La lettre juridique n°976 du 7 mars 2024 : Éditorial

[A la une] Sur les épaules d’un géant

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par Dr Nicolas Catelan, Maître de conférences à l'Université Paris Cité, Directeur ajoint de l'IEJ

le 07 Mars 2024

2024 devait être l’occasion de célébrer le trentième anniversaire de l’entrée en vigueur du Code pénal. La fin de l’hiver charrie plutôt son lot d’amertume puisque nous pleurons la mort de celui qui fut un de ses principaux architectes en relançant son processus d’adoption dans les années 1980. Il ne fut pas aisé de sortir de l’ornière le projet de Code pénal (réforme envisagée dès les années 1930 avec la Commission Matter...) mais, à dire vrai, Robert Badinter n’était pas de ceux qui se confrontaient aux épreuves faciles. Son histoire restera éternellement marquée par des combats que beaucoup croyaient perdus d’avance donc inutiles à mener : abolition de la peine de mort, suppression de la Cour de sureté de l’État, alignement de l’atteinte homosexuelle sur l’atteinte hétérosexuelle, Cour pénale internationale…

Alors que nous devions fêter en grande pompe l’anniversaire du Code qui guide la plume de tous les pénalistes, nous nous retrouvons, bien malgré nous, à honorer la mémoire de celui dont l’humanité et les combats républicains devraient guider l’esprit de tous les juristes.

À 30 ans, le Code pénal est déjà orphelin et à dire vrai de nombreux pénalistes le sont un peu désormais. Nul ne doute de la postérité de celui qui a tant fait pour sortir la justice pénale des ténèbres de la peine de mort. Son souvenir dépassera à n’en pas douter celui du Code qui, comme toute norme, est voué à disparaître pour être remplacé par de nouvelles dispositions souvent portées par l’hubris de ceux qui ignorent qu’on ne choisit pas sa destinée ; on la construit à travers des choix toujours difficiles et des combats souvent homériques.  Non car on souhaite marquer l’histoire, mais car on sait que l’histoire doit changer.

Robert Badinter confessait, en privé, qu’en quittant le ministère de la Justice, il avait emporté avec lui un regret : n’avoir pu améliorer le sort des prisonniers. Ne parvenant à remporter les arbitrages décisifs avec Bercy il dut se résoudre à laisser croupir en prison ceux, qui privés de jure de leur seule liberté, sont le plus souvent de facto privés également de dignité. Le fait que la prison demeure l’étalon du Code et des sanctions démontre que la tâche sera d’ampleur pour celui qui désirera à terme s’attaquer à la question carcérale. Il est vrai qu’un tel projet ne rendra pas populaire dans les urnes. Robert Badinter était de ceux qui mènent des réformes non car on espère capitaliser politiquement sur leur adoption mais bien car elles doivent être menées. On se remémorera sans doute longtemps la phrase qu’il prononça devant le CNB durant une campagne présidentielle : « la France n’est pas la patrie des droits de l’homme mais la patrie de la Déclaration des droits de l’homme ». Nul homme ne sait mieux que lui la difficulté à transcrire les principes juridiques en réalités politiques. Il n’ignorait pas non plus avec quelle improbité certaines réformes pouvaient être menées. Alors qu’une ministre de la justice annonçait une énième réforme de l’Ordonnance du 2 février 1945 au nom de l’inadaptation de ce bateau de Thésée à la délinquance juvénile du XXIe siècle, il dénonça l’outrecuidance de ceux qui osaient comparer les enfants de 2007 avec ceux qui sortaient du plus grand conflit mondial, avaient connu les horreurs nazies et, pour certains, participé au prix de leur sang à l’œuvre de la Résistance...

Robert Badinter n’était pas qu’avocat, ministre de la Justice, président du Conseil constitutionnel ou encore sénateur. Il fut également Professeur. Ceux qui ont eu la chance de l’avoir comme enseignant savent avec quelle délicatesse celui-ci présentait ses raisonnements sans jamais chercher à les imposer ; ceux qui l’ont lu savent quelle rigueur présidait à ses démonstrations. Ceux qui l’ont côtoyé à l’Université savent avec quelles humanité et bienveillance il appréhendait ses pairs. Tous connaissaient sa passion sans limite pour la vertu de justice.

En ce mois de février 2024, alors que vient de nous quitter celui qui a eu l’honneur, au nom du Gouvernement de la République, de demander au Parlement l’abolition de la peine de mort, il est possible de surmonter notre tristesse en honorant celui qui a tant légué à notre pays, et au-delà.

L’œuvre de Robert Badinter nous oblige mais elle nous guide également. Lorsque le chemin nous paraît trop escarpé, quand l’objectif paraît inaccessible, rappelons-nous ce qu’un seul homme a su accomplir en une vie. 1000 de nos existences ne suffiront sans doute pas à égaler ses réussites mais le combat, lui, en vaudra toujours la peine. Comme l’écrit si bien à la fin du plus grand ouvrage sur la prison celui qui aimait croiser le fer intellectuel avec Robert Badinter : « il faut entendre le grondement de la bataille » [1]. Si la question carcérale a été, de son aveu-même, son échec, notre génération ne s’enorgueillira que le jour où elle aura achevé le plus humaniste, donc le plus difficile, des projets. Relater les exploits du Président Badinter ne suffira pas à honorer sa mémoire. Pour avoir la prétention d’y parvenir, reprenons là où son œuvre s’est arrêtée alors qu’il quittait la place Vendôme. Et n’ayons pas peur : à nos côtés, pour nous montrer le chemin, se trouve le plus grand ministre de la Justice que la France ait connu.

Voir plus loin en se tenant sur les épaules des géants.

[1]M. Foucault, Surveiller et punir – Naissance de la prison, 1975, Flammarion.

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