, d’une part, l’exercice d’une activité déterminée et d’autre part, l’existence d’une rémunération en contrepartie.

En ce qui concerne le premier critère, il requiert l’accomplissement d’actes positifs, à l’exclusion de simples abstentions. Il a ainsi déjà été jugé que cela correspondait à la prestation caractéristique fournie par la partie qui, en assurant une telle distribution, participe au développement de la diffusion des produits concernés (not., arrêts, CJUE, 19 décembre 2013, aff. C‑9/12, Corman-Collins SA c/ La Maison du Whisky SA N° Lexbase : A8094KR9, pt 38, et CJUE, 14 juillet 2016, aff. C‑196/15, Granarolo SpA c/ Ambrosi Emmi France SA N° Lexbase : A2153RXZ, pt 38). Or, selon la Cour, l’avant-contrat ne nécessite l’accomplissement d’aucun acte positif. Ce dont il est permis de ne pas être pleinement convaincu.

En revanche, il est vrai que le second critère ne pouvait être rempli, à savoir celui de la rémunération accordée en contrepartie d’une activité, même si cette rémunération ne saurait être entendue au sens strict du versement d’une somme d’argent. Ainsi a‑t‑il déjà été admis que le fait de bénéficier d’un ensemble d’avantages représentant une valeur économique pouvait être considérée comme étant constitutif d’une rémunération (not. en ce sens, arrêts du 19 décembre 2013, Corman-Collins, préc., pt 39, et du 14 juillet 2016, Granarolo, préc., pt 40). L’avant-contrat dont il était question n’induisait aucun paiement d’une rémunération. D’en déduire alors que l’obligation de paiement de la pénalité contractuelle ne saurait relever de la notion de « fourniture de services », au sens de l’article 7, point 1, sous b), second tiret, du règlement Bruxelles I bis s’imposait. La Cour précise encore, que cette conclusion n’est pas remise en cause par l’argument tiré du fait que l’obligation de paiement de la pénalité contractuelle serait intimement liée au contrat de franchise qui devait être conclu et en vertu duquel il serait possible de déterminer le lieu où les services concernés auraient dû être fournis. Cette analyse heurterait l’exigence d’interprétation stricte des règles de compétence spéciales prévues par le règlement Bruxelles I bis, mais également des objectifs de prévisibilité et de sécurité juridique (pts. 37 à 40).

La réponse, complète, suffisait à répondre à la question posée. La Cour prend toutefois soin, probablement pour d’autres figures contractuelles, de rappeler que l’article 7, point 1, sous c), du règlement Bruxelles I bis prévoit que « le point a) s’applique si le point b) ne s’applique pas ». Élargir le champ d’application de l’article 7, point 1, sous b), second tiret, du règlement Bruxelles I bis, de manière à y inclure tout avant‑contrat relatif à la conclusion future d’un contrat de fourniture de services, reviendrait à contourner l’intention du législateur de l’Union à cet égard et affecterait l’effet utile de cet article 7, point 1, sous c) et a) (pts 42 et 43).

L’affaire est entendue, un contrat préparatoire, n’est pas le contrat final. Pour autant, il conviendra tout de même de vérifier si le contrat préparatoire en question ne constitue pas une exécution partielle du contrat envisagé. Auquel cas, il pourrait échapper au giron de la compétence de la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande, pour intégrer celui le lieu d’un État membre où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis ou le lieu d’un État membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées.

4) Consommateur Cocontractant – Groupe de sociétés

Au titre de l’article 18, 1) du Règlement Bruxelles I bis, l’action intentée par un consommateur contre l’autre partie au contrat peut être portée soit devant les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel est domiciliée cette partie, soit, quel que soit le domicile de l’autre partie, devant la juridiction du lieu où le consommateur est domicilié. Qui est exactement cette autre partie lorsque le consommateur est également lié à d’autres sociétés du groupe, néanmoins tiers au contrat source du litige ? On doit cette très intéressante interrogation au juge espagnol, dans une espèce où un consommateur britannique résidant au Royaume-Uni avait conclu par le biais de la succursale en Espagne d’une société établie également au Royaume-Uni, un contrat, contenant une clause attributive de juridiction désignant les tribunaux d’Angleterre et du pays de Galles, portant sur des droits d’utilisation à temps partagé de logement touristique n’ayant pour objet ni un droit réel immobilier, ni un droit au bail. La personne assigna son cocontractant et d’autres sociétés du groupe auxquelles il était également contractuellement lié, mais qui étaient étrangères à ce contrat. Des questions de droit applicable ne relevant pas de la présente chronique, étaient également soulevées. Sur la compétence, le juge espagnol posa une question préjudicielle ainsi libellée :

