Lexbase Contentieux et Recouvrement n°5 du 29 mars 2024 : Commissaires de justice

[Chronique] Le jour où : j’ai réalisé mon premier constat par drone

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par Jérémie Bouveret, Commissaire de justice

le 26 Avril 2024

« I believe I can fly ». C’est avec ce petit air en tête que depuis plusieurs années je rêvais d’associer à l’exercice de mon métier d’huissier de justice un outil technologique supplémentaire : le drone. Persuadé que dans de nombreuses situations son utilisation se révèlerait être d’une aide précieuse pour la réalisation de constats. J’étais également convaincu que l’huissier de justice doit contrôler autant qu’il le peut les outils qu’il utilise lors de ses constatations : il sait réaliser des constats photos et vidéos sans faire appel à un photographe ou un vidéaste, il réalise des constats internet sans faire appel à un informaticien, alors pourquoi devrait-il faire appel à un télépilote ? Le sapiteur ne devrait intervenir à ses côtés que lorsque l’homme de loi n’est pas en mesure de maîtriser et connaitre les règles de l’homme de l’art.

Toutefois, l’apprentissage de ce nouvel outil a nécessité de s’affranchir des craintes qui entourent l’usage de tout appareil dont la maîtrise nous semble réservée à d’autres, plus spécialistes que nous ne le sommes en matière technologique. Tout comme le conducteur d’un véhicule lors de sa première conduite, le seul moyen de faire tomber cette barrière, est de se former. Pour cela, il a fallu découvrir des termes aéronautiques et acquérir des notions bien éloignées des domaines juridiques de prédilection d’un commissaire de justice, celles du droit aérien. Il fallut donc apprendre à maîtriser le drone par le biais d’une formation pratique, et engranger les connaissances théoriques, menant à l’examen final. C’est donc code et conduite obligatoire même en matière de drone !

À l’issue de la formation, je peux assurer que si celle-ci est obligatoire pour exercer une activité professionnelle de télépilote, c’est qu’elle est une réelle nécessité pour le télépilote en devenir et pour les tiers qui l’approcheront lors de ses vols. Le « geek » qui a acquis un drone pour son loisir n’est pas le télépilote professionnel qui assure des vols sécurisés. L’un n’empêchant pas d’être l’autre, mais le premier ne remplaçant pas le second.

Un point commun entre l’activité de commissaire de justice et celle de télépilote m’apparut lors de cet apprentissage, la sécurité : juridique pour le premier, et aérienne pour le second.

Et c’est ainsi, après plusieurs mois de formation, alors que je passais à peine le cap de la transformation de l’huissier de justice en Commissaire de justice par une formation passerelle, que je devenais dans le même temps télépilote par une formation « passer’aile ».

Puis, un début de janvier, si j'ai bien su compter, alors tout fraichement formé, et diplômé de l’examen de télépilote, l’envie de mettre à profit mon nouvel appareil photo avec des ailes (ou des hélices plus exactement), se faisait pressante. Équipé d’un aéronef tout juste sorti de sa boite, il ne me manquait plus que « la » situation adéquate. En effet, savoir piloter et posséder un drone ne doit pas faire oublier au commissaire de justice que son utilisation doit répondre à un besoin, et apporter une qualité supplémentaire pour illustrer les mots du procès-verbal de constat. Il ne s’agit pas de l’utiliser là où les circonstances ne l’exigent pas, ne le permettent pas, et s’il n’apporte pas de plus-value au procès-verbal.

Et enfin, il arriva. Le dossier qui débarque pour ouvrir en grand les hélices de mon nouvel outil. « Le » dossier où le drone devient non plus nécessaire, mais indispensable. Alors, que je recevais à peine l’original de mon diplôme de télépilote, mon étude se voyait confier un procès-verbal descriptif dans le cadre d’une procédure de saisie immobilière. Les professionnels qui pratiquent la saisie immobilière s’étonneront certainement que je puisse considérer le drone comme indispensable dans cette matière où la description du bien se fait surtout en intérieur. Or, l’affaire était d’une complexité qui met le praticien au défi de réaliser un acte de procédure dans des conditions l’empêchant de procéder. Ce type de dossier où tout semble fait pour vous empêcher d’instrumenter, tant les textes ne prévoient pas cette exception.

Dans ce dossier, le prêt bancaire impayé avait entrainé la procédure de saisie immobilière. Et s’il était impayé, c’était en grande partie, car l’acheteur du bien, et débiteur du créancier poursuivant avait intenté une action en annulation de la vente du bien, qui complexifiait un peu plus la procédure. La raison de l'action en nullité: la maison était frappée d’un arrêté de péril. La municipalité ayant considéré qu’elle présentait un caractère de dangerosité, son accès était donc interdit. Ma mission visant à pénétrer dans les lieux pour les décrire, me risquer à pareille manœuvre avec l’assistance de témoins, d’un serrurier et d’un diagnostiqueur, comme il est habituel de procéder, entrainerait naturellement un risque juridique pour la procédure, et sécuritaire autant pour moi que pour mes accompagnants.

Les textes ne prévoyant pas le cas d’un bien immobilier inaccessible, la vente devait se poursuivre, et il était nécessaire, ne serait-ce que pour fixer la mise à prix, et donner un aperçu des lieux au juge de l’exécution et aux hypothétiques acquéreurs, de réaliser le procès-verbal. Depuis la voie publique, ou les champs avoisinants - dont il m’aurait fallu identifier les propriétaires pour être autorisé à les traverser, s’agissant de propriétés privées – la maison n’était pas visible, d’immenses haies et plantations obstruant la vue sur le bien.

La solution était donc toute trouvée : activer les rotors et survoler la propriété pour procéder à une description. Proposition faite à l’avocat en charge du dossier qui trouva qu’il s’agissait d’une bonne idée. Je lançais donc ma demande d’autorisation de vol et préparais ma mission.

Sur place, je retrouvais l’édile de la commune, que j’avais sollicité pour m’assister en sa double qualité :

  • celle de personne autorisée à accompagner le commissaire de justice qui pénètre chez un tiers conformément à l’article L. 142-1 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L5822IR3. Car, même s’il s’agit d’un survol, et que la maison est inoccupée, il n’est jamais inutile de se prémunir de contestation sur la notion de pénétration dans un domicile ;
  • celle de signataire de l’arrêté de péril, devant veiller à son respect depuis la voie publique,

Depuis la voie publque, je faisais donc décoller mon aéronef pour ma première mission de constat avec cet engin qui me permit de décrire avec précision l’état de la parcelle, des façades, de la toiture et de la piscine couverte… qui d’après la légende locale, était le lieu d’entrainement d’une championne de natation, ancienne propriétaire de la maison, qui pouvait ainsi s’adonner à sa passion été comme hiver.

Une fois ma mission accomplie, et le procès-verbal dressé, la vente se poursuivit, et j’ai eu l’agréable surprise de constater que les quelques potentiels adjudicataires intéressés qui se présentèrent lors de la « visite » de la maison depuis la voie publique (arrêté de péril obligeant), avaient tous pris connaissance de mon procès-verbal joint aux cahiers des conditions de vente.

Résultat des opérations : maison adjugée et une zone de turbulence juridique traversée sans encombre. Cette expérience a confirmé que l'utilisation du drone, loin d'être un simple « gadget », peut être un outil indispensable pour un commissaire de justice, s'il sait l'adapter aux difficultés matérielles et juridiques de son exercice.

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