« 1) Dans les cas de contrats conclus par des consommateurs auxquels s’applique l’article 18, paragraphe 1, du [règlement Bruxelles I bis], est-il conforme à ce règlement de considérer que l’expression “l’autre partie au contrat” figurant à ladite disposition inclut uniquement la personne qui a signé le contrat, de telle sorte qu’elle ne peut pas inclure des personnes, physiques ou morales, autres que celles l’ayant effectivement signé ?

2) Au cas où il serait considéré que l’expression “l’autre partie au contrat” comprend uniquement la partie qui a effectivement signé le contrat, dans les cas de figure où tant le consommateur que “l’autre partie au contrat” sont domiciliés hors d’Espagne, est-il conforme à l’article 18, paragraphe 1, du [règlement Bruxelles I bis] de considérer que l’on ne saurait déterminer la compétence internationale des juridictions espagnoles au motif que le groupe d’entreprises auquel appartient “l’autre partie au contrat” comprend des sociétés domiciliées en Espagne qui n’ont pas participé à la signature du contrat ou qui ont signé d’autres contrats que celui dont la nullité est demandée ?

3) Dans l’hypothèse où “l’autre partie au contrat”, visée à l’article 18, paragraphe 1, du [règlement Bruxelles I bis], établit qu’elle est domiciliée au Royaume-Uni conformément à l’article 63, paragraphe 2, de ce règlement, est-il conforme à cette disposition de considérer que le domicile ainsi établi circonscrit le choix pouvant être exercé conformément à cet article 18, paragraphe 1 ? En outre, est-il conforme à cet article [63, paragraphe 2,] de considérer qu’il ne se limite pas à établir une simple “présomption de fait”, que cette présomption n’est pas renversée si « l’autre partie au contrat” exerce des activités hors du territoire où se trouve son domicile, et qu’il n’incombe pas à “l’autre partie au contrat » d’établir qu’il existe une correspondance entre son domicile tel que déterminé conformément [audit article 63, paragraphe 2,] et le lieu où elle exerce ses activités ? ».

Les actions ayant été introduites avant la fin de la période de transition prévue par l’accord de retrait, la solution était à rechercher au sein du Règlement européen.

Après avoir rappelé la finalité protectrice et le caractère dérogatoire des règles de compétence des articles 17 à 19, la Cour renvoie à la solution dégagée dans son arrêt « Primera Air Scandinavia » (CJUE, 26 mars 2020, aff. C‑215/18, Libue Králová c/ Primera Air Scandinavia A/S N° Lexbase : A24823K7)). Les parties au litige attraites sur le fondement de ces règles de compétence doivent être les parties au contrat. Ce qui implique la conclusion du contrat litigieux avec ses contradicteurs (Primera Air Scandinavia préc., pts 58 à 65). Il en résultait nécessairement l’exclusion des sociétés du groupes tierces au contrat.

L’appartenance à un même groupe ne suffit pas à étendre les règles dérogatoires de compétence. À l’appui de cette exclusion, la Cour rappelle l’inexistence d’un tel critère dans le texte. Seul l’article 17, 2) prévoit un critère alternatif de rattachement ne comprenant pas l’appartenance à un groupe de société. Elle ajoute qu’une solution contraire irait à l’encontre de l’objectif de prévisibilité (pts 56 et 57). La solution peut aisément se comprendre lorsque l’on sait les difficultés d’appréhension soulevées par la notion de groupe de sociétés. À un privilège étendu au bénéfice du consommateur, c’est la prévisibilité des fors compétents qui a été, et la solution s’entend, préférée. 

Quant à la domiciliation de l’autre partie, il est précisé, d’une part, que l’article 63, paragraphes 1 et 2, du règlement Bruxelles I bis doit être interprété en ce sens que la détermination, conformément à cette disposition, du domicile de l’« autre partie au contrat », au sens de l’article 18, paragraphe 1, de ce règlement, ne constitue pas une limitation du choix pouvant être exercé par le consommateur. Dis autrement, l’article 63 n’établissant aucune hiérarchie entre les trois critères qu’il vise, il appartient au consommateur de choisir parmi ces derniers afin de déterminer la juridiction compétente conformément à l’article 18, paragraphe 1. D’autre part, de façon prévisible, il est répondu que les précisions apparaissant à l’article 63, 2) concernant le siège statutaire, ne sont pas de simples présomptions. La preuve contraire n’est donc pas admise (pts 62 à 67).

5) Bail d’immeuble – Compétence exclusive – Contrat complexe (non)

L’exclusivité suppose la simplicité ! Résulte de l’article 24, 1) la compétence exclusive, sans considération du domicile des parties, des juridictions de l’État membre où l’immeuble loué est situé. Qu’en est‑il lorsque la location comprend d’autres prestations ? Dans la présente espèce, une personne domiciliée en Allemagne avait loué un bungalow au Pays-Bas, pour la période allant du 31 décembre 2020 au 4 janvier 2021 pour un groupe de neuf personnes, provenant de plus de deux foyers familiaux différents. Or intervint la pandémie, limitant selon la législation néerlandaise l’accueil d’une seule famille et au maximum deux personnes d’un autre foyer familial.  Le séjour n’ayant pas été effectué, un remboursement partiel intervint. À l’assignation de la société néerlandaise introduite devant une juridiction allemande, fut opposée une exception d’incompétence au titre de la compétence exclusive des juridictions néerlandaises. La juridiction d’appel saisit la Cour de justice d’une question préjudicielle, en demandant si le contrat en question devait être qualifié de contrat complexe, faisant échec au mécanisme de la compétence exclusive invoquée. Elle précisait que les prestations supplémentaires envisageables en l’occurrence sont l’offre, sur la page Internet de la défenderesse au principal, d’une variété de bungalows, équipés de manière différente, la réservation du bungalow pour le client, l’accueil sur place de ce dernier avec la remise des clés, la fourniture de linge de lit et la réalisation d’un nettoyage en fin de séjour. Mais surtout elle faisait état d’une divergence entre la position d’une partie de la doctrine considérant que des prestations accessoires mineures telles que l’entretien du bien concerné ou le nettoyage de celui-ci, la fourniture de linge de lit ou l’accueil sur place du client revêtiraient une « moindre importance », de sorte qu’il ne serait pas certain qu’elles suffisent pour retenir l’existence d’un contrat complexe, et la position adoptée par la Cour fédérale de justice. Selon cette dernière juridiction, la qualification d’un contrat au sens du texte invoqué dépend de la question de savoir si l’organisateur professionnel de voyages s’engage lui-même à mettre à disposition l’usage d’un logement dont il n’est pas le propriétaire. Dans une telle situation, cette disposition ne serait pas applicable. En revanche, si cet organisateur professionnel de voyages n’intervient qu’en tant qu’intermédiaire à un bail conclu avec le propriétaire de ce logement, ladite disposition serait applicable. En substance il s’agissait de connaître les critères de qualification d’un contrat complexe.

Classiquement, la Cour rappelle le caractère dérogatoire et donc limitatif de cette disposition. Elle poursuit, en rappelant aussi qu’elle avait déjà jugé que devait être qualifié de contrat complexe, celui portant, outre la location, sur un ensemble de prestations de service telles que des informations, la réservation du voyage et l’accueil sur place (CJUE, 26 février 1992, aff. C-280/90, Elisabeth Hacker c/ Euro-Relais GmbH N° Lexbase : A9375AUR, pts 3, 14 et 15). Résulte des solutions antérieurement rendues, la nécessité d’une appréciation de la relation contractuelle concernée « dans son ensemble et dans son contexte » (pt 34) pour la qualification d’un contrat portant sur un ensemble de prestations de service.

Comment y procéder ? La juridiction nationale, car c’est à elle qu’il reviendra de qualifier le contrat, devra en premier lieu, examiner si les prestations de services supplémentaires concernées, fournies en plus de la cession de l’usage du logement de vacances qui fait l’objet de ce contrat, confèrent audit contrat un caractère complexe (pt 38). Tel serait notamment le cas lorsque ces services sont proposés contre un prix global dans les mêmes conditions que ceux offerts aux clients d’un complexe hôtelier échappant à l’application de l’article 24, point 1, premier alinéa. En revanche, une prestation accessoire n’influera pas nécessairement sur la qualification. Il conviendra en effet de l’analyser dans son contexte. Les prestations de nettoyage en fin de séjour et de mise à disposition de linge ne permettent pas en soi une requalification du contrat. Tel n’est pas le cas des services d’information et de conseil, de réservation et d’accueil qui font partie, avec la cession de l’usage, de l’offre proposée par un professionnel de tourisme contre un prix global constituant des services qui sont généralement fournis dans le cadre d’un contrat complexe d’organisation de séjour (pts 40 et 41). En second lieu, la juridiction de renvoi devra également examiner en quelle qualité l’organisateur de voyages concerné intervient dans la relation contractuelle. Ainsi, s’il le fait en tant que professionnel du tourisme et propose, dans le cadre d’un séjour organisé, la mise à disposition de services supplémentaires en considération desquels l’offre est acceptée, une telle circonstance peut constituer un indice de la nature complexe de ce contrat (pts 42 et 43). En l’occurrence, la proposition d’une location d’une offre de séjour dans un parc de vacances, contre un prix global reflétait l’importance de l’ensemble des prestations proposées dans le parc. Ce qui, selon la Cour, milite en la faveur de l’exclusion du contrat du champ d’application de la compétence exclusive.

C. Règlement CE no 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 - Bruxelles II bis

1) Compétence en matière de responsabilité parentale – Déplacement illicite – Convention de La Haye du 25 octobre 1980

De façon tristement habituelle, les saisines des juridictions de différents États ont été multipliées dans cette affaire où la mère slovaque avait déplacé les enfants d’Autriche où ils résidaient, en Slovaquie, sans l’accord du père. Il y a lieu de relever que ces derniers, quoique domiciliés en Autriche, étaient scolarisés en Slovaquie où ils se rendaient quotidiennement, et qu’ils ne maîtrisaient pas la langue allemande. Le juge autrichien va poser deux questions portant sur la mise en œuvre du renvoi régi par de l’article 15 du Règlement.

D’une part, la question était de savoir si le juge compétent au fond pouvait demander à la juridiction d’un autre État membre avec lequel l’enfant a un lien particulier qu’il estime mieux placée pour connaître de l’affaire, d’exercer sa compétence, même lorsque l’enfant a acquis sa résidence habituelle sur le territoire de cet autre État membre en raison d’un déplacement illicite. En somme, il s’agissait de savoir si la juridiction compétente au titre de l’article 10 qui consacre sous diverses conditions la compétence des juridictions de l'État membre dans lequel l'enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour illicites, pouvait user de la faculté de renvoi à une juridiction mieux placée pour connaître de l'affaire posée par l’article 15, 1).

La Cour, après avoir relevé l’absence d’exclusion, considère, à juste titre, que dans une telle hypothèse, l’État membre avec lequel l’enfant aura un lien particulier sera le plus souvent celui sur le territoire duquel il a été déplacé illicitement. Partant, exclure que cet article 15 s’applique dans cette situation priverait d’une grande partie de son effectivité la faculté dont une juridiction compétente pour statuer sur le fond au titre de l’article 10 dudit règlement dispose, en vertu de l’article 15, de demander le renvoi de l’affaire à une juridiction d’un autre État membre mieux placée pour en connaître (pt 44). Elle poursuit en rappelant l’exigence de prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour en déduire que le renvoi doit être motivé par cette considération. Ainsi, si la juridiction compétente au fond parvient à la conclusion que le renvoi de l’affaire à une juridiction d’un autre État membre est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant, elle ne devra pas y procéder (pts 45 à 50). Enfin, elle précise qu’est sans incidence le fait que la juridiction vers laquelle l’affaire pourrait être renvoyée ait ordonné des mesures provisoires par application de l’article 20, puisque ce texte n’attribue pas compétence au fond. Cette précision est apportée, pour distinguer le présent cas de celui où les juridictions saisies des deux États membres seraient compétentes au fond, auquel cas le renvoi au titre de l’article 15 est exclu (CJUE, 4 octobre 2018, aff. C-478/17, IQ c/ JP N° Lexbase : A5568YEX).

D’autre part, il était demandé si les trois conditions posées par l’article 15 (l’existence d’un lien particulier entre l’enfant et l’autre État membre, que la juridiction de ce dernier soit mieux placée pour connaître de l’affaire, et que le renvoi serve l’intérêt supérieur de l’enfant, en ce sens qu’il ne risque pas de préjudicier à sa situation) se suffisaient à elles‑mêmes ou s’il y avait lieu de tenir compte de circonstances telles que, et c’était le cas ici, l’existence d’une procédure de retour de l’enfant engagée en vertu de l’article 8 de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 et qui n’a encore fait l’objet d’aucune décision définitive. La réponse apportée est nuancée. La Cour considère que l’existence d’une demande de retour fondée sur la Convention de La Haye de 1980, n’ayant pas fait l’objet d’une décision définitive dans l’État membre dans lequel l’enfant concerné a été déplacé illicitement par l’un de ses parents, ne saurait faire obstacle, en tant que telle, à ce que soit exercée la faculté de demander le renvoi prévu à l’article 15. Mais ce, avant de préciser que cette circonstance doit cependant être prise en compte par la juridiction compétente pour déterminer si les trois conditions requises par cette disposition pour procéder au renvoi de l’affaire à une juridiction de l’autre État membre sont satisfaites (pt 59). L’existence de la procédure n’a pas à être prise en compte en soi, comme élément exogène s’ajoutant au respect du régime de l’article 15, mais elle ne saurait pour autant être ignorée puisqu’il y a lieu de l’intégrer dans les conditions de mise en œuvre de la faculté de renvoi.

La Cour expose, pour finir, la méthode de cette prise en compte. On en retiendra, sans être exhaustif, d’une part, que la juridiction qui envisage de procéder à un tel renvoi doit s’assurer que celui-ci est de nature à apporter une valeur ajoutée réelle et concrète pour l’adoption d’une décision relative à l’enfant, par rapport à l’hypothèse de son maintien devant elle. Dans ce cadre, elle peut tenir compte, entre autres éléments, des règles de procédure de l’autre État membre, telles que celles applicables à la collecte des preuves nécessaires au traitement de l’affaire. En revanche, la juridiction compétente ne devrait pas prendre en considération, au titre d’une telle évaluation, le droit matériel de cet autre État membre devant être appliqué par la juridiction de ce dernier, dans l’hypothèse où l’affaire lui serait renvoyée (pt 63). Il est ajouté que le fait que la juridiction vers laquelle le renvoi est envisagé ait rendu des mesures provisoires, est un élément à prendre en compte, à la lumière des éléments portés à sa connaissance par les intéressés : ladite juridiction peut être mieux à même d’appréhender l’ensemble des circonstances factuelles entourant la vie et les besoins de l’enfant concerné et de prendre, compte tenu du critère de proximité, les décisions appropriées à son égard (pt 66). Sur le terrain des délais, il est ajouté que lorsqu’une demande de retour fondée sur les stipulations de la convention de La Haye de 1980 a été introduite auprès des autorités compétentes de l’État membre dans lequel l’enfant concerné a été déplacé illicitement, aucune juridiction de cet État membre ne saurait être considérée comme étant la « mieux placée » pour connaître de l’affaire, au sens de l’article 15, avant que le délai de six semaines, prévu à l’article 11 de cette convention et à l’article 11 de ce Règlement, ne soit écoulé. En outre, le retard substantiel pris par les juridictions dudit État membre pour statuer sur cette demande de retour est susceptible de constituer un élément en défaveur du constat selon lequel ces juridictions seraient mieux placées pour statuer sur le fond du droit de garde (pt 67).

D’autre part, et la précision est d’importance, même s’il ne s’agit que d’un élément parmi d’autres. L’intérêt du parent privé illicitement de ses enfants doit être pris en compte. En effet, lorsque le renvoi prévu à l’article 15, risque, de manière manifeste, de priver le parent demandant le retour de l’enfant de la possibilité de faire valoir ses arguments d’une façon effective devant la juridiction vers laquelle il est envisagé d’effectuer ce renvoi, ce risque ferait obstacle au constat selon lequel cette juridiction serait « mieux placée » pour connaître de l’affaire. La privation illicite d’un parent de ses enfants est un élément à prendre en compte, ce qui est bien souvent oublié.

2) Résidence habituelle – Notion de « habituelle »

La résidence habituelle nourrit encore bien des interrogations. Un ressortissant allemand et une ressortissante polonaise s’étaient mariés en Pologne où ils vécurent avec leurs enfants jusqu’au mois de juin 2012. Le 27 octobre 2013, l’époux engageant une procédure de divorce devant une juridiction allemande, faisant valoir qu’il s’y était établi. L’épouse opposa une exception d’incompétence soutenant que son conjoint avait conservé une résidence habituelle en Pologne durant la majeure partie de l’année 2013. La demande de l’époux est rejetée, la solution est maintenue en appel au motif qu’il n’avait pas démontré qu’il justifiait d’une telle résidence habituelle en Allemagne tout au long des six mois précédant cette date. Ce n’est plus ici la question de l’existence d’un domicile habituel dans un autre État qui fonde la solution, mais le défaut de preuve de l’existence d’un tel domicile sur le territoire de l’État de la juridiction saisie pendant six mois. La Cour fédérale de justice posa alors, en 2022, la question préjudicielle suivante :

« Le délai d’attente d’un an ou de six mois, prévu à l’article 3, paragraphe 1, sous a), cinquième et sixième tirets, du Règlement (CE) no 2201/2003, dit "Bruxelles II bis" N° Lexbase : L0159DYK, ne commence‑t-il à courir pour le demandeur qu’à partir du moment où [ce dernier] justifie de sa résidence habituelle dans l’État membre de la juridiction saisie, ou suffit-il à cet effet qu’il existe, au point de départ dudit délai, une résidence simple du demandeur dans l’État de la juridiction saisie et que cette résidence acquière un caractère habituel seulement au cours du délai précédant l’introduction de la demande de divorce ? ».

La réponse à cette question ne peut se faire, comme le rappelle justement la Cour de justice, qu’en tenant compte des impératifs et de l’équilibre à assurer entre la mobilité des personnes à l’intérieur de l’Union européenne, notamment en protégeant les droits du conjoint qui a quitté l’État membre de la résidence habituelle commune, et, d’autre part, la sécurité juridique, en particulier celle de l’autre conjoint. Ce qui avait déjà conduit à rejeter l’assimilation de la simple résidence, à la résidence habituelle (CJUE, 25 novembre 2021, aff. C‑289/20, IB N° Lexbase : A92757CI, pt 46). L’absence, dans le Règlement d’une définition ou d’un renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer le sens et la portée de la notion de « résidence habituelle » et, en particulier, de celle de « résidence », impose la recherche d’une interprétation autonome et uniforme, en tenant compte du libellé et du contexte des dispositions mentionnant celles-ci ainsi que des objectifs de ce règlement (pt 26). Le libellé n’exclut pas la possibilité d’une résidence qui ne serait devenue habituelle qu’au courant du délai en question. Le contexte conduit cependant à un résultat inverse. En effet, il n’y a pas lieu de retenir une interprétation différente de la résidence au sein de la même disposition. Or l’article 3, paragraphe 1, sous a), deuxième tiret, retient la compétence de la juridiction de l’État membre sur le territoire duquel se trouve la dernière résidence habituelle des époux dans la mesure où l'un d'eux y réside encore. La Cour relève que l’usage de l’expression « y réside encore », figure dans les versions de cette disposition établies dans les langues officielles de l’Union au moment de l’adoption de ce même règlement, à l’exception de la version en langue allemande, implique un lien de continuité temporelle entre cette résidence et la « dernière résidence habituelle des époux ». L’époux étant resté sur le territoire de l’État membre concerné, y conserve sa propre résidence habituelle, sans que cela soit infirmé par la version en langue allemande de ladite disposition (pt 30 et 31). Une autre lecture, permettant de retenir le lieu de la résidence devenue habituelle en cours de délai, ne saurait garantir la sécurité juridique (pt 32).

Il est vrai qu’une installation à titre habituel au lieu d’une simple résidence, pourrait ouvrir la porte à un dévoiement du critère de compétence. L’exigence d’une résidence habituelle depuis au moins six mois immédiatement avant l’introduction de la demande, ne constitue pas, en outre, une charge disproportionnée supportée par le demandeur de nature à le dissuader de se fonder sur ce critère de compétence (pt 36). La Cour en déduit que l’époux qui entend se prévaloir de cette disposition doit nécessairement justifier d’une résidence habituelle dans l’État membre de la juridiction saisie dès le début de la période minimale de six mois.

Il faudra donc veiller à vérifier la durée écoulée depuis l’établissement dans la résidence devenue habituelle, avant de saisir le juge.

3) Saisine de la juridiction – Signification – Négligences (non)

Aux termes de l’article 8, 1) de ce texte « Les juridictions d'un État membre sont compétentes en matière de responsabilité parentale à l'égard d'un enfant qui réside habituellement dans cet État membre au moment où la juridiction est saisie ». Nul besoin de s’interroger sur le moment de cette saisine, puisque l’article 16 y répond et précise en son 1), a) qu’ « une juridiction est réputée saisie:

a) à la date à laquelle l'acte introductif d'instance ou un acte équivalent est déposé auprès de la juridiction, à condition que le demandeur n'ait pas négligé par la suite de prendre les mesures qu'il était tenu de prendre pour que l'acte soit notifié ou signifié au défendeur ».

En l’espèce, l’époux avait déposé une requête le 28 mai 2019, à fin de saisine du juge aux affaires familiales du tribunal judiciaire de Nantes pour qu’il statue sur les modalités d'exercice de l'autorité parentale. Le 17 mars 2020, l’épouse saisit une juridiction allemande aux mêmes fins. Pour vérifier si la résidence habituelle de l’enfant se situait en France au moment de la saisine de la juridiction française, les juges du fond se placèrent non à la date du dépôt de la requête, mais à celle de l’assignation de l’épouse. Ce, au motif que le demandeur avait commis de graves négligences en s'abstenant d'aviser le greffe en temps utile de la nouvelle adresse de son épouse en Allemagne et d'informer celle-ci de la procédure en cours avant l'assignation qu'il lui a fait délivrer le 18 septembre 2020. Or la signification était bien intervenue, appelant alors la prise en compte de la date du dépôt de la requête comme acte introductif d’instance. À ce titre, l’arrêt déféré est cassé sans ménagement pour violation de la loi. La Cour de cassation considère également qu’en l'absence de doute raisonnable quant à l'interprétation du droit de l'Union européenne, il n'y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle. C’est l’absence d’information de la partie adverse qui est à retenir, et non les seuls retards.

D. Règlement UE n° 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 – Insolvabilité

1) Extension de procédure – Centre des intérêts principaux – Confusion de patrimoine

L’arrêt sous commentaire fait une stricte application de solutions déjà dégagées, qu’il convenait de transposer. La Cour de cassation rappelle, d’abord, que le précédent Règlement (no 1346/2000 du Conseil du 29 mai 2000, relatif aux procédures d'insolvabilité N° Lexbase : L6914AUM) ne contenait pas de règle de compétence se référant expressément à l'extension, au motif d'une confusion des patrimoines, d'une procédure d'insolvabilité ouverte dans un État membre à une société dont le siège statutaire est situé dans un autre État membre. La Cour de justice, saisie par la Cour de cassation française avait posé que « doit être interprété en ce sens que dans l'hypothèse où une société, dont le siège statutaire est situé sur le territoire d'un État membre, est visée par une action tendant à lui étendre les effets d'une procédure d'insolvabilité ouverte dans un autre État membre à l'encontre d'une autre société établie sur le territoire de ce dernier État, la seule constatation de la confusion des patrimoines de ces sociétés ne suffit pas à démontrer que le centre des intérêts principaux de la société visée par ladite action se trouve également dans ce dernier État. Il est nécessaire, pour renverser la présomption selon laquelle ce centre se trouve au lieu du siège statutaire, qu'une appréciation globale de l'ensemble des éléments pertinents permette d'établir que, de manière vérifiable par les tiers, le centre effectif de direction et de contrôle de la société visée par l'action aux fins d'extension se situe dans l'État membre où a été ouverte la procédure d'insolvabilité initiale » (CJUE, 15 décembre 2011, aff. C-191/10, Rastelli Davide e C. Snc c/ Jean-Charles Hidoux, agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Médiasucre international N° Lexbase : A2893H8N).

En l’absence de règle de compétence en la matière dans le Règlement de 2015, il y avait lieu de transposer la même solution. Or les juges du fond s’étaient limités à la caractérisation d’une confusion de patrimoine, élément insuffisant à l’établissement du lieu du centre des intérêts principaux. C’est ce que relève la Cour de cassation avant de rappeler qu’il faut, reprenant la formule de l’arrêt de la Cour de justice, procéder à une appréciation globale de l'ensemble des éléments pertinents permettant d'établir que, de manière vérifiable par les tiers, le centre effectif de direction et de contrôle de la société se trouvait en France et non au lieu de son siège statutaire en Allemagne. Elle précise en outre, que le juge doit procéder d’office à la vérification de sa compétence. Si l’extension de procédure souffrait d’un manque de base légale, l’extension d’interprétation d’un Règlement à un autre est d’une parfaite rectitude juridique.

S.H.

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